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Acrimed rencontre le collectif des « Journalistes Debout »

par Acrimed,

Au début du mois, Acrimed a relayé la mobilisation de trois journalistes, Julien Bonnet, Sophie Eustache et Jessica Trochet qui, dans la foulée de la Nuit debout, ont créé un collectif, les « Journalistes debout ». Les préoccupations de ce collectif recoupent étroitement celles d’Acrimed, qui soutient également leur objectif final : établir un « Manifeste des journalistes debout ». Alors que commencent à affluer les témoignages et les doléances de leurs consœurs et confrères, illustrant les difficultés et les entraves multiples qu’ils subissent dans l’exercice de leur profession, nous avons souhaité rencontrer les animateurs de ce collectif. (Acrimed)

Acrimed : Est-ce que vous pouvez nous raconter en quelques mots comment est née votre initiative ?

Sophie : Notre initiative découle de discussions que nous avions avec nos collègues et nos amis journalistes depuis plusieurs années. Le devoir de productivité, la précarité, le manque de temps pour vérifier nos infos et le manque de moyens pour aller sur le terrain... toutes ces dérives, nous sommes nombreux à les dénoncer. D’où ce sentiment de malaise ressenti dans tous les métiers du journalisme et de l’information en général.

Julien : Nous sommes également sensibles aux critiques légitimes du public sur la dégradation de la qualité de l’info en France ces dernières années. Cependant, les consommateurs de médias ne connaissent pas forcément les coulisses de la production de l’information et les dérives du système médiatique. Ce sont donc parfois les journalistes sur le terrain, confrontés aux pressions et conditions précaires que nous dénonçons, qui sont contraints d’encaisser... et ce n’est clairement pas pour nous les bonnes cibles. C’est comme si pour vous attaquer au capitalisme, vous alliez cogner un serveur chez McDo, c’est à la fois inutile et injuste !



- Vous envisagez de publier un « Manifeste des journalistes debout ». Quel serait le but de ce manifeste ?

Julien : Notre volonté est aussi d’affirmer que l’information libre et indépendante n’est pas négociable, c’est un pré-requis à une démocratie saine et équilibrée. Or en 2016, soit plus de 200 ans après la Révolution française, ces conditions ne sont clairement pas réunies et la situation favorise naturellement la reproduction des élites et les mêmes schémas de pensée. Le contrôle qu’opèrent aujourd’hui, et depuis bien trop longtemps, les puissances financières sur les médias est un obstacle évident à de véritables alternatives. Si on ne peut pas « changer le système », commençons par changer les médias ! C’est dans ce but que nous commençons notre projet de « manifeste des journalistes debout ». Les médias libres doivent devenir la norme et non plus l’exception.



- Pourquoi avoir choisi d’intituler votre collectif « Journalistes debout » ?

Sophie & Julien : Au début, nous nous étions nommés « Les journalistes atterrés », en référence aux économistes atterrés, qui ont publié un Manifeste suite à la crise des subprimes de 2007. Notre adresse mail en est l’héritage (lesjournalistesatterres@gmail.com).

Comme nous sommes aussi engagés au côté de Nuit Debout et mobilisés contre la Loi travail, on s’est dit qu’il était plus cohérent de nous renommer Journalistes Debout. Cela donne une connotation plus combative à notre initiative, qui compte bien dépasser le simple constat d’une situation dégradée en proposant des solutions pour en sortir définitivement.

Et on ne peut pas le nier, le mouvement Nuit Debout avec l’idée de convergences des luttes et le film Merci Patron ! nous ont donné l’impulsion pour nous lancer dans ce projet. C’est surement là la force du film de François Ruffin, de nous responsabiliser en tant que citoyens et de nous faire prendre conscience que nous avons des moyens d’agir, à notre niveau.



- Quelles relations entretenez-vous avec les médias de « Nuit debout » ?

Sophie : J’ai publié deux tribunes dans Gazette Debout, c’est un espace d’expression bienvenu et les bénévoles qui gèrent le site font un super boulot. Radio Debout fait aussi un beau travail.

Je suis cependant moins enthousiaste face aux productions des périscopeurs. À mon sens, ils reproduisent les pratiques de ITélé et BfmTV, c’est à dire de l’info en continu, à chaud, sans analyse ni hiérarchie de l’information. Leur motivation est de contrecarrer la désinformation véhiculée par les grands médias sur Nuit Debout en créant des médias alternatifs. Mais pour nous, il n’y a pas besoin de plus de médias alternatifs, c’est l’industrie médiatique actuelle qu’il faut changer intrinsèquement.

