Nous n’étions ni les premiers ni les seuls. Depuis le XIXe siècle au moins, la critique des médias a toujours accompagné l’histoire des médias. Et Acrimed est né dans un contexte marqué par la parution de Sur la télévision de Pierre Bourdieu (1996), puis des Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi (1997) et de la diffusion du documentaire de Pierre Carles, Pas vu, pas pris (1998).
Nous n’étions ni les premiers ni les seuls, mais nous avons enfanté une créature improbable et fragile.
Acrimed est une créature improbable : une association militante qui s’efforce de mettre en commun les savoirs et les actions de chercheurs et d’universitaires, de journalistes et de salariés des médias, de militants (associatifs, syndicalistes et politiques) et d’usagers des médias.
Une créature fragile, non seulement parce qu’elle repose sur une activité militante, pour l’essentiel bénévole, et ne dispose que de faibles ressources financières, mais aussi (et peut-être surtout) parce que peu nombreux sont ceux qui sont prêts à transgresser les limites de la bienséance académique, à se coltiner les tâches sans gloire de la construction d’une association, à renoncer à des positions individuelles ou individualistes qui, aussi contestataires soient-elles, ne sont souvent que des postures.
Une créature fragile, car ce qui fait la force (toute relative) d’Acrimed – sa diversité, à partir d’une définition politique minimale, mais d’un socle solide sur la critique des médias – fait aussi sa vulnérabilité, surtout quand les désorientations qui minent la « gauche de gauche » aggravent les tentations d’exacerber les divergences (et parfois de simples particularismes) à tout propos.
Qu’avons-nous conquis en 20 ans, puisque aucune transformation de fond du paysage médiatique ne s’est imposée, et que, même notablement renforcée, notre association reste encore fragile ? Le droit de continuer, ce qui n’est pas rien. Mais de continuer dans un paysage de la critique des médias profondément modifié.
Observer les médias, c’est aussi observer la critique des médias.
Nous n’étions pas les seuls, nous le sommes encore moins. Les rubriques et les émissions sur les médias se sont multipliées : dans les grands médias, ce sont le plus souvent des produits médiatiques comme les autres, inodores et sans saveurs, vaguement informatifs, vraiment inoffensifs. Mais, en même temps, c’est une critique effective, omniprésente et multiforme qui s’est répandue.
Cette critique ne se limite pas à celle du « pôle de radicalité », qui, dans toute sa diversité et parfois avec ses divergences, a compris et comprend, outre Acrimed, les journaux PLPL puis Le Plan B, les documentaires de Pierre Carles et le film Les Nouveaux Chiens de garde, les articles du Monde diplomatique et, depuis peu, les images et les sons du collectif Nada ou du site de « Là-bas si j’y suis ». Entre autres…
Elle englobe celle de syndicats de journalistes ou d’« Arrêt sur images ». Elle comprend les critiques multiformes qui se répandent sur Internet : sur des blogs, par vidéos et sur les « réseaux sociaux ». Elle inclut particulièrement une critique en acte : celles des médias associatifs et des médias indépendants dont l’existence est, par elle-même, une critique des médias dominants.
De là cette double question : comment pouvons-nous tirer parti de cette critique ? Comment pouvons-nous y prendre part ? Autrement dit : quel peut-être, quel doit être notre positionnement ?
Un « texte de référence » qui résume les positions auxquelles adhèrent celles et ceux qui participent à notre association, « Quelle critique des médias ? », peut ici nous servir de fil conducteur.
De notre critique, nous avons dit, notamment dans ce texte, qu’elle est radicale, intransigeante, indépendante. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela implique désormais ?
Notre critique est radicale, mais pas doctrinaire
Elle est radicale parce qu’elle s’efforce de prendre les choses à la racine ou aux racines. Et les racines, quand il s’agit des médias, ce sont notamment leurs formes d’appropriation, les déterminations sociales des journalistes, leurs rapports aux pouvoirs économiques et politiques.
Notre critique est explicative, mais elle n’est pas doctrinaire. Elle ne jure pas en permanence par Marx et par Bourdieu. Elle tire le meilleur parti possible de l’économie des médias (quand elle n’est pas libéralo-capitaliste), de la sociologie des journalismes (quand elle porte sur des positions sociales et des relations et non sur de simples descriptions). À ce titre, nous devons faire flèche et faire feu des meilleurs bois parmi les critiques des médias qui existent en dehors de nous et en tirer parti.
Notre critique n’est pas doctrinaire : elle ne se condamne pas au ressassement de vérités premières. Certes, dans la mesure où elles changent peu (mais elles changent…), les mêmes causes produisent les mêmes effets : notre critique est inévitablement répétitive, mais elle ne devrait pas être routinière. Les meilleurs bois nous incitent à renouveler les contenus et les formes de notre critique.
