Brice Couturier s’était déjà illustré sur le terrain de la critique des médias en janvier 2016, lors de sa participation au colloque du Comité Orwell [1], en déplorant notamment que les « commentateurs autorisés » passent leur temps à « noyer le poisson », par exemple avec « le coup du loup solitaire qui est destiné à masquer le fait que nous avons dans notre pays une cinquième colonne islamiste ». Une critique, émise sans aucun exemple à l’appui, et au mépris des innombrables contre-exemples de dénonciation d’une « cinquième colonne islamiste » par des « commentateurs autorisés », qui n’a bien sûr rien à voir avec celle menée par Acrimed depuis 20 ans. Et l’émission des « Matins » du mercredi 6 avril allait donner à Brice Couturier une nouvelle occasion d’illustrer cette différence.
Un chroniqueur indigné
L’animateur Guillaume Erner recevait ce matin-là Manuel Cervera Marzal [2], Michaël Foessel [3] et Clémentine Autain [4]. Le thème de l’émission (disponible ici) était « Colères sociales : de la résignation à la mobilisation ». Il y était notamment question des mobilisations « Nuit Debout », dont Brice Couturier avait fait savoir ce qu’il pensait la veille par un tweet dénonçant une manipulation (inconsciente ?) des journalistes relatant cette mobilisation [5].
Comme tous les matins, Brice Couturier intervient dans la seconde partie de l’interview. Ce jour-là, Guillaume Erner lui demande son avis de « libéral de gauche » à propos du rôle politique de la colère, décrite par Michaël Foessel comme moteur de la démocratie : « Comment les libéraux verraient-ils la colère et sa traduction politique, Brice Couturier ? » Ainsi invité à donner son point de vue, Brice Couturier s’y refuse, estimant que les conditions ne sont pas satisfaisantes pour s’exprimer, et ce en raison du manque de diversité des points de vue représentés : « Écoutez, je m’en voudrais de faire entendre une note dissonante au sein de cette assemblée générale ni prétendre incarner à moi tout seul la gauche gouvernementale et non radicale. […] Je n’ai pas vocation à servir de punching-ball à une assemblée générale de quatre ou cinq personnes qui pensent de la même façon. Moi je ne veux pas incarner à moi tout seul la diversité idéologique autour de ce plateau, donc je vous laisse entre vous. » L’embarras de Guillaume Erner n’y fera rien : Brice Couturier quitte ensuite le studio, « hors de lui » [6].Plus tard dans la matinée, le chroniqueur continuera d’expliquer sa position sur Twitter.
Une critique des médias en mots et en acte donc : Brice Couturier, au cours d’une émission dans laquelle il officie chaque matin depuis des années, considérant qu’il lui est impossible de s’exprimer dans les conditions qui lui sont proposées, le signale et quitte le plateau. Attitude parfaitement respectable… ou plutôt qui le serait si elle témoignait d’une position de principe que Brice Couturier aurait à cœur de respecter en tout temps, sur tous les sujets, valable pour lui-même comme pour ses invités.
Deux poids...
Las, les auditeurs des « Matins » savent bien que Brice Couturier est habituellement bien plus conciliant. En effet, ils ne l’ont pas entendu protester aussi énergiquement lorsque les « Matins » ont déroulé le tapis rouge à Jean-François Copé, Anne Hidalgo [7] et Alain Juppé [8].
De même, le choix des invités dans les « Matins » qui ont traité de la loi Travail a sûrement retenu l’attention d’un critique aussi attaché à la « diversité intellectuelle ». Le 7 mars dernier, l’émission recevait Gilles Finchelstein, publicitaire chez Havas et directeur général de la Fondation Jean Jaurès (« boîte à idées » du PS), Pierre Cahuc, économiste intervenant « en tant que scientifique pour soutenir le projet de loi El Khomri » [9] et Benjamin Lucas, du mouvement des Jeunes Socialistes, seul critique du projet de loi présent jour-là. Subtilement titrée « Loi El Khomri : la gauche se trahit-elle en réformant ? », l’émission se déroulait donc à 2 contre 1, et même à 3 contre 1 en comptant … Brice Couturier, indiscutablement dans le camp des soutiens à la loi El Khomri [10]. Le chroniqueur cultivé tolérait donc ce jour-là que le représentant des Jeunes Socialistes puisse servir de « punching-ball » à trois partisans de la loi El Khomri.
