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Bruno Denaes et Serge Schick, parrains de la publicité sur Radio France

par Denis Souchon,


Le 15 mars 2018, dans l’émission « La grande table » sur France Culture, est diffusée la chronique « Le rendez-vous du médiateur ». Ce jour là elle consiste en un entretien entre Bruno Denaes et Serge Schick qui sont respectivement « médiateur » et « directeur du marketing stratégique et du développement » [1] de Radio France.

Cet entretien est titré « La publicité envahit-elle France Culture ? » et l’animatrice, Olivia Gesbert [2], introduit d’un ton badin l’échange entre les deux sommités : « La publicité envahirait-elle France Culture comme semble le croire un certain nombre d’auditeurs qui nous ont beaucoup écrit ces derniers jours ? Et comble du comble France Culture ferait de la pub pour Amazon. Qu’en est-il exactement ? (...) »

On peut distinguer trois séquences dans cet entretien dont le fil conducteur consiste à mobiliser d’apparents arguments visant à justifier et « naturaliser » la présence incongrue de la publicité sur les stations de radio du service public.


Ceci n’est pas une publicité, et/ou comment faire la différence entre la publicité et la publicité


- Bruno Denaes : Alors plusieurs auditeurs, comme Mathieu [3], nous ont interpellés : « J’ai été désagréablement surpris ce matin vers 7 heures avec l’apparition d’une publicité pour Audible, une filiale d’Amazon. Que vient faire une telle pub sur France Culture ? »
- Serge Schick : Alors ce n’est pas vraiment une publicité, c’est ce qu’on appelle du parrainage, donc ce sont deux choses différentes. La publicité, c’est quand vous avez des écrans de publicité classiques, le parrainage c’est quand un annonceur choisit un programme parce qu’il estime qu’il est proche de son image de marque pour être présent sur nos antennes. Il n’y a pas de pub classique sur France Culture, c’est interdit par le cahier des charges. En revanche le parrainage, lui, est ouvert à la publicité (sic) et on le fait de manière, de façon assez discrète.
- Bruno Denaes : Et qui correspond aussi un petit peu à l’image de France Culture ?
- Serge Schick : Oui, tout à fait. En l’occurrence, Audible, pour ne pas la citer, mais on est bien obligés de la citer, c’est une marque qui produit des livres audio qu’on peut donc écouter et la plupart du temps dans des champs assez proches de la culture.

Au commencement était le verbe : Serge Schick, qui débuta sa brillante carrière dans une entreprise de... publicité, imagine qu’il lui suffit, pour faire cesser les protestations des auditeurs, de décréter du haut de son Olympe de spécialiste du « marketing stratégique » que la publicité n’est pas de la publicité… lorsqu’elle est intégrée, ou plutôt maladroitement camouflée, dans un programme afin de cibler le type de public que l’annonceur estime être potentiellement consommateur de ses produits.

Heureusement pour lui et les intérêts qu’il défend, le « médiateur » veille et vole à son secours en tentant de déplacer le projecteur :


- Bruno Denaes : Alors, les auditeurs ont souvent en effet du mal à faire la différence entre publicité et parrainage. Mais l’un comme l’autre, ça nous rapporte un peu d’argent ?
- Serge Schick : Bien sûr, le parrainage nous rapporte un peu d’argent, donc peut-être pour revenir sur la publicité sur les antennes de Radio France : France Inter, France Info, qui sont nos antennes principales, France Bleu également, ont accès à la publicité classique. Ça n’est pas le cas de France Culture, ça n’est pas le cas de France Musique, ça n’est pas le cas de FIP et ça n’est pas le cas de Mouv’. Donc vous voyez que le champ de la publicité traditionnelle est limité : il est limité par principe et il est aussi limité en volume, nous avons des contraintes de volumes à ne pas dépasser et bien sûr, on s’attache à ne pas les franchir.
- Bruno Denaes : Donc vous rassurez les auditeurs de France Culture, il n’y a pas de changement, le cahier des charges est toujours le même : pas de pub.
- Serge Schick : Absolument.

Bruno Denaes et Serge Schick forment un duo de sophistes épatant ! Tout en reconnaissant l’existence du « parrainage », c’est à dire d’un type sophistiqué de publicité (à peine) déguisée sur France Culture, ils assènent avec aplomb qu’il n’y a pas de publicité sur France Culture. Mais le « meilleur » est à venir.


