« Tout est parfait »
Arnaud Leparmentier n’est pas seulement éditorialiste et directeur adjoint des rédactions du Monde. Il est également un « homme de radio » : co-animateur du « grand rendez-vous » hebdomadaire de Jean-Pierre Elkabach sur Europe 1, et chroniqueur deux à trois soirs par semaine sur France Inter, dans l’émission de Nicolas Demorand « un jour dans le monde ».
Il s’était déjà illustré en appelant, à l’antenne en juin dernier, au renversement du gouvernement d’Alexis Tsipras, coupable d’insoumission vis-à-vis de ses créanciers. Mais c’est sur un tout autre sujet que le chroniqueur avait choisi de sévir au mois d’octobre dernier : celui des traités de libre-échange transpacifique et transatlantique [1].
Nous ne pouvons pas développer ici in extenso les raisons pour lesquelles ces projets d’accord de libre-échange et d’investissement, d’une ampleur inégalée, ont suscité d’importantes controverses et mobilisations sociales en Asie, aux États-Unis comme en Europe [2]. Force est de constater que ce n’est pas non plus en écoutant l’« édito » d’Arnaud Leparmentier du 6 octobre dernier, dédié à l’accord transpacifique, que les auditeurs en sauront plus sur les critiques de ces traités.
Inspiré, le chroniqueur y établit une liste à la Prévert des bienfaits du traité de libre-échange : pour les producteurs de lait, les constructeurs d’automobile, le droit du travail voire l’« internet ouvert, y compris au Vietnam communiste »… Et de conclure d’un laconique « tout est parfait » - en oubliant de préciser « dans le meilleur des mondes ».
Peu importent les inquiétudes des agriculteurs japonais ou canadiens ; les conséquences de la hausse de la durée des brevets sur les programmes de santé ; les manifestations contre l’opacité des négociations à Sydney ou à Washington ; et plus généralement les mobilisations citoyennes, y compris après la signature du traité (qui doit encore être ratifié). Non, décidément, « tout est parfait » !
Arnaud Leparmentier n’ignore pas tout à fait les critiques à l’égard les accords transpacifique et transatlantique ; mais il se contente de les balayer d’un revers de main. L’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), conclu en 1994, aurait-il conduit à des délocalisations massives au Mexique ? « À titre personnel nous voilà ravi : le libre-échange profite aux plus pauvres, et c’est très bien pour les mexicains. Les américains raisonnables le savent : ils ne peuvent pas avoir 120 millions de pauvres au Sud du Rio Grande, la richesse du Mexique est la leur » catéchise Leparmentier. C’est oublier un peu vite que les délocalisations n’ont pas bénéficié aux Mexicains les plus pauvres, loin de là [3]. Un détail, sans doute, pour notre chroniqueur empressé de vanter les mérites du libre-échange.
« Je connais tous les arguments sur les prétendus standards américains qui seraient laxistes » ajoute le chroniqueur, « en fait l’affaire Volkswagen nous l’a prouvé : les règles sont plus strictes aux États-Unis et il n’est pas question de nous forcer à manger des OGM ». Rien à redire donc, fermez le ban puisque Leparmentier connaît « tous les arguments »… et que l’affaire Volkswagen aurait prouvé qu’ils étaient faux ! Qui plus est, nous n’avons ni le choix, ni le temps de questionner les accords de libre-échange puisque « si on ne bouge pas, ce seront les États-Unis et l’Asie qui fixeront les règles économiques du 21ème siècle et nous n’aurons qu’à nous aligner. » Et de conclure dans une tirade militante, prenant Nicolas Demorand (ainsi que les auditeurs) à partie : « ne signez pas les pétitions qu’on vous présente contre le traité transatlantique européen […] Il reste 15 mois avant la fin du mandat d’Obama, profitons du temps qu’il nous reste pour avancer vers le libre-échange. »
L’activisme d’Arnaud Leparmentier ne s’arrête pas là : dans sa chronique du 19 octobre, il se mobilise à nouveau pour cette « cause perdue » que serait le traité transatlantique, et se désole du succès des mobilisations citoyennes à son encontre (voir annexe). Si l’enthousiasme sans nuance du directeur adjoint du Monde à l’égard des traités de libre-échange ne surprend personne, une question demeure : s’informer de manière équilibrée sur les accords de libre-échange est-il possible ailleurs sur l’antenne de France Inter ?
