Au-delà de l’évidente condamnation de ces actes ignobles et de l’expression de la solidarité avec les victimes et leurs proches, certaines organisations et certains individus ont tenté de faire entendre une voix discordante, refusant de s’identifier de manière acritique à la politique française, qu’elle soit étrangère ou intérieure.
Ces voix discordantes ont-elles raison ? Là n’est pas la question. Il s’agit plutôt de savoir si elles ont le droit de s’exprimer dans l’espace public et, singulièrement, dans l’espace médiatique. Nous estimons que oui, car rien ne saurait justifier l’interruption du débat démocratique, a fortiori dans un moment où une population sous le choc a envie, et besoin, de réfléchir et de comprendre.
Or de toute évidence, certains considèrent qu’il est urgent de faire taire ces voix dissonantes. Mais comme ils ne peuvent aller jusqu’à demander qu’on les interdise de s’exprimer, ils ont choisi de les attaquer de front, en maniant caricatures, amalgames, voire mensonges, afin de les délégitimer.
« Crétins »
Cela a commencé dans la nuit du 13 au 14 novembre, avec un éditorial signé Joseph Macé-Scaron, publié sur le site de Marianne avant d’être repris (et parfois reformulé) dans la version papier du magazine. Extrait :
Et l’on voit déjà les cortèges des crétins des deux bords d’extrême gauche et d’extrême droite s’avancer vers nous. « Ce sont vos guerres, ce sont nos morts » clament les premiers. Comme si la lutte contre les fous de Daesh et ses métastases en Afrique étaient une affaire de guerre coloniale. Décidemment (sic), jusqu’au bout, ils n’auront rien compris.
Au-delà du classique amalgame entre les-extrêmes-qui-se-touchent, on ne pourra manquer de relever la finesse argumentative du directeur de la rédaction de Marianne (« crétins », « rien compris »), plagiaire avéré qui s’autorise, du haut de sa superbe, à jeter le discrédit sur ceux dont il ne partage pas l’avis.
Quelques heures plus tard, toujours sur le site de Marianne, c’est Thibaut Pézerat qui prend la relève, dans un article [1], entendant dénoncer « les commentaires politiques les plus obscènes » : « D’un côté du front, les appels au calme, à l’union nationale, les messages de solidarité. De l’autre, ceux qui soufflent sur les braises encore chaudes, éparpillées ça et là à Paris, à Saint-Denis ».
Et le journaliste, à l’instar de son patron, d’amalgamer sans gêne « extrême-droite » et « extrême-gauche », et de regrouper sous le même label (« vautours ») un Philippe de Villiers parlant de la « mosquéisation de la France » (sic) un Lionnel Luca évoquant « un pays en voie de libanisation » et les positions de Lutte Ouvrière (LO) et du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA).
Ces deux organisations ont certes publié, après les attentats, des communiqués de presse [2] dans lesquels elles établissent un lien entre les interventions militaires françaises au Moyen-Orient et les attentats de Paris, exprimant leur refus de joindre leurs voix au concert de « l’union nationale », tout en condamnant fermement les attentats.
Mais Thibaut Pézerat n’a pas peur du ridicule, puisqu’il s’en prend à la « complaisance de l’extrême-gauche à l’égard de l’horreur islamiste » tout en citant un communiqué du NPA qui dénonce la « barbarie abjecte en plein Paris » [3]. On ne peut que conseiller au journaliste d’ouvrir un dictionnaire et de se renseigner sur le sens des mots « barbarie », « abjecte », et « complaisance ». Cela lui évitera peut-être, à l’avenir, les calomnies [4].
Toujours dans Marianne, Jack Dion caricature une nouvelle fois les propos de ce qu’il nomme « la brigade islamo-gauchiste » [5]. D’après sa lecture, pour « eux » (le NPA, « des associations, des syndicats et des partis de gauche », Julien Salingue…), « la France et les djihadistes sont ainsi renvoyés dos à dos, l’une étant jugée aussi responsable du bain de sang que les seconds. » Et son raisonnement va même plus loin : « cette sphère islamo-gauchiste (…) se refuse à toute condamnation explicite du djihadisme et (…) assimile toute condamnation de l’intégrisme à une forme de haine à l’égard des musulmans. » Pourtant, si l’on excepte un extrait tronqué du communiqué officiel du NPA, Jack Dion ne se base sur rien d’autre que quelques idées reçues pour appuyer son analyse.
« Ils excusent les tueurs »
Dans son édition du 15 novembre, Ouest-France, sous la plume de Michel Urvoy, entonne le même refrain : « l’extrême-gauche, en toute impunité, légitime le bain de sang en plaçant au même niveau la violence faite aux terroristes et la violence que les terroristes nous infligent ». On notera au passage cette petite originalité : selon Michel Urvoy, dénoncer les violences subies par les peuples du Moyen-Orient équivaut à dénoncer « la violence faite aux terroristes ». Tous terroristes ?
Et on notera aussi ce cran supplémentaire franchi dans « l’abjection », avec cet intertitre : « ils excusent les tueurs » [6].
