Acte 1 : Yves Thréard sur Europe 1 le 30 novembre [1]
Magistralement mis en « selle » par Samuel Étienne – « Revenons en France, maintenant. Fonctionnaires : les chiffres qui donnent raison à Fillon, Yves, c’est le thème de votre édito ce matin », le sémillant serviteur des employeurs opprimés, s’époumone : « Oui, dans les communes, les départements et les régions, le taux d’absentéisme des fonctionnaires territoriaux a augmenté de 9,3% entre 2014 et 2015 pour arrêt maladie ». Notons ici que l’éditorialiste, tout à sa volonté d’accabler les fonctionnaires, s’emmêle dans les chiffres : l’étude de Sofaxis indique que « le taux d’absentéisme […] augmente de 6 % entre 2014 et 2015 » (page 7), alors que les 9,3% correspondent au taux d’absentéisme lui-même. On regrettera cette « erreur » malencontreuse sur laquelle repose l’essentiel de la démonstration du plumitif du Figaro… Et Yves Thréard de poursuivre : « Soit plus de 9 jours sur 100 de perdus, C’est précisément l’année où le gouvernement socialiste a supprimé le jour de carence [2] qui empêchait, dans la fonction publique, d’être payé le premier jour d’un arrêt maladie. Comme quoi… »
Sans le revendiquer explicitement, mais en le suggérant lourdement, Yves Thréard recommande donc à son « poulain » pour 2017 de rétablir le jour de carence dès son « triomphe » consommé [3] et de ne surtout « pas mollir s’il veut tenir sa promesse de purge des effectifs] pendant la campagne car il s’attaque là à une citadelle » – preuve en est, « déjà les syndicats haussent le ton et montrent leurs muscles. »
Pour achever de convaincre les auditeurs de cette absolue nécessité, Yves Thréard complète son propos par « deux autres indications intéressantes », dont celle-ci : « L’absentéisme est deux fois plus élevé chez les agents titulaires que chez les contractuels ».
Yves Thréard semble là encore réécrire le rapport à sa guise : nous avons en effet épluché l’étude et le seul propos se rapprochant des élucubrations de l’éditorialiste est le suivant : « Dans les collectivités de 21 à 30 agents titulaires, ceux qui s’absentent au moins une fois dans l’année sont plus de deux fois plus nombreux en maladie ordinaire que dans les collectivités employant moins de 10 agents. » C’est la seule fois où l’on retrouve à la fois la mention des « agents titulaires » et d’absences « deux fois plus nombreuses ». On est là encore assez loin du propos d’Yves Thréard qui, s’il a trouvé ce chiffre ailleurs, oublie soigneusement de le mentionner.
Et, comme il faut à tout prix emporter le « morceau », l’éditocrate convoque enfin une autre comparaison, avec le secteur privé cette fois-ci, forcément défavorable aux fonctionnaires : « Qu’il s’agisse de la fonction publique d’État, hospitalière ou territoriale, selon une étude du ministère du Travail menée cette fois entre 2003 et 2011, l’absentéisme y est plus élevé que dans le privé ». Une affirmation qui, outre sa grande précision, prend là encore des libertés avec les rapports sur lesquelles elle s’appuie. Nous y reviendrons.
Le verdict est sans appel : les fonctionnaires territoriaux sont des tire-au-flanc, il convient de les mettre au pas et de les remettre au travail. Une « évidence » que nous interrogerons plus loin.
Acte 2 : François Lenglet (avec l’appui inconditionnel d’Yves Calvi) sur RTL le 1er décembre
Peut-être galvanisé par l’interprétation, la veille, de son confrère d’Europe 1, François Lenglet, est à l’unisson, même s’il ne réserve son opprobre – ce jour-là – qu’aux seuls fonctionnaires territoriaux : « Ce sont ceux qui travaillent dans les collectivités locales, comme les mairies par exemple ; eh bien, ils détiennent le record national des congés maladie. En 2015, on a enregistré 72 arrêts pour 100 agents employés. Ca veut dire que chaque jour, il y a neuf agents en maladie sur 100 employés […] C’est que nous apprend une étude du courtier en assurances Sofaxis. C’est évidemment considérable. C’est plus que dans le secteur privé, et c’est bien plus que dans la Fonction publique d’État, qui est la moins malade ».