Des « débats » superficiels
Un examen rapide des émissions de France Inter, hors journaux d’information, semble indiquer que les auditeurs trouveront difficilement de quoi contrebalancer les partis pris d’Arnaud Leparmentier. En tout en 2015, deux émissions du « Téléphone sonne », d’une quarantaine de minutes, ont été dédiées au traité de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis (TAFTA) en octobre et en mai. Si l’on considère l’antenne de France Inter dans son ensemble, le traité transatlantique a fait l’objet de deux émissions en plus des « Téléphone sonne » : un mini-débat de 8 minutes en septembre dans la matinale de Patrick Cohen (« La Commission sauvera-t-elle le Tafta ? ») et un débat d’environ 35 minutes en août, (« Le TAFTA est-il le grand méchant loup ? »). Soit deux heures d’antenne en tout en 2015.
À ces considérations quantitatives s’ajoutent des doutes sur la qualité de l’information apportée aux auditeurs sur les accords de libre-échange. Les différentes émissions citées adoptent toutes le même format : celle du débat entre « anti » et « pro » TAFTA.
L’émission du « Téléphonne sonne » du 29 octobre, animée par Nicolas Demorand, opposait ainsi Elvire Fabry, chercheuse à l’institut Jacques Delors (pro) à Yannick Jadot, député européen Europe-Ecologie-Les Verts (anti). Celle du mois de mai, animée par Stéphane Leneuf, opposait déjà les « anti » (Yannick Jadot et Emmanuel Morel, du Parti socialiste) aux « pro » : Cristian Preda, un eurodéputé roumain conservateur et Cécilia Malmström, commissaire européenne au commerce, directement chargée de négocier le traité.
Idem dans la matinale de Patrick Cohen, on assiste à un débat de 8 minutes entre Benjamin Coriat, professeur d’économie à Paris 13 et membre des économistes atterrés (anti), et Laurent Guez, directeur délégué de la rédaction des Echos Week-End et des Echos Business (pro). Quant au « Débat de midi » du mois d’août, il rassemblait deux intervenants « pro », Vincent Champain présenté comme « président de l’Observatoire du long terme » et l’universitaire Patrick Messerlin ; et deux invités « anti », Amélie Canonne de l’association AITEC et Thomas Porcher, universitaire.
La forme « débat contradictoire » peut avoir un intérêt pour confronter des arguments. Elle a aussi ses limites ; et compte tenu des conditions imposées, on peut douter que ces débats apportent réellement une compréhension des enjeux aux auditeurs qui ne connaissent pas déjà le sujet. Les prises de paroles sont courtes (jamais plus de 2 minutes, et environ 45 secondes en moyenne), parfois coupées par l’animateur ou par un ou une autre invitée ; avec le passage rapide d’un aspect à l’autre des accords de libre-échange elles imposent une approche superficielle ; et certains sujets ne seront évidemment pas abordés dans des laps de temps aussi brefs.
Les auditeurs retiendront donc qu’il y a des « anti » et des « pro », une des préoccupations de Nicolas Demorand si l’on en croit cet échange avec Yannick Jadot :
- « Mais votre position, c’est quoi Yanick Jadot ? Vous êtes contre le TAFTA ou... »
- « Oui »
- « Dans son ensemble ? »
Et lorsque l’eurodéputé tente de développer sa position au-delà de la simple opposition binaire pro / anti, il est à nouveau coupé :
- « Donc vous êtes contre le TAFTA. »
- « Je suis contre le TAFTA parce que, encore une fois, il ne s’agit pas de négocier avec les américains la lutte contre les paradis fiscaux, l’amélioration des droits sociaux, la protection des données personnelles, la lutte contre le dérèglement climatique ; il s’agit de donner plus de pouvoir à des firmes au détriment de nos choix démocratiques. »
- « Mais vous êtes pour le libre-échange quand même ? »
Notons qu’Elvire Fabry, opposée à Yannick Jadot dans ce débat, ne fera pas l’objet d’un tel interrogatoire ; elle pourra tenir la position « pro-TAFTA » sous une apparence de technicité et de neutralité.
Pourtant, les experts ne sont pas toujours ceux qu’on croit… Ainsi, l’expert « pro-TAFTA » joint par téléphone en août dans le « Débat de midi » est présenté comme « président de l’Observatoire du long terme ». L’animateur oublie de préciser une autre fonction occupée par Vincent Champain qui aurait pu intéresser les auditeurs… Celle de directeur des opérations France chez General Electric ! Ce qui est loin d’être anecdotique compte tenu des intérêts de General Electric dans les négociations de l’accord commercial transatlantique…
La couverture du TAFTA sur l’antenne de France Inter a consisté en l’organisation de débats entre « pro » et « anti », pour un total de deux heures environ, complété par deux « Éditos » caricaturaux d’Arnaud Leparmentier. Un peu léger pour le plus grand accord de libre-échange jamais réalisé, dont les conséquences seront multiples et profondes pour les sociétés européennes…
Et pourtant, ce n’est pas faute d’intérêt de la part des auditeurs ! Dans les deux « Téléphone sonne » et dans le « Débat de midi », sur 29 interventions des auditeurs [4], nous avons compté 27 interventions critiques vis-à-vis du TAFTA, les deux restantes étant neutres. On retiendra notamment ce tweet lu par Quentin Dickinson lors du « téléphone sonne » du mois de mai : « Pourquoi cette question n’est-elle pas davantage relayée par les médias ? ». Une question intéressante, superbement ignorée dans la suite de l’émission.