Quelques jours plus tard, le 24 mars, la « diversité idéologique » sera encore illustrée par les « Matins ». La première partie était consacrée à Philippe Aghion, économiste [11] venu défendre la « flexisécurité » (c’est-à-dire, en l’occurrence, la loi El Khomri), et la seconde partie à Daniel Cohn-Bendit, venu présenter son livre, et qui plaidera pour … la « flexisécurité » ! [12] Cette fois encore, Brice Couturier ne semble pas avoir trop souffert du consensus qui se dégageait de la discussion, « entre gens raisonnables ». L’expression utilisée ici par Brice Couturier pour qualifier les positions allant du Parti socialiste aux Républicains, est synonyme du « cercle de la raison » d’Alain Minc – selon Brice Couturier lui-même [13].
... et deux mesures
Résumons les règles qu’un chroniqueur cultivé doit suivre pour veiller au respect d’une « diversité intellectuelle » (ou idéologique) de qualité : tant qu’on ne sort pas du « cercle de la raison », on n’est jamais trop nombreux. Hors de ce cercle, on ne saurait donner la parole à plus d’un invité à la fois, entouré d’autant de « raisonnables » qu’on veut. Si leur présence fait fuir le « déraisonnable » – ce qui n’arrive heureusement presque jamais, accusez-le de fuir le débat. Si les « déraisonnables » sont trop nombreux, quittez le plateau – en les accusant d’empêcher tout débat.
Un attachement limité au pluralisme que nous avions déjà relevé, il y a dix ans, dans l’émission produite par Brice Couturier, « Du grain à moudre », où la « diversité intellectuelle » avait été sévèrement mutilée dans une émission consacrée à l’« autopsie de l’extrême-gauche par des animateurs cultivés », au cours de laquelle six des sept intervenants (dont Brice Couturier et Julie Clarini, producteurs et animateurs de l’émission) se prévalaient de positions très hostiles aux courants politiques dont ils discutaient. La septième intervenante revendiquait la neutralité …
L’année suivante, Brice Couturier et Tara Schlegel se demandaient dans la même émission « Reste-t-il une sociologie en France après Bourdieu ? ». Comme nous l’écrivions alors », « il s’agissait simplement de permettre aux sociologues invités de dire tout le mal qu’ils pensent de l’œuvre de Pierre Bourdieu, de son auteur et de ceux qui, très nombreux, appartiennent, directement ou pas, à son école (en les traitant en simples « épigones », comme les compères réunis autour du micro ne cesseront de le dire). Bref : une émission de règlement de comptes, affranchie des règles les plus élémentaires de la discussion rationnelle ». Une émission à laquelle Brice Couturier a participé de bout en bout.
Critiquer les médias dans les médias, et notamment mettre en cause le dispositif médiatique qui empêche ou limite trop sévèrement la possibilité de développer le propos que l’on souhaite exprimer : voilà une attitude qu’Acrimed ne peut qu’encourager. Elle permet d’éclairer certaines logiques médiatiques qui affaiblissent voire annihilent la possibilité d’expression de certains groupes et de certaines idées [14]. En particulier, les mouvements qui contestent l’ordre social ont tout intérêt à contester l’ordre médiatique, y compris dans les médias qui les invitent en contraignant leur expression. Quant à Brice Couturier, force est de constater que sa réaction lors de l’émission du 6 avril 2016 relève moins de la critique des médias que d’un caprice d’éditocrate habitué à ce que les discussions qui se tiennent dans son studio, opposant les « tout à fait d’accord » aux « relativement d’accord », ne sortent pas du cercle étroit de sa raison cultivée.
Martin Coutellier