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BHL, évidemment

par Mathias Reymond,

C’est un classique. Bernard-Henri Lévy est en tournée… dans les médias. À chaque opus publié, la presse est unanime et les mêmes superlatifs reviennent en boucle : son essai est une réussite. Tant sur le fond que sur la forme. Point. Notre philosophe des médias est accueilli par une armée de micros serviles, de caméras complaisantes et de stylos attentionnés. Il est chez lui, comme dans son salon, à son aise. La moindre réserve est interprétée comme l’aveu d’un ressentiment ou une attestation de la profondeur insondable de sa pensée. La moindre critique contribue au spectacle médiatique dont il est le Monsieur Loyal. Comment ? Pourquoi ?

BHL, inévitablement

La cuvée BHL 2007 a bénéficié d’un tapage médiatique qui n’a d’équivalent que les précédentes [1]. C’est le 1er octobre, dans l’émission de son ami Jean-Marie Colombani, « Faces à Faces », sur Public Sénat, que commence son marathon promotionnel. A moins d’être mort ou sourd et aveugle, il est impossible d’échapper au déferlement.

Le 4 octobre, au matin, on le retrouve chez son (autre) ami Jean-Pierre Elkabbach, sur Europe 1, radio amie puisque détenue par Arnaud Lagardère [2]. Le même jour, Le Nouvel Observateur ose une couverture audacieuse avec un Bernard-Henri Lévy qui prend la pose. À l’intérieur du catalogue publicitaire (accompagné occasionnellement d’articles) se trouve un copieux dossier de douze pages dans lequel le « philosophe » débat avec un confrère : Alain Finkielkraut. Le soir, c’est Frédéric Taddéï qui lui offre micro, caméras et projecteurs dans l’émission de papotage « Ce soir ou jamais » (France 3). La campagne est lancée. Et à compter du 8 octobre (la veille de la sortie de son livre en librairie), BHL est partout, incontournable et inévitable.

Le 8 octobre, donc, Libération lui consacre un portrait et Elle une interview fleuve. Le même jour, il glose aussi dans Le Parisien. Le 9 octobre, Nicolas Demorand l’accueille à bras ouverts dans le 7-10 de France Inter ; puis, imperturbable, BHL va jacasser dans « Le grand journal », sur Canal + où Michel Denisot l’accueille avec les égards dus à un monument de la pensée mondiale. Le 10 octobre, il est tout aussi bien reçu par l’équipe des Matins de France Culture. Le 11 octobre, il se fait portraiturer dans VSD et donne un entretien (pas très) exclusif à Paris Match. Le 12 octobre, c’est le quotidien parisien 20 Minutes qui le questionne avec une relative complaisance, et, en soirée, il est convié par le duo de choc Guillaume Durand/Sylvain Bourmeau pour parler de son livre (et, par la même occasion, de… BHL) dans « Esprits Libres » sur France 2. Courageux, le 14 octobre, Serge Moati, parce qu’il aime les défis, consacre au philosophe son émission « Ripostes » sur France 5 dans une « Spéciale BHL », parodie de débat où se succèdent adversaires et acolytes. Le même jour, c’est le quotidien lyonnais Le Progrès qui l’interviewe. Le 15 octobre, BHL est, à 8 heures, « L’invité du matin » de Christophe Barbier sur LCI. Le 16 octobre, il se produit dans la « Matinale » de Canal + ; puis, à 13 heures, il est invité dans le journal de i-tv avant d’être reçu, de 18 heures 15 à 18 heures 25, par Olivier de Lagarde pour l’interview politique sur France Info. Trois émissions le même jour...

Client idéal, Bernard-Henri Lévy sait se plier à toutes les exigences, à tous les publics et à tous les genres. C’est pourquoi, le 18 octobre, il se montre digne de la très mauvaise (et très droitière) émission phare de RMC : « Les grandes gueules » [3]. Le 19 octobre, BHL ne peut refuser l’invitation de Thierry Guerrier pour « C à dire » sur France 5. Le 21 octobre, Christine Ockrent, sous les regards complices de Philippe Val et Jacques Séguéla, le reçoit sur France 3.