Notre critique n’est pas doctrinaire : elle n’oppose pas un journalisme idéal dont nous définirions les normes au journalisme réellement existant. Ce journalisme prétendument idéal aurait toutes les chances d’être strictement partisan et élitaire. Notre critique, au contraire, prend pour normes les idéaux, voire les mythes, auxquels se réfère le journalisme réellement existant et les met à l’épreuve de la réalité. Vous dites « indépendance des journalistes », « pluralisme des opinions », « diversité et exactitude (voire objectivité) des informations » ? Vérifions !
Notre critique est intransigeante, mais pas sectaire
Notre critique est intransigeante parce qu’elle ne se laisse pas intimider par les médias dominants et l’éditocratie qui les domine. Conséquence : en 20 ans nous n’avons été invités qu’une seule fois dans un grand média, et nombre d’initiatives prises en dehors de nous et prétendument pluralistes nous tiennent prudemment à l’écart.
Elle est intransigeante, mais elle n’est pas sectaire. Tout ce qui n’est pas semblable à nous n’est pas uniformément contre nous. Notre critique hiérarchise ses cibles. Sa radicalité ne se mesure pas à sa virulence. Elle ne s’adresse pas à des consommateurs de contestation d’autant plus contestataires qu’ils se bornent à consommer leurs indignations. Elle ne confond pas position et posture.
Notre critique est intransigeante, mais pas sectaire. Elle ne cultive pas un splendide isolement qui, quelle que soit son audience, nous condamnerait à la marginalité. Elle distingue ceux qu’il faut convaincre de ceux qu’il faut combattre. Elle ne confond pas ses adversaires et ses partenaires, les divergences de fond et les divergences de détails qui ne sont parfois que de simples différences. Mieux : elle cherche à faire converger ces différences pour bâtir un front commun.
Notre critique est indépendante, mais pas apolitique
Notre critique est indépendante parce qu’elle n’est pas dictée par les pressions et les partis pris des forces et des organisations politiques, des syndicats ou des associations… et des médias eux-mêmes.
Mais notre critique n’est pas apolitique. D’abord et principalement parce qu’elle entend faire de la question des médias et des journalismes une question politique – la principale (sinon la seule) question politique qui nous occupe et fait l’objet de prises de position publiques.
Notre critique n’est pas apolitique parce qu’elle attribue les dépendances des journalistes, les mutilations du pluralisme et les ravages de la mal-information à des faits de domination économique, sociale et politique, communément et génériquement contestés par la gauche quand elle est de gauche : une « gauche de gauche » dont il ne nous appartient pas de donner une définition partisane.
Les journalistes prétendent souvent (mais pas toujours) à « l’objectivité » et à la « neutralité ». Nous n’en demandons pas tant. Informer, c’est choisir : encore faudrait-il que ces choix ne soient pas arbitraires et mutilés. Acrimed prétend à l’exactitude et non à « l’objectivité » ou à la « neutralité ». Invoquer la neutralité, c’est entretenir une illusion qui dissimule tous les partis pris. Une prétendue neutralité de la critique neutraliserait toute critique. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que cette neutralité soit exigée par toutes celles et tous ceux qui veulent se dérober à toute critique, à commencer par la nôtre.
C’est pourquoi, sans en faire un programme et encore moins notre programme, nous n’hésitons pas à nous prévaloir de la critique du capitalisme et de l’Europe libérale, de celle du sexisme et du racisme, des guerres impériales et des oppressions coloniales. Entre autres… Mais Acrimed ne critique pas directement les médias pour les positions idéologiques et politiques qu’ils adoptent.
Notre critique n’est pas apolitique, mais elle n’est pas partisane
La tentation a toujours existé (et nous y avons parfois cédé) d’oublier ce qui est écrit dans la deuxième partie (« Une critique intransigeante, une critique politique ») du texte mentionné plus haut [1]
« Précisément parce que nous défendons le pluralisme, cette critique politique n’est pas ou pas prioritairement une critique de parti pris contre les partis pris des médias ou de certains d’entre eux. En démasquant la propagande à sens unique, il ne s’agit pas de faire de l’observation critique une simple occasion de contre-propagande, ou de contester une orientation éditoriale pour formuler une orientation politique alternative. »
La question politique qui nous occupe est celle d’une nécessaire transformation des médias. Notre critique est celle de leurs formes d’appropriation et la mise à l’épreuve des idéaux dont se prévaut le journalisme.