La publicité est l’avenir de la culture


- Bruno Denaes : Alors en revanche, cela me vaut régulièrement des messages d’auditeurs, certains d’entre eux s’étonnent donc justement du « pas de pub sur France Culture », mais [que] pour écouter les podcasts il faille passer finalement par l’écoute d’un message publicitaire. Alors les règles ne sont-elles pas les mêmes ?

- Serge Schick : Les règles ne sont pas les mêmes. Nous n’avons pas d’obligation concernant la publicité par les voies électroniques. Alors on s’auto-censure, si je puis dire, nous-mêmes, c’est à dire qu’on a décidé en fait qu’on adopterait les mêmes règles sur les podcasts, par exemple, que pour la publicité classique. Donc on fait très attention à la nature par exemple de l’annonceur : évidemment aucun annonceur qui est interdit par les règles législatives, nous ne mettons pas non plus de publicité sur les podcasts qui sont liés à l’information, on pourrait parce que sur…
- Bruno Denaes : C’est pas interdit ?
- Serge Schick : C’est pas interdit sur Internet ou sur les réseaux numériques mais nous interdisons, pardon de le faire.

Alors qu’au prix d’un petit arrangement avec la réalité ils viennent de proclamer contre toute évidence qu’il n’y a pas de publicité sur France Culture, nos duettistes n’ont aucun problème à reconnaître qu’il y a de la publicité sur les podcasts de… France Culture… qui font partie des biens rendus accessibles par France Culture à ses auditeurs. Et ce n’est pas fini :


- Bruno Denaes : Alors pourquoi de la pub sur les podcasts ?
- Serge Schick : Alors pour une raison très simple, c’est qu’en fait d’une certaine manière on est victimes de notre succès. Pour vous donner un ordre d’idée, sur le mois de janvier 2018 il y a eu plus de 22 millions de podcasts sur France Culture…
- Bruno Denaes : Pas mal !
- Serge Schick : … par mois, ce qui était un merveilleux succès. L’année dernière on en était à 15 millions. Donc vous voyez que la croissance est très importante. Eh bien il se trouve que, contrairement à la diffusion hertzienne (quand vous êtes en diffusion hertzienne, que vous ayez 2 millions, 6 millions, 12 millions d’auditeurs ça ne changera rien), les podcasts, c’est pas la même chose puisque c’est du téléchargement donc ça consomme ce que l’on appelle de la bande passante. Donc plus vos podcasts ont du succès, plus ça vous coûte de sous en bande passante mais aussi en montage, et puis on l’espère bien, demain, en création originale. Ça permet donc aussi de financer les podcasts entre guillemets originaux, ceux qui vont être conçus dans le futur, nativement pour la diffusion numérique.
- Bruno Denaes : Il y en a déjà d’ailleurs sur France Culture.
- Serge Schick : Tout à fait, absolument.
- Bruno Denaes : Mais ça permet aussi d’avoir des podcasts gratuits.
- Serge Schick : Bien sûr. C’était un peu un choix en fait, et on a de loin privilégié les solutions d’un accès libre et gratuit aux podcasts plutôt qu’un accès payant qui, nous semble-t-il, ne correspond pas à la nature de notre mission de service public.

Nos compères, touchés par la grâce commerciale, essayent de faire croire que le recours à la publicité permet à Radio France de financer la création et la mise à disposition gratuite de podcasts alors qu’il s’agit d’abord d’un abandon de l’esprit de service public corrélé à une soumission, tellement volontaire qu’elle est en fait adhésion, aux politiques de sape de l’audiovisuel public par le biais d’un sous-financement structurel dont l’un des objectifs est de rendre « naturelle » l’idée qu’il est nécessaire de gérer-le-secteur-public-comme-une-entreprise.


Il n’y a pas d’alternative à la publicité


- Bruno Denaes : Alors pour terminer Serge Schick, étant souvent interpellé sur cette question, il faudrait peut-être rappeler pourquoi malgré la contribution à l’audiovisuel public, donc l’ex-redevance, Radio France ne peut pas se passer de publicité.
- Serge Schick : Alors on ne peut pas s’en passer parce qu’aujourd’hui, la publicité représente environ 6 % du budget à Radio France
- Bruno Denaes : Ce qui n’est pas énorme.
- Serge Schick : Donc ce n’est pas énorme, mais vous savez qu’en période de raréfaction des finances publiques, c’est aussi notre marge de manœuvre. Et donc si Radio France veut continuer à innover dans la création, dans le numérique, pour être présent de façon plus large sur les réseaux, eh bien il faut avoir évidemment de l’argent, ce qui permet de le faire. On est d’ailleurs très économes dans nos investissements, peut-être d’ailleurs trop économes dans nos investissements, ça fait partie du débat public aujourd’hui et donc [4] il nous faut des ressources complémentaires par rapport à la redevance.