On l’a compris : si Bernard-Henri Lévy a une qualité, c’est bien l’endurance. Ainsi le 23 octobre, il enchaîne à nouveau trois émissions. Débutant la journée dès 8 heures sur Radio Classique, il peut, après une longue sieste, aller deviser avec Michel Field sur LCI avant se faire lustrer (voir détails plus bas) chez l’impertinent Marc-Olivier Fogiel dans « T’empêches tout le monde de dormir » sur M6. Le 27 octobre, en fin de tournée, il rend à nouveau visite à son ami Jean-Marie Colombani dans « La rumeur du monde » sur France Culture. Le 29 octobre, adulé par tous, BHL est même reçu, par Patrick Poivre d’Arvor dans « Vol de Nuit », sur TF1. Le 31 octobre, il est l’invité de l’émission « Le bateau livre » sur France 5, le 1er novembre, il est sur France Inter dans « L’humeur vagabonde » et, le 3 novembre, il clôture (provisoirement ?) ce marathon médiatique sur Paris Première dans « Ça balance à Paris » animée par Pierre Lescure. Ouf !

Qui peut croire un seul instant que ce sont les seules qualités du livre ou le génie de son auteur qui peuvent lui valoir une telle consécration ?

BHL, amicalement

Accueilli partout et par tous pour répéter les mêmes poncifs, les mêmes invectives et les mêmes adorations (nous y reviendrons plus bas), Bernard-Henri Lévy a aussi bénéficié, c’est rituel, d’une critique plus que complaisante.

Charlie Hebdo ouvre la campagne. Autrefois ridiculisé dans cet hebdomadaire avec humour et virulence, caricaturé notamment par le dessinateur Luz dans le strip (forme de mini-BD) « Les Mondains » et sans cesse vilipendé par Philippe Val [4], BHL est désormais l’objet de tendres attentions de la part du directeur du journal et d’un silence complice du reste de la rédaction. Le 3 octobre 2007, l’éditorial de Philippe Val s’achève par ce dithyrambe : « Quand tous ses amis volaient au secours de la victoire de Sarkozy, au désappointement de ses détracteurs les plus fidèles [dont Val n’est apparemment plus], il [BHL] a volé au secours de la candidate de la gauche, au moment où seul un miracle qui n’a pas eu lieu pouvait la sauver. Dans ce livre intime et intense , il révèle des convictions, une vigilance et une réflexion quant aux principes de l’Etat de droit dont on ne peut pas dire qu’elles encombrent l’édition en ce moment. Ni le milieu médiatico-politique. » Avant d’ajouter : « Et la gauche (…) pourra trouver dans ce livre quelques éléments de fermeté politique nécessaires à sa réanimation. » Le renvoi d’ascenseur fonctionne encore et Philippe Val devrait en bénéficier en retour [5].

Le club des amis de BHL se forme autour de ce héros de la pensée… et les éloges se suivent et se ressemblent.

Le 4 octobre, l’ami Jean Daniel dans le Nouvel Observateur béatifie le philosophe de télévision : « il me faut préciser que, pour parler comme Françoise Giroud, j’ai toujours aimé les qualités de BHL bien plus que je ne me suis irrité de ses défauts. Dans son livre, il a raison de dire qu’en parlant de lui il parle de chacun et de tous. Il feuillette notre album de famille. » Et nous, nous feuilletons le sien…

Le 9 octobre, sur RTL, l’ami Alain Duhamel, chroniqueur comme BHL dans Le Point, précise qu’il est « l’écrivain le plus médiatique de France, l’idéologue le plus controversé, mais aussi le plus fameux, le symbole de l’intellectuel engagé. » Le 11 octobre, l’ami Claude Imbert, également éditorialiste au Point, toujours prompt à cogner sur la gauche, se réjouit dans cet hebdomadaire du renfort qu’il vient d’obtenir : « Cela dit, ne boudons pas notre plaisir, car quelle éloquence, chez BHL, pour encorner les vaches sacrées de la gauche, pour abattre de son piédestal la Sainte Révolution (« ni possible, répète-t-il après Foucault, ni désirable ») ! Quelle frénésie pour exorciser la religion horizontale d’une gauche extatique, agenouillée devant les totems majuscules de l’Absolu, de l’Histoire, du Progrès ! Quel zèle pour vitupérer un antilibéralisme unique en Occident, un antiaméricanisme maniaque, voire un antiracisme sélectif ! C’est trop beau, Bernard, n’en jetez plus ! » C’est trop beau, Claude, n’en jetez plus !

Le 11 octobre encore, dans Challenges, l’ami Jean-Marie Colombani, après avoir évoqué le livre de BHL dans sa chronique matinale sur France Inter du 5 du même mois, compare le philosophe des beaux quartiers à quelques John Wayne ou Marilyn Monroe : «  Telle une figure légendaire du cinéma américain, Bernard-Henri Lévy n’abandonne jamais ! » Avant d’ajouter ce qui sera le leitmotiv de tous les médias fascinés par le James Stewart de la pensée : « En tout cas, le paysage intellectuel et politique a toute chance d’avoir à se déterminer pour ou contre BHL. » Inviter un paysage à se déterminer est une trouvaille… Mais le « paysage intellectuel et politique » en question est, surtout, le lieu de convergence et de connivence des amis médiatiques de BHL.