Nicolas Demorand conclut le « Téléphone sonne » du 29 octobre par ces mots : « Je peux vous garantir qu’on va en refaire des « Téléphone sonne » sur le sujet ! ». Augmenter le temps d’antenne famélique consacré cette année à un sujet aussi important est en effet indispensable. Encore faut-il voir la façon dont ce temps d’antenne est utilisé, car ni les « Éditos » biaisés ni les débats forcément incomplets ne peuvent prétendre éclairer les auditeurs.
Martin Coutellier et Frédéric Lemaire
Annexes : les deux « Éditos » d’Arnaud Leparmentier
Annexe 1 : « L’Édito » du 06.10.2015
Arnaud Leparmentier : À cause d’Air France vous avez raté l’actualité la plus importante, celle qui va définir notre avenir. Il n’est pas devant nous, il n’est pas derrière nous, non il est sous nos pieds, de l’autre côté de la terre, autour de l’océan Pacifique. L’Amérique et l’Asie ont signé hier un accord historique de libre échange : le partenariat transpacifique. C’est l’un des plus importants traités commerciaux jamais signé. Il concerne 12 pays représentant le deux cinquièmes du commerce mondial : Etats-Unis, Canada, Mexique, Pérou, Chili du côté américain ; Japon, Singapour, Malaisie, Vietnam, Brunei côté asiatique ; Australie et Nouvelle Zélande pour les antipodes, et surtout pas la Chine ! Alors comme toujours, les négociateurs se sont arrachés les cheveux sur des détails. L’Australie, le Chili, le Pérou contestaient la durée des brevets américains sur les médicaments du futur : il fallait attendre 12 ans pour les copier, maintenant ce sera 8. Le marché du lait en Amérique du nord et au Japon sera ouvert aux produits néozélandais et australiens. Les constructeurs d’automobiles américains devront accepter plus d’automobiles et de pièces détachées japonaises. Au total, l’accord prévoit la suppression de 18 000 droits de douane, la reconnaissance d’un internet ouvert, y compris au Vietnam communiste, une plus fort lutte contre les trafics d’animaux, et le relèvement des droits du travail en Asie du Sud : tout est parfait.
Nicolas Demorand : Voilà pour le détail, et merci Arnaud Leparmentier. À part l’hymne au libre-échange, quel est l’intérêt de l’accord ?
Arnaud Leparmentier : Et bien dans le viseur stratégique de Barak Obama, il y a la Chine. Le traité transpacifique est l’aboutissement de la stratégie du pivot, qui vise à faire basculer l’Amérique de l’Atlantique vers le Pacifique, mais (sic) à former une alliance pour contrebalancer l’influence grandissante de la Chine, et cet accord pourrait terminer en beauté le mandat du président américain. Alors l’affaire n’est pas gagnée, le traité doit être ratifié, notamment pas le Congrès américain. Et certains démocrates de gauche, protectionnistes par tradition, n’en veulent pas. Ils ont en souvenir le traité de libre-échange d’Amérique du Nord, l’ALENA, qui regroupe Etats-Unis, Canada, Mexique, ratifié sous Bill Clinton, président démocrate aussi. Celui-ci n’aurait pas créé d’emploi. Pire, il aurait conduit à la délocalisation de 700 000 emplois au Mexique. A titre personnel nous voilà ravi : le libre-échange profite aux plus pauvres, et c’est très bien pour les mexicains. Les américains raisonnables le savent : ils ne peuvent pas avoir 120 millions de pauvres au Sud du Rio Grande, la richesse du Mexique est la leur.
Nicolas Demorand : Et l’Europe dans cette affaire Arnaud ?