Mais, ce qui n’était que suggéré en creux par Yves Thréard est asséné explicitement – moult rires moqueurs en primes – avec une morgue décuplée par l’éditorialiste qui reçoit alors le soutien inconditionnel de son « passeur de plats » :
– François Lenglet : « Il y a deux façons d’éviter les dérives : la première, c’est ce qu’on appelle une franchise. Quel que soit le risque assuré, on fait subir au bénéficiaire une petite perte pour le responsabiliser […] c’est-à-dire, une petite partie du coût qui reste à la charge de l’assuré, et qu’il peut assurer de son côté auprès du privé. L’autre solution, c’est le contrôle. Assurance intégrale d’accord, mais contrôle strict des prestations. C’est ce que font par exemple les pays du nord de l’Europe où l’assurance sociale est excellente […] En France, haut niveau de prestations, absence de contrôle, ça veut dire déresponsabilisation ».
– Yves Calvi : « Mais ça veut dire qu’il faudrait rétablir le jour de carence ? »
– François Lenglet : « Ben écoutez, à l’évidence oui. Ca permettrait, justement de responsabiliser davantage les fonctionnaires territoriaux ; ça serait aussi une mesure d’égalité par rapport au privé où il y a trois jours de carence et vis-à-vis des fonctionnaires de l’État, qui sont eux, plus scrupuleux ».
Nul besoin de s’étendre en longs commentaires, le verdict est là encore sans appel : les fonctionnaires territoriaux sont des tire-au-flanc, doublés d’irresponsables, il convient de les mettre au pas et de les remettre au travail. Une « évidence » que nous interrogerons plus loin.
Acte 3 : le 2 décembre à « C à dire » sur France 5, Axel de Tarlé passe les plats à Samuel-Frédéric Servière
Samuel-Frédéric Servière, représentant de l’Ifrap [4], « un club de réflexion libéral » dont l’animosité à l’égard des fonctionnaires n’a d’égale que son omniprésence médiatique, notamment par l’intermédiaire d’Agnès Verdier-Molinié, sa directrice » [5] récite sans sourciller la même partition qu’Yves Thréard et François Lenglet, avec la complicité active de son hôte, qui lui « passe les plats » sans soulever la moindre objection.
Axel de Tarlé devance même souvent les affirmations de Samuel-Frédéric Servière, comme en témoignent les interventions [6] de celui qui est pourtant supposé, d’après le site de « C à dire », « interroger chaque jour de manière incisive un invité choisi pour son point de vue sur l’actualité la plus chaude ».
– « Samuel-Frédéric Servière, vous êtes expert à la fondation IFRAP, c’est un club de réflexion libéral. Alors, le cabinet Sofaxis vient de publier des chiffres chocs sur l’absentéisme dans les collectivités locales, c’est-à-dire les mairies, les départements, les régions. Alors, plus 26 % en huit ans. Alors, Samuel-Frédéric Servière, comment expliquez cette envolée des congés maladie ? »
– « En 2014, que s’est-il passé ? On a supprimé le jour de carence, c’est-à-dire que quand vous êtes malade, vous n’êtes plus pénalisé, on ne vous retire plus un jour de salaire, comme c’était le cas auparavant. Est-ce que vous êtes en train de me dire en gros que maintenant, si on tombe malade, on est payé dès le premier jour, du coup, y a peut-être des gens qui ont des "maladies diplomatiques" le vendredi soir pour partir en week-end plus tôt ? »
– « Est-ce qu’on tombe plus malade dans les collectivités locales que dans les secteur privé ? Est-ce qu’on peut comparer, je sais pas si c’est comparable ? »
– « C’est deux fois plus [dans les collectivités locales]. »
– « Alors, pourquoi tombe-t-on deux fois plus malade dans les collectivités locales que dans le secteur privé ? »
– « On prend son jour maladie, c’est ça que vous voulez dire. »
– « Est-ce que ça veut dire qu’il y a une gestion laxiste des effectifs ? Faut bien préciser qu’on parle des collectivités locales ; je dis ça parce que pour les fonctionnaires d’État ou à l’hôpital, les études montrent là qu’on tombe pas plus malade que dans le privé, je crois. Enfin dites-moi si je me trompe, si ? »
– « On revient dans nos collectivités locales, les départements, les mairies, les hôtels de région etc., est-ce que vous diriez qu’il y a un peu de laxisme dans la gestion des effectifs, et qu’on a des maires au fond, qui ferment les yeux pour acheter la paix sociale, parce que c’est ça qui est en jeu ? »
– « Il y a cinq journées du maire » à Montpellier [en plus des congés classiques].