Il reste que, au-delà du cercle des amis connus et reconnus, d’autres contributeurs de papier élargissent le cercle des flatteurs.

Ainsi Paris Match, le 11 octobre : « Un essai choc, mais aussi un de ses livres les plus personnels. » Ou encore Télérama, le 13 octobre : « Le meilleur du livre ? Au risque de heurter ceux qu’exaspère l’égo de l’auteur, affirmons qu’il s’agit des pages les plus personnelles : celles où BHL regarde derrière lui, évalue le chemin parcouru (Mai 68, le Cambodge, Sarajevo), réaffirme quelques convictions justes et sincères et inébranlables (dreyfusisme, aversion vis-à-vis de Vichy, anticolonialisme, antitotalitarisme) qui déterminent son appartenance définitive à la précaire « famille » de gauche. » Sans oublier Le Journal du Dimanche du 7 octobre qui entonne, le plus sérieusement du monde : « Contrairement aux apparences, il n’y a donc aucun "narcissisme", mais au contraire une grande humilité lorsqu’il se cite lui-même tout au long du livre , le 34e, et pas le moins bouillonnant, le moins effervescent. » Puis enchaîne avec le refrain : « Trente ans qu’il est là, trente ans que c’est toujours pareil avec ses livres : un débat s’installe "pour ou contre BHL". » Comme si depuis trente ans, le « pour » médiatique n’écrasait pas le pseudo-débat que les médias eux-mêmes mettent en scène…

Plus surprenante, la critique très favorable du Canard Enchaîné (24 octobre) écrite par Jean-Michel Thénard, transfuge de Libération  : « Un livre dont la qualité première est de rappeler que la gauche n’est pas soluble dans le sarkozysme. (…) Quand la mode à gauche est de tomber à droite, il est bon de voir un homme qui a skié avec Sarko se retenir de dévaler la pente de l’ouverture. La fidélité à ses convictions n’est pas chose si fréquente en ces temps de rupture qu’il ne faille la saluer. » Même tonalité chez Daniel Schneidermann, qui, dans Libération (12 octobre), déclare avoir apprécié les propos de BHL au sujet de Henri Guaino (« raciste ») [6], et souligne : « Et c’est idiot, mais on lui en était reconnaissant. On en est là. A être reconnaissant à BHL parce que lui, au moins, il n’ira pas siéger avec Hortefeux. »

Ne pas savoir admirer est sans doute pitoyable. Encore faut-il choisir avec soin les bénéficiaires de cette admiration. Seul un génie, semble-t-il, devrait bénéficier d’une telle unanimité… À moins que celle-ci n’ait d’autres motifs.

Pourtant, cette campagne de promotion tous-médias ne dure qu’un temps et le triomphe en librairie n’est qu’éphémère… Serge Halimi souligne judicieusement ce paradoxe : « Depuis trente ans, sa brigade d’acclamation a beau se déployer comme à la parade, et les médias s’agglutiner autour de lui, nul n’aurait l’idée de se procurer un de ses ouvrages une fois achevé le matraquage, presque totalitaire, de lancement de son dernier produit. » [7] Ce n’est pas le cas, par exemple, des livres de Raymond Aron, de Jean-Paul Sartre ou de Pierre Bourdieu, qui, eux, ont encore et toujours des lecteurs.

BHL, assurément

Plus que le livre lui-même ou que son auteur, la cohorte des intellectuels-journalistes ou des journalistes-intellectuels salue le « débat » dont ils sont les principaux acteurs et organisateurs et qui n’existerait pas sans eux.

Le livre de BHL fait donc « débat » ainsi que l’avoue ingénument Elisabeth Lévy dans Le Point (4 octobre) : « Quoiqu’on pense de l’ex-nouveau philosophe, son livre pose la question, plutôt douloureuse ces jours-ci, de l’identité de la gauche. » Mais cette question n’est nullement indépendante, dans les médias, de son orchestration médiatique, précisément. Et le débat coïncide avec son orchestration. La promotion du livre et les invitations à comparaître adressées à des responsables politiques ou à des intellectuels qui font le « débat », pour l’essentiel, n’existent que par cette promotion et par les comparutions médiatiquement organisées qui confrontent pro ou anti-BHL.