Nous n’avons pas vocation à statuer sur le fond des sujets traités par les médias. Nombre de critiques auxquelles nous avons recours sont des éclairages qui restent génériques. Qu’il s’agisse de la critique du libéralisme économique (car il en existe de toutes sortes, y compris au sein de la gauche qui n’est pas vraiment de gauche) ou de l’Europe libérale (car elle comporte de nombreuses variétés, des partisans d’une Europe sociale à ceux d’une sortie de l’Union européenne). Qu’il s’agisse du racisme (car l’éventail est large, de l’antiracisme humaniste à l’antiracisme du Parti des Indigènes de la République) ou du sexisme (car le féminisme est divisé, par exemple sur la « question du voile » ou sur les interprétations des études de genre). Qu’il s’agisse des questions dites « environnementales » (car l’écologie est très diverse, et qu’il existe par exemple des partisans du nucléaire au nom de l’écologie) ou des questions internationales (des droits qui doivent être défendus, mais de plusieurs points de vue) et des guerres qui sont menées (qui ne méritent aucun suivisme). Entre autres…
Tout cela bien que nous puissions nous prévaloir de la critique du capitalisme et de l’Europe libérale, de celle du sexisme et du racisme, des guerres impériales et des oppressions coloniales. Mais tout cela, d’abord et toujours, pour mettre en évidence les dépendances du journalisme, les mutilations de la diversité des informations et de la pluralité des opinions, les inexactitudes et les mensonges qu’alimentent notamment des partis pris dissimulés.
Si notre critique est radicale et intransigeante, c’est pour rendre perceptible la nécessité, voire l’urgence d’une transformation démocratique des médias. Si notre critique est politique, c’est à ce titre.
Il faut le dire et le redire : si notre critique est politique, c’est parce que la question des médias est un enjeu démocratique et politique étroitement mêlé à des enjeux économiques, sociaux et politiques. S’ils sont prioritaires, la question des médias l’est avec eux.
Si la question des médias est une question politique, l’ensemble des forces syndicales, associatives et politiques qui contestent l’ordre social existant doivent ou, plutôt, devraient s’en emparer. Et nous n’aurons de cesse de les interpeller : avec elles aussi, nous sommes prêts à faire front.
Disons, un peu autrement, ce que nous disions déjà en 1996 : Quand les grands médias ex-communient et ex-communiquent ce qui déplaît à leurs chefferies, quand l’information est asservie à l’audience commerciale, quand le journalisme est dévoyé, c’est la démocratie qui étouffe. De l’air !
Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi. Pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires.
Henri Maler
N. B. – Cette contribution reprend, complète et développe quelques thèmes de mon intervention lors d’une table ronde de la deuxième Journée de la critique des médias : une table ronde dont la vidéo sera publiée ultérieurement.
Annexe : Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias (1996)
Nous soussignés, citoyens, responsables associatifs, politiques et syndicaux, intellectuels et chercheurs, journalistes, voulons réagir à la manière détestable dont la plupart des rédactions des grands médias rendent compte de la réalité.
Le mouvement social de novembre et décembre 1995 a donné lieu à des tentatives intolérables d’étouffer la voix des acteurs sociaux (en affectant de leur donner la parole), de dénaturer leurs aspirations, d’effacer leurs propositions en les soumettant au verdict de prétendus experts.
Persuadés que la démocratie court un grand risque quand la population est privée de la possibilité de se faire entendre et comprendre dans les grands médias, en particulier lorsque la situation sociale est tendue et la nécessité du débat plus vive ;
Persuadés que l’exigence de démocratie dans les médias est déterminante dans la lutte pour instaurer une société respectueuse de l’égalité effective des droits de toutes et de tous ;
Nous dénonçons :
- l’appropriation de la plupart des grands médias par les puissances financières et politiques qui s’en servent sans compter pour permettre à « ceux d’en haut » d’imposer leurs valeurs et leurs décisions à « ceux d’en bas » ;
- l’hégémonie des discours convenus et conformes, parfois à plusieurs voix mais toujours à sens unique (sur Maastricht, la monnaie unique, les grèves, les plans Juppé, etc.) ;
- les multiples dérives de l’information que nombre de journalistes sont les premiers à constater et à condamner (transformation de l’information en spectacle et du spectacle en information) ;
- la subordination fréquente des journalistes à une logique qui les prive peu à peu de leur indépendance rédactionnelle et les transforme en simples auxiliaires d’une machine dont les priorités échappent aux exigences de l’information.C’est pourquoi nous appelons à soutenir toute action qui se donne pour objectif :
- de conduire une réflexion critique sur le statut et le rôle des médias, sur les techniques de manipulation des discours et des images, sur les conditions d’un effectif contrôle démocratique des médias ;
- d’obtenir l’accès aux médias de tous les acteurs sociaux, en particulier des sans voix et des exclus ;
- de mener en commun avec les associations, partis, syndicats, notamment les syndicats de journalistes, toutes les actions qui permettent de promouvoir la défense et le développement de la démocratie dans les médias, l’un des enjeux majeurs de notre temps.C’est pourquoi nous apportons notre soutien à la fondation de l’association « Action Critique Médias ».
Une population en état d’ex-communication permanente, un pays qui ne peut plus (se) communiquer par le moyen des médias, et c’est la démocratie qui dépérit.