Les médias alternatifs et indépendants sont des grains de sable indispensables dans le système. L’existence de tels contre-pouvoirs médiatiques ne peut toutefois pas compenser ni nous excuser du laisser-faire de nos institutions face à la privatisation globale et la liquidation de la majorité des médias par leurs actionnaires.

Julien : Je n’ai rien à reprocher aux blogueurs, périscopeurs et tous ceux qui font un travail de journalisme citoyen. Mais je pense qu’il ne faut pas tout confondre, et lorsque certains sous-entendent que les médias sont devenus « inutiles » et que les réseaux sociaux remplissent aujourd’hui ce rôle de transmission de l’information, je suis en total désaccord. Pour produire une information de qualité, il faut se donner les moyens humains et financiers, c’est à dire payer les journalistes à leur juste valeur et arrêter de réduire les effectifs des rédactions. La pression économique et les nouvelles exigences de rentabilité ne sont pas compatibles avec une information de qualité. Les puissances financières à la tête des grands médias seront sans doute ravies de pouvoir compter à l’avenir sur une armée de journalistes bénévoles en se contentant de relayer tweets et vidéos en direct ! Mais ce n’est pas notre vision d’une information saine et équilibrée.



- Comment vous positionnez-vous par rapport au rôle traditionnel des syndicats de journalistes ?

Sophie : Nous sommes en contact avec eux, ce sont des interlocuteurs importants pour nous. Ils connaissent bien les problématiques que nous soulevons et travaillent là-dessus depuis des années.

Julien : Je pense que c’est également ce qui nous a rapprochés du mouvement Nuit Debout : n’étant pas rattachés à un syndicat ou à un parti politique, nous voulons porter la voix de ces ouvriers de l’information dont nous faisons partie. Notre combat pour une information libre est une cause citoyenne qui dépasse la simple défense de la profession et de ses intérêts particuliers. Si les syndicats peuvent parfois être perçus comme corporatistes, nous restons dans une posture de dialogue et pensons qu’ils représentent des alliés incontournables et légitimes dans notre lutte.



- Vous avez commencé à collecter les témoignages et les doléances de vos consœurs et confrères, quelles sont leurs principales préoccupations ?

Sophie & Julien : Tout d’abord, il faut le dire, nous sommes très touchés des témoignages que nous recevons, que l’on sent écrit sur le vif, comme si un abcès s’était percé. Ce qu’il en ressort pour l’instant, c’est un ras-le-bol général face à la rationalisation économique. C’est particulièrement vrai pour les pigistes et les photographes indépendants, dont le travail n’est pas payé à sa juste valeur. Le temps passé sur le terrain, en repérage et à enquêter n’est pas payé. C’est du boulot gratos, en somme... Et pour les journalistes en poste, la situation est aussi loin d’être idyllique, le nombre de postes fond comme neige au soleil.

En région, la censure due aux pressions des annonceurs ou des politiques locaux inquiète et révolte les journalistes. L’état de la liberté de la presse régionale est vraiment préoccupant.

Le tableau dressé par les premiers témoignages reçus est logiquement déprimant mais il nous conforte dans notre projet. Les journalistes « en souffrance » ne sont pas des cas isolés et chaque histoire a sa singularité et est intéressante. Journalistes de presse écrite print/web, radio, télé, JRI, photographes, SR et tous les métiers de l’information, n’hésitez vraiment pas à contribuer ! Il est d’ailleurs important de rappeler que nous protégeons nos sources, les témoignages mêmes anonymes ne seront pas publiés sans l’accord de leurs auteurs. C’est un travail de terrain auquel nous tenons, pour donner corps à cet état des lieux des médias en France.



- Comment voyez-vous la suite de la mobilisation ?

Sophie : À court terme, nous voulons organiser une journée de débats à Nuit Debout à Paris. Nous serons aussi présents aux 48h de la pige à Montpellier (29 et 30 juin). Et à plus long terme, nous souhaitons mobiliser nos consœurs et confrères pour imposer aux actionnaires et à l’État une refonte de l’industrie médiatique, et un modèle économique qui garantisse l’indépendance à la fois vis à vis de l’État et des intérêts privés des actionnaires. On n’invente rien. C’est ce que demandait le Conseil national de la Résistance à la libération : « Assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances de l’argent et des influences étrangères. »

Julien : Notre travail des prochains mois visera donc à finaliser notre état des lieux de la situation des médias en France, qui passe notamment par la collecte des témoignages, pour pouvoir nous concentrer sur les deux autres parties du manifeste : comment « résister » à l’heure actuelle et quel modèle réaliste proposer pour garantir la liberté d’informer.

 
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