Ainsi, Le Point consacre 3 pages de son numéro au livre, et questionne Jean-Pierre Chevènement (l’éternel ennemi) : « Donnerez-vous des suites à ce livre ? » « Il ne le mérite pas », répond-il. Soit. Mais il répond. Et cela « fait débat ». En acceptant de répondre à l’interview, Chevènement contribue au « débat » et à la promotion de BHL. Même schéma dans Le Nouvel Observateur qui, entre une publicité pour un costume Ralph Lauren, et une autre pour l’Alfa Romeo 159 (prix TTC : 26 236,47 euros), s’interroge : « Polémique autour du « cadavre à la renverse » : Pour ou contre BHL ? » La polémique est entretenue par sept « personnalités » dont Michel Onfray, Olivier Besancenot et Alain Badiou.

Le dispositif médiatique est ainsi construit que toute réponse, même critique, contribue à la promotion du livre et permet d’entretenir un simulacre de débat. Au centre du dispositif, taillé sur mesure, celui qui se place lui-même au cœur des controverses et s’emploie à enrôler ses adversaires dans ce but : BHL. On se prend alors à rêver de refus de répondre ou de mots d’absence ainsi formulés : « Désolé, je n’ai pas le temps : je suis en train de relire Alice aux pays des merveilles.  » [8]

Comment ne pas être pris dans la glue ? Cette question ne se pose pas à ceux qui ont des motifs de servir.

Avec des réserves, comme Vincent Peillon : « Comment dire l’intérêt, l’agacement, l’amitié, la réflexion qu’a suscités pour moi la lecture de ce livre ? En disant d’abord qu’il faut le lire, et le prendre au sérieux, et le discuter. Pour déblayer le terrain : ce livre s’inscrit dans une famille, pas seulement celle de la gauche, mais la famille Humanité qui porte le deuil de Dieu et fait la chasse à tous ses succédanés ».

Sans réserves, comme Caroline Fourest : « Bernard-Henri Lévy a un talent indéniable pour donner de la vie aux débats enterrés. » Caroline Fourest, manifestement, n’a pas le temps de lire la presse ou de suivre les confrontations radio-télévisés (auxquelles elle participe). Sinon elle aurait découvert à quel point le débat sur le devenir de la gauche et la nécessité pour elle de se recentrer est « enterré », absent des controverses médiatiques ! Il est vrai qu’elle se fait une idée très personnelle et personnalisée de leurs principaux protagonistes : « c’est dire s’il était important que Bernard-Henri Lévy prenne sa plume pour contredire André Glucksmann ou Alain Finkielkraut. » [9]

L’ancien communiste Alexandre Adler, toujours dans ce formidable numéro du Nouvel Observateur, en profite même pour lancer un appel vibrant à son ami : « Alain Minc, André Glucksmann et moi-même, nous soutenons vigoureusement Sarkozy, et tous nous venons des profondeurs du Komintern. Allez Bernard, rejoins ta vraie famille. Car il faut combattre beaucoup d’ennemis qui nous ont pris la gauche et s’en servent avec ténacité. »

Les responsables de rédaction, éditorialistes eux-mêmes pour la plupart d’entre eux, l’ont décidé : le livre « fait débat » au sein de la gauche ; il doit « faire débat » puisque… nous le disons. Mais s’il fait débat dans la gauche, ce sont presque exclusivement ceux qui, venus des rangs du PS, comptent en faire une critique favorable qui sont mis à contribution [10].

Pierre Moscovici, après avoir fait la promo pour Bernard-Henri Lévy, sur France Culture le 6 octobre 2007 [11], se prosterne dans Le Monde des Livres (12/10) : « Je sais que Bernard-Henri Lévy agace parfois. Mais c’est aussi, c’est d’abord, un philosophe, un homme qui pense sans craindre la controverse, qui agit juste (…). Son livre, je l’avoue, m’est profondément sympathique, au sens fort du terme, car il exprime des sentiments que je partage. (…) Je partage largement ce diagnostic (…) Dans cette démonstration, qui rappelle un peu par son ton le Péguy de Notre jeunesse, (…), un livre utile au débat. (…) On y trouve une pensée, un avertissement, une grille de lecture. »

Manuel Valls, adulé par BHL, lui rend la pareille dans Les Echos (8 octobre) : « Le philosophe publie un livre-manifeste en faveur de la gauche (…). Il faut saluer, avant toute chose, le livre d’un homme viscéralement progressiste qui, conscient comme tant d’autres des dérives et des manquements de sa famille politique, se pose la question de sa filiation, de son devenir et de celui des siens. (…) La contribution de Bernard-Henri Lévy alimente déjà le débat. Avec brio. J’ai aimé cette idée selon laquelle il n’y aura pas de salut pour la gauche sans un acte de rupture qui la fera trancher dans le vif de son histoire, et donc de son nom. »

Même partition pour Jack Lang, égal à lui-même, dans Paris-Match (11 octobre) : « idées neuves », « ébranlements de certitudes », « cet ouvrage salutaire et décapant surgit à point nommé. Il claque au vent avec panache. » « C’est passionnant. Et revigorant. » « La gauche à réinventer devra s’inspirer de cet ouvrage, dont j’aime par-dessus tout la fraîcheur, la juvénilité, le souffle qui le portent. » Etc.