– [À la suite de l’affirmation de son invité sur un bien moindre absentéisme des contractuels par rapport aux fonctionnaires :] « Tant qu’on est contractuel, tout va bien, dès qu’on a le statut à vie… »
Nul besoin de s’étendre en longs commentaires [7], le verdict est ici de nouveau sans appel : les fonctionnaires territoriaux sont des tire-au-flanc, il convient de les mettre au pas et de les remettre au travail. Une « évidence » que nous interrogerons plus loin.
Notons au passage une petite singularité d’Axel de Tarlé qui, au beau milieu de ce tir nourri contre les fonctionnaires territoriaux, s’interroge soudain : « Est-ce qu’on n’alimente pas le "fonctionnaire bashing" comme on dit. On donne l’impression que dans les collectivités locales, on ne fait rien » ?
Admirable… duplicité !
Se méfier des… (fausses) évidences
Trop occupés à manier le martinet contre ces tire-au-flanc de fonctionnaires territoriaux, nos sémillants « chiens de garde » en ont oublié l’un des fondamentaux de leur métier : donner des informations fiables et vérifiées, tout en les mettant en perspective. Les « rois » fainéants ne sont pas ceux que l’on croit…
Ils auraient ainsi pu relever qu’en matière de calcul de l’absentéisme, il n’existe pas de méthodologie commune appliquée dans tous les secteurs. Elle rend par conséquent les comparaisons difficiles entre elles, mais aussi entre agents aux statuts d’emploi différents, et incite à la prudence sur les conclusions qu’on peut en tirer.
C’est ce que rappelle utilement Agathe Vovard dans un article publié dans La Gazette le 30 mai 2016 [8], confirmant un diagnostic déjà posé par une étude réalisée conjointement par l’Institut national des études territoriales (INET) et l’Association des DRH des grandes collectivités (ADRH-GCT) publiée quelques jours plus tôt, le 19 avril [9].
S’ils étaient un peu renseignés, au lieu d’être aveuglés par des a priori idéologiques, les éditocrates auraient pu souligner qu’un premier point faisait l’unanimité de la quasi-totalité des études menées sur le sujet de l’absentéisme pour raisons de santé, tous secteurs et statuts d’emploi confondus : les éléments prépondérants à prendre en considération pour en apprécier les contours et les ressorts sont le niveau d’exposition aux contraintes physiques et psychosociales, mais aussi l’âge et la féminisation des effectifs.
Il auraient pu aussi mettre en lumière que « l’impérieuse » nécessité de rétablir au moins un jour de carence pour les fonctionnaires pour faire diminuer leurs congés maladie de « confort », apparaissait fragilisée par plusieurs données concluant aussi bien à une quasi-équivalence entre fonctionnaires et salariés du privé en contrat à durée indéterminée (CDI) en matière d’absentéisme [10], qu’à une inefficacité probable du rétablissement du jour de carence [11].
Enfin, effectuer un minimum de recherches aurait évité à François Lenglet de laisser croire à une absence de contrôle des arrêts de travail des fonctionnaires alors qu’un dispositif visant à les encadrer existe depuis fort longtemps [12], et qu’il a même été renforcé une première fois en 2014 [13] puis une seconde fois, comme le rappelle par exemple le site du Figaro, avec l’adoption par les députés, le 10 novembre dernier, d’un « renforcement de la politique de contrôle médical des arrêts de travail dans les collectivités publiques ».
Ces éléments factuels, études, rapports, chiffres… invalident-ils les données brutes du rapport de Sofaxis ? Pas nécessairement. Mais la façon dont ils sont superbement ignorés par nos éditocrates, qui préfèrent gloser sur quelques chiffres, quitte à tricher un peu avec le contenu même du document auquel ils se réfèrent, est révélatrice d’une certaine conception du journalisme, davantage gouvernée par l’idéologie que par la volonté de produire de l’information.
Si une évidence s’impose en définitive, c’est bien celle d’une automaticité de la pensée, doublée d’une morgue tenace de nos paresseux éditocrates envers les fonctionnaires ; deux vilains défauts que nous avons constatés à de nombreuses reprises [14], et dont Samuel Gontier – qui sera notre invité lors du « Jeudi d’Acrimed » du 15 décembre avait relevé lui aussi avec acuité et humour deux autres exemples édifiants dans ses « billets » des 19 et 29 mai 2015 publiés sur le site de Télérama [15]
Toujours est-il que ce nouveau « fait d’armes » de l’éditocratie [16] démontre encore une fois que le combat pour obtenir un réel pluralisme dans les médias passe aussi impérativement par la fin de leur indéboulonnable omniprésence et de leur fausse omniscience.
De l’air.
Denis Perais