Arnaud Leparmentier : L’Europe, elle, ressemble à la grande oubliée de ce début de 21ème siècle. L’accord montre l’urgence qu’il y a à créer une zone de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis. Si on ne bouge pas, ce seront les Etats-Unis et l’Asie qui fixeront les règles économiques du 21ème siècle et nous n’aurons qu’à nous aligner. Si on ne bouge pas, nous continuerons à nous voir infliger des amendes records et unilatérales, telle celle sur BNP Paribas parce qu’elle avait mal utilisé le dollar. Alors je connais tous les arguments sur les prétendus standards américains qui seraient laxistes. En fait l’affaire Volkswagen nous l’a prouvé : les règles sont plus strictes aux Etats-Unis, et il n’est pas question de nous forcer à manger des OGM. Donc Nicolas, ne signez pas les pétitions qu’on vous présente contre le traité transatlantique européen, il paraît qu’il y en aurait 3 millions de signataires. Il reste 15 mois avant la fin du mandat d’Obama, profitons du temps qu’il nous reste pour avancer vers le libre échange.
Annexe 2 : « L’Édito » du 19.10.2015
Arnaud Leparmentier : Encore une cause perdue, celles qu’on aime défendre contre vent et marées, le traité de libre-échange transatlantique, TTIP pour les intimes : Transatlantic Trade and Investment Partnership. Alors, l’affaire est mal emmanchée, l’extrême gauche a plusieurs longueurs d’avance : une pétition citoyenne « Stop TTIP » a recueilli 3.3 millions de signaturesen Europe. Début octobre, entre 100 000 et 250 000 manifestants ont défilé à Berlin contre ledit traité. Et les allemands, ces bons allemands qui s’enrichissent par le commerce basculent dans le camp protectionniste : près de la moitié, 46%, sont désormais hostiles à cet accord, contre 25% en février 2014. Il n’y a même plus besoin des français pour freiner le libre-échange. Alors on se rassure comme on peut, les experts américains et européens sont réunis cette semaine à huis-clos à Miami en Floride. Leur rêve : conclure un accord avant la fin du mandat de Barak Obama, en décembre 2016. On sera alors en plein interrègne, avant l’entrée en fonction du nouveau président, un moment propice pour créer ce grand marché transatlantique !
Nicolas Demorand : Enfin grande réticence Arnaud quand même chez les Européens.
Arnaud Leparmentier : Oui, alors il faut voir le contexte. Cette négociation engagée en 2013 est une des conséquences de l’effondrement de l’OMC. Les Etats-Unis se sont lancés dans des traités bilatéraux, et l’Europe doit suivre si elle ne veut pas rester en plan. L’accord transpacifique signé début octobre entre les Etats-Unis, le Japon et 10 autres pays du Pacifique ont (sic) sonné comme un coup de semonce. Cet accord est assez moderne, il réduit des barrières douanières, mais les américains ont surtout réussi à imposer à leurs partenaires, en particulier le Vietnam et la Malaisie des clauses sociales, environnementales et de non-corruption. L’accord n’est pas uniquement ultra-libéral, comme vous dites dans votre langage Nicolas, il fait progresser des standards de développement. Enfin cet accord est géopolitiquement décisif : Obama prend la main sur le Pacifique ; il est prêt à négocier avec la Chine, et les européens risquent de rester en plan.
Nicolas Demorand : Mais ce traité risque aussi de nous mettre sous la coupe américaine.
Arnaud Leparmentier : Alors l’accord transatlantique il faut le reconnaître est d’une nature nouvelle, il ne s’agit pas de baisser les droits de douane mais d’accepter ou de reconnaître les normes de son partenaire. La philosophie des accords commerciaux en fait a radicalement changé de nature : avant il s’agissait de commercer ensemble, aujourd’hui de partager le même vivre ensemble. L’affaire suscite des inquiétudes, le TTIP nous forcera-t-il à accepter du poulet au chlore, des médicaments à risque ou à renoncer à votre film d’auteur subventionné sur Arte ? L’american way of life ou le fameux modèle européen que tout le monde nous envie, il va falloir choisir. Dans cette affaire, le rapport des acteurs s’est inversé : après guerre, il fallait tordre le bras des industriels en baissant les protections dont ils bénéficiaient pour le plus grand plaisir des consommateurs ; aujourd’hui c’est l’inverse, ce sont les industriels qui poussent à la suppression des barrières non tarifaires, et les citoyens-consommateurs qui s’inquiètent, freinent, protestent. Alors dans une catastrophe on peut toujours dénicher une bonne nouvelle : la tricherie honteuse de Wolkswagen, Nicolas, sur sa pollution au diesel, a été commise par un européen, et a été découverte par les américains. L’affaire affaibli les négociateurs européens, et elle tort le cou à un mythe : des européens vertueux et des autorités de contrôle américaines qui seraient forcément laxistes. On peut peut-être faire affaire avec eux.