BHL, forcément

Au cours de sa tournée médiatique, face aux micros dociles et aux caméras attentionnées, Bernard-Henri Lévy, inlassablement, a reproduit le même discours, duplicata conforme de ce qui est dit partout, copie carbone de la pensée dominante. Ses propos sont ceux du consensus : la gauche doit faire son Bad Godesberg ; l’extrême-gauche, en raison son antiaméricanisme et sa critique à l’égard d’Israël, est antisémite ; les intellectuels de gauche (notamment Etienne Balibar, Pierre Bourdieu ou Jacques Derrida) s’inspirent de penseurs nazis ; Ségolène Royal est une femme séduisante ; Chevènement est « maurassien » ; etc. Pas de quoi étonner. Du ressassé.

Du ressassé que les majestés médiatiques adorent, comme elles chérissent son auteur, Bernard-Henri Lévy. Pour preuve son passage dans les Matins de France Culture, où le tutoiement est de mise et la connivence dégoulinante. Echantillon d’un sketch qui va faire fureur. BHL (à Alexandre Adler) : « mais moi contrairement à toi je n’ai jamais été stalinien. » Catherine Clément (à BHL) : « (…) dans votre livre, dans ton livre, parce qu’il n’y a pas de raison de prendre des masques de vouvoiement. » Ali Baddou (à tous) : « Je préfère le vouvoiement pour ce qui me concerne, mais allez-y Catherine. » BHL : « (…) Euh Catherine, moi je tiens au tutoiement parce qu’on se tutoie depuis 20 ans, donc je crois qu’il ne faut pas faire semblant de se vouvoyer, ça serait artificiel, si vous permettez Ali Baddou. » Baddou : « Bon. C’est une convention de radio, mais... » BHL : « mais là ce serait… enfin moi j’ai du mal... » Baddou : « vous êtes libre, vous êtes notre invité. » BHL (à Clément) : « Non. Tu as évidemment raison, euh non pardon, tu as tort sur Chevènement (…) ». Plus tard, Marc Kravetz : « Moi je vouvoie Bernard-Henri Levy simplement parce que je ne suis qu’un journaliste, (…) c’est vrai qu’on se tutoie dans la vie par ailleurs parce qu’on s’est connu à une autre époque, (…) le livre est passionnant (…) ». Le contraire nous aurait étonné… Enfin, Alain-Gérard Slama : « J’ai trouvé ton livre plutôt gentil. C’est-à-dire que je t’ai connu plus méchant. »

S’il n’est pas tutoyé par Marc-Olivier Fogiel (sévère avec les faibles et discipliné avec les puissants), BHL est tout de même très bien reçu dans l’émission « T’empêches tout le monde de dormir ». Accompagné des dessins mous de Tignous (dessinateur à Charlie Hebdo), « Marco » joue à la perfection son rôle d’attaché de presse et fait appel au soutien des autres invités. Après une nouvelle salve de BHL contre l’extrême-gauche (« Il y a une tradition antisémite dans la gauche française. (…) Cette tradition est en train de revenir sous d’autres formes. (…) Vous avez toute une partie de l’extrême-gauche aujourd’hui qui n’ose pas dire qu’elle est antisémite, mais qui dit qu’elle est antisioniste. ») l’animateur, que l’on a connu plus irrévérencieux (notamment avec le père misérable du chanteur Jordy [12]), donne la parole aux invités, forcément d’accord : « Vous êtes d’accord, Gérard Darmon, avec ce que dit Bernard-Henri Lévy, vous qui avez milité dans votre jeunesse auprès d’associations juives ?  » Réponse de Darmon : « C’est une tradition l’antisémitisme à l’extrême-gauche… » BHL le coupe. S’ensuit un échange de politesses assez cocasse. Puis Darmon reprend la parole : « Je trouve que c’est un homme qui est très attaqué, tout le temps, peut-être parce qu’il est un peu provocateur. Mais en tout cas, à chaque fois qu’il a eu l’occasion de parler de tous ses combats, de toutes ses luttes, (…) j’ai toujours été à 98% d’accord avec Bernard-Henri Lévy. » Et ce n’est pas Marc Lavoine, autre invité, qui va l’attaquer. Fogiel : « Marc, pareil ? » Lavoine : « Oui (…) C’est quelqu’un qui fait réagir, qui empêche les gens de tourner en rond… »