Le 15 novembre toujours, Benoît Rayski, sur le site atlantico.fr, s’essaie à l’humour méprisant, lui qui n’en est pas dépourvu, s’étant déclaré par le passé à la fois « islamophobe de droite » et « islamophobe de gauche ». Un titre à rallonge (« Oui, le carnage de Paris était prévisible ! Et le NPA et Lutte ouvrière sont là pour nous révéler que c’est Hollande, Sarkozy, Le Pen et la bourgeoisie qui ont tout préparé… »), un surtitre particulièrement drôle (« Crétins de tous les pays, unissez-vous »), et quelques formules tout en légèreté (« [ils considèrent] que le Coran est un nouveau Manifeste communiste », « Évidement (sic) qu’ils sont tordus, qu’ils sont grotesques et pitoyables »)… Tout est bon pour faire passer LO et le NPA pour des « crétins » complotistes et intégristes. Et on ne pourra manquer de relever cette déclaration de Benoît Rayski, qui en dit probablement plus sur son auteur que sur ses cibles : « Pendant longtemps, ils ont eu de la choucroute dans la tête. Ils l’ont remplacée par du couscous ».
Oui. « Du couscous ». Misère…
Dans un « billet » publié le 16 novembre, Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, ne fait pas dans la métaphore culinaire et raciste, mais n’y va pas non plus par quatre chemins, comme en témoigne le titre qu’il a choisi :
Le NPA, selon Gérard Biard, considèrerait que les attentats sont « une juste réponse à la lutte contre Daech en Syrie ». Et d’évoquer « la complaisance dégueulasse d’une certaine extrême-gauche à l’égard du terrorisme islamiste ». « Juste réponse » ? « Complaisance » ? « Amis de Daech » ? On se demande bien où le rédacteur en chef de Charlie Hebdo est allé chercher de telles calomnies, et s’il se rend compte que George W. Bush, avec sa vision binaire du monde (« avec nous, ou avec les terroristes »), pourrait lui réclamer des royalties.
« C’est notre faute si l’on nous tue »
Le bal s’est poursuivi le 16 novembre avec un éditorial de Caroline Fourest sur France Culture, dont le titre se suffirait presque à lui-même : « Nos morts, notre légitime défense ». On y apprend, originalité suprême, ceci :
Comme au moment du 11 janvier [2015], les Français se sentent largement unis et solidaires après une attaque aussi lâche et aussi monstrueuse. Mais on entend déjà des voix discordantes. Par esprit retors, ou rebelle, à moins que ce ne soit le syndrome de Stockholm, vous en trouverez toujours pour donner raison aux assassins. (…) C’est la faute à notre intervention en Syrie. À nos guerres extérieures contre l’islam politique, selon Michel Onfray et le NPA. À notre islamophobie et à notre loi sur les signes religieux à l’école publique, selon les groupes victimaires habituels et le Guardian. C’est donc notre faute si l’on nous tue.
À quel moment les groupes et individus ciblés par Caroline Fourest ont-ils prétendu que les victimes des attentats étaient responsables de leur sort ? Aucun ! Ils ont même affirmé le contraire, en reprenant notamment le slogan « vos guerres, nos morts ». Mais l’éditorialiste de France Culture, adepte des raccourcis et des amalgames, ne s’encombre pas de nuances. Dans « le monde selon Caroline Fourest » (c’est le titre de la chronique), il n’existe que deux couleurs : le noir et le blanc. Et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle sont, forcément, dans le camp du terrorisme.
Sous la plume de Maurice Szafran, dans Challenges, c’est le point de vue de Michel Onfray qui est réduit à de ridicules simplifications. Le titre ? « Quand Michel Onfray trouve bien des excuses à l’État islamique », publié en « réponse » à une interview de Michel Onfray dans Le Point [7], au cours de laquelle Michel Onfray tente notamment de « mettre en perspective » les attentats en évoquant « les conditions qui ont rendu possible ce qui advient ». Mais essayer de comprendre, d’analyser les causes, revient pour Maurice Szafran à « excuser » les actes, et « in fine, à déresponsabiliser leurs crimes. » Le jugement de l’éditorialiste est sans appel : « L’accablement, la tristesse, et parfois même la gerbe, vous saisissent. » Rien de moins.
Les « islamo-gauchistes », les « amis de Daech » ou encore les « crétins », sont en fait, selon Franz-Olivier Giesbert des « marxo-pétainistes ». L’éditorialiste du Point développe sa réflexion (19 novembre 2015) : « En état de soumission devant l’ennemi, ils se prononcent contre toute mesure "sécuritaire" et tentent de terroriser tous ceux qui sortent des clous. » Drôle de vision des choses, quand on voit la difficulté que peuvent avoir certains à exprimer un point de vue dissonant… Puis, pour rendre complète son analyse, Giesbert ajoute que « ces maîtres-censeurs [sont] (…) les meilleurs alliés de Marine Le Pen. » Nous avions compris.
Choqués, révoltés, meurtris par les attentats ? Nous le sommes toutes et tous. Cela doit-il nous interdire de réfléchir ? Non. On peut évidemment ne pas partager les positions des organisations et des personnalités incriminées par les éditorialistes cités, et même considérer qu’elles sont à contretemps du deuil des familles et des proches des victimes, mais rien n’autorise à les balayer d’un revers de manche en ayant recours au mensonge et à la diffamation. À moins de penser que lorsque des attentats sont commis par des individus se réclamant de l’islam, toute réflexion et toute discussion doivent être suspendues. Ce qui est éminemment problématique, a fortiori lorsque des décisions politiques d’ampleur sont prises dans la foulée des attentats.
Or, réfléchir, comprendre, expliquer, ce n’est pas justifier. Il serait temps que certains le comprennent pour ne pas répéter éternellement les mêmes erreurs en faisant régner une terreur intellectuelle qui, sous couvert de défense de la liberté, tend à ruiner encore un peu plus les conditions élémentaires du débat démocratique.
Colin Brunel