Rien n’a changé depuis la publication de l’article que nous avions consacré à ce sondage en 2001 : « Le baromètre “Confiance dans les médias” ou l’arroseur arrosé ». Ce « baromètre » est tout sauf scientifique : sa fabrication aboutit à une transformation des taux d’audience des différents médias en taux de satisfaction de ces mêmes médias au moyen de l’extorsion de réponses à des sondés auxquels TNS Sofres pose des questions qu’ils ne comprennent pas tous de la même manière et qu’ils ne se posaient pas nécessairement avant d’être contactés par cette entreprise (à but lucratif) de sondages.
On aurait pu espérer que Julia Cagé, forte de son statut de chercheuse, s’interroge sur la validité de l’instrument de mesure, au lieu de gloser sur les « résultats », et réplique par exemple au journaliste (sondomaniaque comme nombre de ses confrères) : « Écoutez Thomas Sotto, ce sondage ne vaut pas grand-chose parce ce n’est pas un outil adapté pour rendre compte de la réalité. Avez-vous déjà vu un chirurgien faire une dissection avec une truelle ? » Espoir déçu.
Et nos duettistes de « dire […] avec autorité » (comme le font leurs semblables chaque année) « les raisons que “la presse” peut avoir, à l’examen des chiffres qui tombent comme de véritables verdicts, de se réjouir ou au contraire de s’inquiéter devant le jugement que “les Français” porteraient sur elle alors que c’est l’instrument de mesure lui-même qu’il faut soumettre à la critique [1]. »
Qu’importe alors si ce baromètre n’est même pas en mesure d’indiquer le temps qu’il fait : l’essentiel, c’est qu’il offre l’occasion de parler de la pluie et du beau temps, d’opiner sur des agrégats d’opinions hétérogènes, de réaliser un micro-twittoir et de consoler un journaliste.
Parler de la pluie et du beau temps
– Julia Cagé : « Oui, alors ça c’est la bonne nouvelle, on va dire, de ce sondage. Les Français s’intéressent à l’actualité, 70 % environ des Français s’intéressent à l’actualité, c’est moins bien que les autres années […] Ce n’est pas si mal, ce n’est pas si mal par rapport à la situation par exemple aux États-Unis […] »
– Thomas Sotto : « Alors justement, on en vient à cette question de la confiance. Les gens consomment de l’information, mais est-ce qu’ils croient ce qu’on leur raconte globalement ? »
– Julia Cagé : « Pas du tout. »
– Thomas Sotto : « Ce n’est pas bon ça. »
La confiance accordée au sondage par nos duettistes est nettement supérieure à la confiance que les sondés, si l’on en croit le sondage, accordent à « ce qu’on leur raconte » !
– Thomas Sotto : « Plus confiance d’accord. 55 % des sondés se disent, en écoutant les infos à la radio, qu’elles sont fiables. Alors on est content, mais 55 % c’est pas lourd quand même ? »
– Julia Cagé : « Ce n’est pas beaucoup. »
– Thomas Sotto : « C’est un sur deux quoi. »
– Julia Cagé : « C’est plus que 31 sur internet, mais c’est très faible. »
Analyse scientifique ou commentaires au doigt mouillé ? À quoi sert un sondage pseudo-scientifique ? À exercer sa liberté d’exprimer des opinions approximatives sur des à-peu-près sondagiers. Exemple :
– Julia Cagé : « Les médias ont beaucoup mieux fait leur travail au niveau du 13 novembre, je pense qu’ils avaient tiré les leçons de “Charlie”, ils ont été plus prudents et si on interroge les Français, en fait les Français le reconnaissent, et alors dans ce sondage on pose plein de questions aux Français : “De quoi on a trop parlé ? De quoi on n’a pas assez parlé ?” Et sur les attentats ils sont contents. C’était pile bien. »
– Thomas Sotto : « Trop parlé : la sex-tape de Valbuena, le scandale de la FIFA… »
– Julia Cagé : « Oui c’était pas faux. »
Opiner sur des opinions
Il faut le souligner : ce sondage n’est pas un sondage de comportement qui, portant sur des pratiques effectives, pourrait fournir de précieux indices, mais un sondage d’opinion qui agrège des « réponses » dont les significations sont hétérogènes. Quel sens, par exemple, peut avoir un pourcentage sur la confiance que « les Français » peuvent accorder à », sans plus de précisions ni de distinctions « LA presse écrite »… que nombre des sondés ne lisent pas ou pas régulièrement ?