La complicité avec les intervieweurs devient même gênante lorsque ceux-ci finissent les phrases de l’invité. Quand BHL commence : « L’un des scandales et l’une des énigmes de ce temps c’est de voir comment le mot même de libéralisme… » Colombani termine : « … a été ostracisé par la gauche. Complètement, tout à fait. » Quand BHL entame : « Ils se trouve simplement que quand on a un peu d’oreille et qu’on travaille sur les idées comme moi, on sait que c’est une idée d’extrême droite [l’antiaméricanisme], c’est une vieille idée fasciste, ce sont les fascistes des années 30, ce sont les vichystes, ce sont les hitlériens d’ailleurs qui ont fait… » Jean-Pierre Elkabbach conclut : « … qui auraient contaminés la gauche. » En célébrant ainsi les idées de BHL, ils célèbrent les leurs. Dans « Duel sur la 3 » (France 3, 21 octobre) Christine Ockrent lâche : « Je recommande vos ouvrages. Excellent livre et qui devrait être d’une lecture indispensable pour tous ceux qui se réclament de la gauche diverse. Noël Mamère, l’avez-vous lu ? » Autre preuve marquante de la complaisance de ses intervieweurs : le discrédit qu’ils font à ses adversaires. Ainsi Olivier Duhamel, sur France Culture : « Dans ces attaques contre vous, ou dans ces critiques contre vous, est-ce que vous pensez qu’il y a une dimension antisémite ? » Tout est dit.

Bernard-Henri Lévy profite de tous ses passages pour pourfendre, aux limites de l’insulte, la gauche altermondialiste et les penseurs de gauche hétérodoxes.

À propos de l’antiaméricanisme et du Monde Diplomatique : « C’est aussi important que Bad Godesberg, nous dire par exemple en quoi leur anti-américanisme diffère de celui des fascistes des années 30. (…) Quand vous lisez le Monde Diplo les articles qu’on lit régulièrement sur la tentacule américaine, les synarchies new-yorkaises… » (Public Sénat, 1er octobre) « Synarchies new-yorkaises » ? Vérification faite, le mot « synarchie » n’est utilisé que dans un seul article du Monde Diplomatique, et l’occurrence « Synarchies new-yorkaises » n’apparaît jamais…

Autre motif de l’élégante broderie de BHL : les intellectuels proches de la gauche de gauche s’inspirent d’un penseur nazi. Et ça donne : « Je crois que la gauche renoue avec des vieux thèmes qui viennent de l’autre bord qui viennent des tréfonds de la pire droite française et d’ailleurs, il y a un chapitre que je consacre à cette affaire, un symptôme très intéressant dans la façon dont certains des grands intellectuels d’aujourd’hui retrouvent Carl Schmitt. Carl Schmitt qui est un théoricien nazi, théoricien des lois, qui a expliqué les lois et commenté les lois raciales de Nuremberg et dont se réclament aujourd’hui des gens comme Balibar, Bourdieu, Derrida à la fin de sa vie etc. » (France 3, 4 octobre) Peu importe ce qu’ils en disent. Le clinicien a diagnostiqué : ils s’en réclament. Et comme Pierre Bourdieu, à notre connaissance, ne le mentionne même pas, c’est probablement en lisant Libération que BHL a appris que l’expression « politique de la dépolitisation » employée par Pierre Bourdieu figurait également chez Carl Schmitt ; on imagine toutes les conséquences qu’un géant de la philosophie devait tirer de cette coïncidence ou de cet emprunt [13]. Retour sur investissement ? BHL possède 1% du capital de Libération. On n’ose croire que c’est pour cela qu’il préfère lire ce quotidien plutôt que les auteurs qu’il piétine pour disposer d’un piédestal.

Démolissant, avec la complicité de ses déférents interlocuteurs, cette « gauche antilibérale », il répète inlassablement qu’il est, lui, de gauche et le justifie : « Pour moi être de gauche, c’est être fidèle en même temps à quatre choses, à quatre mémoires, c’est tresser ensemble quatre fils : le dreyfusisme, l’antifascisme, l’anticolonialisme et l’antitotalitarisme » (Public Sénat, 1er octobre).