Nos pédagogues reprennent ici la vieille technique des sectateurs du capitalisme qui consiste à décliner l’expression « There Is No Alternative » [5] tout en continuant leur travail publicitaire en faveur de la publicité, que Serge Schlick n’hésite pas à qualifier de « marge de manœuvre » pour Radio France.


- Bruno Denaes : Alors il y a certains auditeurs qui sont très anti-pub qui nous disent « on serait prêts à payer plus pour la redevance et qu’il n’y ait pas de publicité. » Cela dit ça ne dépend pas de nous ?
- Serge Schick : Non, bien sûr, ça ne dépend pas de nous, si vous avez suivi l’actualité internationale vous vous rendez même compte que dans certains pays il y a carrément [BD : Comme la Suisse.], voilà, comme la Suisse, des « votations » comme on dit en Suisse, qui ont proposé carrément de supprimer la redevance. Alors on n’en est pas du tout là en France, mais on est quand même dans une situation où, en tout cas les pouvoirs publics, c’est vrai partout en Europe d’ailleurs, ne sont pas disposés à ce qu’il y ait plus de contribution publique.
- Bruno Denaes : Merci Serge Schick, directeur du marketing stratégique et du développement de Radio France.

Nos deux camelots tentent de mettre un terme au débat qu’ils n’ont même pas ouvert quant à l’avenir « raisonnable » de la publicité sur les radios du service public : supprimer la publicité nécessiterait une augmentation de la contribution publique, ce qui est pour eux inenvisageable dans un contexte où, selon nos Pangloss de service, une initiative de membres d’un parti de la droite extrême suisse (l’UDC) visant à supprimer la redevance qui contribue au financement de l’audiovisuel public suisse devient subitement le référentiel absolu en matière de politiques publiques. Le « médiateur » et le « marketeur » oublient pudiquement de préciser que lors de cette votation, le 4 mars 2018, 71,6 % des votants se sont prononcés contre la suppression de la redevance...

***

Terminant leur numéro en évacuant toute possibilité de trouver de nouvelles ressources publiques qui permettraient de mettre fin à la publicité sur Radio France, Bruno Denaes et Serge Schick oublient, ou feignent d’oublier, une piste (parmi de nombreuses autres) avancée dans une tribune titrée « Que vive la télévision publique ! », parue dans Le Monde daté du 19 octobre 1988 dans laquelle Pierre Bourdieu, Ange Casta, Max Gallo, Claude Marti, Jean Martin et Christian Pierret suggéraient à propos de la télévision publique des pistes pouvant être transposées à la situation actuelle de Radio France. Extraits :

Il s’agit de décider si [...] ceux qui font la [radio] doivent être pour les [auditeurs] [...] des créateurs de liens, ou simplement les camelots de la reine Audience, tout juste bons à encadrer des spots publicitaires. [...] La [radio] publique doit renoncer à la manne publicitaire et échapper, du même coup, aux contraintes de l’audimat. En contrepartie, elle sera financée par une contribution - prélevée sur l’ensemble des recettes publicitaires [qui n’existeront que dans le secteur privé] -, qui constituera un apport essentiel à la renaissance d’une [radio] publique vive, légère, inventive, insolente et francophone. [...] Il est urgent de reprendre l’initiative et de renforcer la [radio] publique. [...]


Denis Souchon

 
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Notes

[1Cet intitulé de poste résume bien l’évolution sur les trente dernières années des préoccupations et priorités de la plupart des dirigeants de l’audiovisuel public : le business, ici appelé « marketing stratégique », a supplanté les missions liées à la diffusion des œuvres culturelles, ici noyées dans le terme fourre-tout de « développement ».

[2Qui ne restera pas dans les annales du journalisme et de la culture pour avoir mis l’une de ses émissions sur France Culture au service de l’héritier-patron Michel-Edouard Leclerc qui se pique de culture.

[3Gallet ?

[4L’usage intensif du « donc » est une technique pour essayer de donner l’apparence de l’évidence à des assertions infondées.

[5Asséné par Margareth Thatcher pour justifier ses réformes à la hache du début des années 1980, cet aphorisme – et son acronyme, TINA – est devenu le mot-clé de la langue automatique parlée par les dominants.

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