Ainsi, le sondage soulève des questions si générales que chercher une signification aux « réponses » n’a guère de sens. Et que dire de la surenchère qui consiste, pour les besoins du commentaire, à donner des interprétations générales, à partir d’agrégats de « réponses » (parfois incommensurables entre elles tant la compréhension d’une question peut connaître de fortes variations d’un sondé à l’autre) générales et à attribuer une opinion aux « Français » ou à globaliser les médias ou certains d’entre eux [2] Faire parler des pourcentages qui agglomèrent des réponses aux significations hétérogènes relève de la divination et du coup de force rhétorique.
Exemple, déjà cité :
– Thomas Sotto : « Déjà de manière globale, est-ce que les Français s’intéressent à l’actualité ? »
– Julia Cagé : « Oui, alors ça c’est la bonne nouvelle, on va dire, de ce sondage. Les Français s’intéressent à l’actualité, 70 % environ des Français s’intéressent à l’actualité, c’est moins bien que les autres années. »
Mais qui nous dira ce que signifie pour les sondés « s’intéresser à l’actualité », quelle « actualité » les intéresse et comment ils s’y « intéressent ». Peu importe, apparemment... Et ce ne sont pas les quelques exemples précis sur lesquels les sondés sont sondés qui permettent de savoir exactement qui s’intéresse à quoi, comment et pourquoi.
Autre exemple :
– Julia Cagé : « Je pense que c’est parce qu’il y a une plus grande stabilité de format, ils ont plus leurs repères, il y a un nombre de radios relativement limité. »
– Thomas Sotto : « Plus confiance d’accord. 55 % des sondés se disent en écoutant les infos à la radio qu’elles sont fiables. Alors on est content, mais 55 % c’est pas lourd quand même ? »
– Julia Cagé : « Ce n’est pas beaucoup. »
– Thomas Sotto : « C’est un sur deux quoi. »
Selon le sondage, les Français font plus confiance à la radio. Mais quelles radios ? Et pourquoi les sondés disent faire confiance ? Parce que les infos radiophoniques sont plus « fiables », tente de se rassurer Thomas Sotto. N’est-ce pas plus simplement parce que les sondés les écoutent, alors qu’ils lisent peu les journaux d’information générale ?
Réaliser un « micro-twittoir »
Les sommets de l’insignifiance et du grotesque sont atteints quand Thomas Sotto, visiblement à cours de questions, ponctue l’entretien par la lecture à l’antenne de tweets d’auditeurs, qui ne sont que l’expression de mouvements d’humeur (parfois sans le moindre lien avec le « thème » de l’interview), et ne peuvent qu’alimenter un flot de propos de comptoir auxquels Julia Cagé apporte de bonne grâce sa propre contribution.
Florilège :
– « Eh bé justement on a un tweet de marco 91300 : “N’est-il pas plus compliqué d’informer aujourd’hui avec l’omniprésence des réseaux sociaux ?” »
– « Comment l’expliquer ça, “Comment faire confiance à certains médias alors qu’ils recherchent plus le sensationnel que la vérité de l’information ?” C’est ce que nous tweete à l’instant debobo par exemple. Voilà, ça ça fait partie des choses, sur tweeter on en a plein des messages comme ça, “vous dites n’importe quoi, vous roulez pour untel, vous roulez pour machin, on ne peut pas vous faire confiance” »
– « J’ai une question de Jean-François sur Europe1.fr : “J’ai l’impression que les partisans du complot sont de plus en plus présents.” [Où est la question ? ] Voilà, on nous cache tout, on nous dit rien, rien ne se passe comme ça se passe. »
– « Hmmm, un petit tweet en passant, lolohighlander : “On peut vous écouter sans vous apprécier.” Boum, ça c’est fait. »
Consoler Thomas Sotto
« Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent
– aux pressions du pouvoir et des partis politiques ?