Les questions économiques et sociales (si l’on excepte quelques pages sur « les banlieues ») ne sont bien évidemment pas évoquées, ni dans son livre, ni dans ses sermons. D’ailleurs, explique-t-il dans « Ripostes » (France 5, 14 octobre), face à Olivier Besancenot : « A ce jour, je ne pense pas qu’on ait inventé mieux que le marché et le capitalisme (…), tout ce que je vois comme alternative possible au capitalisme est pire, donc je dis il faut faire à l’intérieur du capitalisme. » À l’intérieur du capitalisme, il y a le libéralisme économique, que BHL se refuse à distinguer du libéralisme politique : « La phobie de la gauche d’aujourd’hui du libéralisme, la façon qu’elle a de dire, sans distinguer entre bon et mauvais libéralisme, que le libéralisme c’est l’horreur, que le libéralisme c’est un gros mot, que le libéralisme est presque l’équivalent du fascisme… » « Elle parle du libéralisme économique dans ces cas-là… » lui précise Frédéric Taddéï (« Ce soir ou jamais », France 3). « Et bien non, corrige BHL, elle dit le libéralisme en général, les altermondialistes s’appellent des antilibéraux, c’est le courant antilibéral, c’est la gauche antilibérale si vous les écoutez bien, ils disent pas, je ne connais pas un grand texte et puis je, enfin c’est une peu mon métier, je regarde ça d’assez près, un grand texte qui distingue en effet le libéralisme économique qu’il faudrait en effet, qu’il faut réguler etc., du libéralisme politique qu’il faudrait conserver. » Pourtant si, il y a des textes… Mais certainement pas aussi « salubres », « stimulants » et « fondamentaux » que ceux de Bernard-Henri Lévy.

Finalement, à droite comme à gauche, beaucoup s’accordent sur les quatre piliers de l’ex-nouveau philosophe : « le dreyfusisme, l’antifascisme, l’anticolonialisme et l’antitotalitarisme ». Alors quelles différences entre un BHL qui vote Royal et un Alain Minc qui vote Sarkozy ? Aucune, à en croire ce dernier : « Je ne vois pas le rapport avec la gauche et la droite. Sur cette défense face à la nouvelle menace totalitaire, tous les gens raisonnables sont d’accord. François Furet aurait pensé comme toi, Raymond Aron comme toi et Jean-François Revel comme toi. (…) Mais si tu dis que l’apanage de la gauche, c’est d’être antiraciste et de lutter contre l’antisémitisme, mais alors en effet… la gauche a triomphé. » (« Esprits Libres », France 2, 12 octobre)

Ainsi, pour faire tourner les rouages du dispositif médiatique, il suffisait d’un seul lubrifiant : le prêt-à-penser sur lequel s’accordent la droite complètement « décomplexée » et la gauche qui, audacieusement, se décomplexe.

Ce prêt-à-penser est la camelote que refourgue Bernard-Henri Lévy pour exister médiatiquement. Guy Hocquenghem, en 1986, avait déjà diagnostiqué le problème dans sa lettre au plumassier : « Drogué aux médias, à la popularité, tu ne tiens qu’à l’applaudimètre. Ton inexistence morale, chevalier du vide, révèle l’inexistence, sous l’armure, des croisés de notre génération blanche. Et cette inexistence est inscrite en tes initiales, BHL. Tu n’as même pas de nom à toi, rien qu’un sigle, comme RATP ou SNCF. » [14]

Mathias Reymond

(Cet article est le fruit d’un travail d’observation collectif. Il n’aurait pas pu se faire sans les transcriptions des nombreux membres d’Acrimed qui ont suivi la trace du royal promeneur, flanqué de sa cour, et décrypté les médias pendant tout le mois d’octobre – sauf omission : Amir, Antoine, Benoît, Denis, Henri, Ian, Jean-François, Marcel, Marie-Laure, Nadine, Sébastien, Serge et Will.)

 
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Notes

[1Laissons à l’auteur, le soin de résumer son livre avec ses propres mots : « Le livre est une apologie de la mélancolie en politique, Dieu sait si je suis un amoureux de la gaieté de la vie et du bonheur de la vie, en politique je pense que le grand partage c’est le lyrisme et la mélancolie, les lyriques ont fait un mal de chien, à droite et à gauche, les lyriques de droite c’est les fascistes et les lyriques de gauche se furent les communistes haute époque, haute cuvée. Aujourd’hui, je pense qu’il faut introduire un peu de mélancolie dans tout ça. » (« Ripostes », France 5, 14/10)

[2Bernard-Henri Lévy était un ami intime de Jean-Luc Lagardère, le père d’Arnaud.

[3A ce sujet, voir « La radio du bon sens », Le Plan B, n°7, avril-mai 2007.

[4Val se réjouissait par exemple que BHL fasse l’objet des critiques de Serge Halimi dans Les Nouveaux chiens de garde : « Certaines citations, retranscriptions d’interviews, de débats, et portraits (...) sont généralement à hurler de rire, tel, page 81, le passage intitulé « Les amis de Bernard-Henri », à lire à haute voix entre copains... » (Charlie Hebdo, 19 novembre 1997) Puis Val écrivait en 1998 (Charlie Hebdo, 23 septembre), cette puissante saillie : « D’habitude, les philosophes sont les ennemis des marchands d’armes. Qu’ils deviennent porte-parole des porte-flingue est une nouveauté merveilleuse et inattendue. (...) Nos têtes pensantes : BHL (...) provoquent une hilarité libératrice qui, loin de témoigner d’un mépris douteux pour les intellectuels, exprime au contraire l’attachement aux valeurs de raison, de justice et de vérité ». C’est encore Philippe Val qui a consacré un article entier très hostile à BHL, le 27 mai 1998, sous le titre « BHL, l’Aimé Jacquet de la pensée ».

[5Le 9 juin 2005, c’était dans Le Point que Lévy cirait les pompes de Val : « Il y a un excellent petit livre, « Le référendum des lâches », de Philippe Val. » C’était aussi dans Le Point que le même libelliste, le 7 décembre 2006, parlait du « bel édito » de Philippe Val.

[6A ce sujet, un mystère demeure. Invité chez Jean-Marie Colombani (Public Sénat, 1/10/2007), Bernard-Henri Lévy explique : « D’abord Sarko facho, je suis jamais tombé moi, j’ai jamais dit ça et j’ai même d’ailleurs pendant le temps de la précampagne et de la campagne ferraillé contre ce cliché, ce lieu commun et cette imbécillité. » Pourtant quelques jours plus tard il s’emporte sur France Inter : « Guaino, il est raciste. C’est lui qui a fait le discours de Dakar, que le Président Sarkozy a prononcé et qu’il a dû découvrir dans l’avion parce que Sarkozy n’est pas raciste. (...) Ce discours est un discours raciste, celui qui l’a écrit est donc vraisemblablement un raciste. » Expliquez-nous, Bernard-Henri, cette contradiction : comment un homme, Président de la république en l’occurrence, majeur et conscient de ses faits et gestes, comment un homme dont c’est le métier donc, peut-il lire un discours « raciste » sans en approuver le contenu ? Et s’il regrettait ledit « discours raciste », ne s’en serait-il pas excusé ?

[7« L’oligarchie, le Parti socialiste et Bernard-Henri Lévy », Le Monde Diplomatique, novembre 2007.

[8De crainte de participer nous aussi à la campagne et au débat publicitaires, nous avons choisi d’attendre qu’elle s’achève, sans être certains, malgré tout, de ne pas y contribuer !

[9Ce disant Caroline Fourest prépare le prochain renvoie d’ascenseur. BHL, en effet, avait consacré une chronique entière dithyrambique dans Le Point (28 octobre 2004) au livre de Caroline Fourest, « Frère Tariq », « ce livre de science et de colère ».

[10Sur la place qu’occupe la pensée de BHL au cœur du PS, voir Serge Halimi, op. cit.

[11« J’ai lu le livre de Bernard-Henri Lévy, il se trouve. J’ai écrit un article pour un grand journal du soir qui paraîtra la semaine prochaine. [...] Entre Bernard-Henri Lévy et Jean-Pierre Chevènement, je préfère Bernard-Henri Lévy. »

[12On peut revoir le courage de Fogiel ici même.

[13Notre immense philosophe s’est en effet borné à détourner les propos de Jean-Claude Monod dans un entretien publié par Libération le 17 février 2007 et titré « Carl Schmitt est un ennemi intelligent de la démocratie ». Que dit Jean-Claude Monod ? « Dernièrement, Schmitt est devenu une référence centrale pour des philosophes d’extrême gauche comme Gorgio Agamben, Toni Negri […], Jacques Derrida ou Etienne Balibar. Ces penseurs ont trouvé chez Schmitt des outils pour penser les limites de ce que l’on peut appeler « l’idéologie démocratique libérale » telle qu’elle se manifeste depuis la chute du mur de Berlin. C’est un peu Carl Schmitt après Karl Marx et certains y ont vu un rapprochement entre les deux extrêmes. » Certains ? BHL, à n’en pas douter. Il s’est précipité sur cette citation et se l’est appropriée. Comme il a amputé la suivante : « Schmitt écrit que le libéralisme mène « une politique de dépolitisation » une formule reprise littéralement par Pierre Bourdieu, mais j’ignore si celui-ci en connaissait l’origine […] ». Ce détournement a été signalé sur le blog de Paul Moreira (lien périmé) (note ajoutée le 3 novembre 2007).

[14Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, 1986, Agone, Marseille, 2003, p. 168.

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