– aux pressions de l’argent ? »
Selon ce sondage, à peine plus du quart des sondés jugent que les journalistes résistent à ces deux types de pressions.
Rien dans le sondage ne permet de savoir ce que les dits sondés comprennent quand on leur parle d’indépendance et s’ils tiennent compte de la précision apportée dans la question quand elle invite à mesurer leur indépendance à leur capacité de résister. Rien dans le sondage ne permet de savoir ce que sont les pressions en question et comment elles s’exercent, et en particulier de quelles « pressions de l’argent » il est question. Qu’importe : Thomas Sotto, lui, sait ce qu’« on » reproche aux journalistes et comment il convient de répondre à ces reproches.
– Thomas Sotto : « Mais comment on fait nous journalistes pour convaincre nos auditeurs, nos téléspectateurs, nos lecteurs, que non on n’a pas tous les matins une petite note qui nous dit “Tiens, tu as le droit de dire ça, tiens, tu n’as pas le droit de dire ça” » ?
Et deux échanges plus loin :
– Thomas Sotto : « Parce qu’on peut nous reprocher d’être de mauvais journalistes, mais on est indépendants, on fait ce qu’on veut, on dit ce qu’on veut, on le fait peut-être mal et chacun a le droit de l’apprécier, mais c’est quand même un fantasme qui est très répandu… »
Au lieu de signaler à Thomas Sotto que s’il est aux commandes de la matinale d’Europe 1, c’est qu’on n’a précisément pas besoin de lui fournir une « petite note » pour qu’il ne fasse pas de vagues quand il dit ou fait « ce qu’il veut », Julia Cagé préfère tenter d’apaiser sa mélancolie :
– Julia Cagé : « Alors il faut regarder quand même le détail de ce sondage, et en particulier ce qu’il y a de bien dans ce sondage c’est qu’on demande aux gens “Pourquoi vous ne faites pas confiance aux médias ?” Et une des réponses en fait, ils disent : “On ne fait pas confiance aux journalistes parce qu’on pense que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions de l’argent et du pouvoir.” Je pense qu’il y a une vision fausse en France de la figure du journaliste, on pense que le journaliste est surpayé, alors on pense que le journaliste dîne tous les soirs avec les grands patrons. »
– Thomas Sotto : « Sans jamais payer. »
– Julia Cagé : « Sans jamais payer. Alors que déjà la plupart des journalistes se l’interdisent et la plupart des journaux des médias l’interdisent à leurs journalistes. »
Et Julia Cagé de poursuivre en précisant son diagnostic et en préconisant ses solutions pour garantir l’indépendance des journalistes. Le sondage n’est alors qu’un simple prétexte à opinions, parmi d’autres possibles [3].
Les commentaires de ce sondage ressemblent à s’y méprendre aux débauches de bavardages qui accompagnent les résultats d’un scrutin quand on prétend y découvrir, en parlant à leur place, les « messages » adressés par les électeurs. Et l’on ne peut que remercier Thomas Sotto et Julia Cagé : leurs propos et comportements illustrent à merveille ce que nous écrivions en 2001 dans les deux articles que nous avons consacrés à ce baromètre [4], et en particulier dans la conclusion du second d’entre eux :
« Comment les médias dominants pourraient-ils critiquer la valeur de connaissance et la portée démocratique des sondages – dont ils usent et abusent – sous prétexte que l’un d’entre eux les concerne directement ? [...] Le rôle des sondages sur les médias est indissociable du rôle des sondages dans les médias. Qu’importe si l’arroseur est arrosé : il s’imagine qu’il paie ainsi le prix de sa contribution à l’essor de la démocratie, même si les sondés ne lui sont guère reconnaissants de ce sacrifice. »
Henri Maler et Denis Souchon
Annexe : transcription de l’interview en .pdf