Alternant éloges à peine assortis de réserves (« Indéniablement, il faut donc voir Les nouveaux chiens de garde pour comprendre pourquoi la presse ne fait pas toujours son office ») et condamnation sans appel (« le film est tombé dans un travers insupportable, celui du procès sans nuance »), Laurent Mauduit concède d’une main ce qu’il reprend de l’autre : il admet que le film montre plutôt bien ce qu’il montre, mais soutient qu’il serait gâché par ce qu’il ne montre pas tout, et d’abord ce qui intéresse au premier chef Mauduit lui-même.
De prime abord, on pourrait croire à un simple malentendu. Littéralement. Voici, en effet, ce qu’a entendu Mauduit : « […] tout au long du film, il y a une même simplification qui sous-tend toute l’enquête : il n’y a quasiment pas un journaliste pour racheter l’autre. Ce n’est pas dit de la sorte, aussi brutalement mais cela transparaît tout au long du documentaire : issus des classes les plus favorisées, les journalistes reproduisent le plus souvent le système dont ils viennent. La formule revient donc, en boucle, tout au long de l’enquête : “Les journalistes, dans leur grande majorité…” ».
Seulement, voilà ce « petit fait vrai », comme ceux qu’Edwy Plenel invoque souvent, s’avère être un « petit fait faux ».
La formule en question (« Les journalistes, dans leur grande majorité » ), en effet, ne figure que deux fois dans le film, et Michel Naudy, que Mauduit récite à sa façon, ne dit nullement – ce qui n’aurait aucun sens – que les journalistes, en raison de leur origine sociale, « reproduisent le système d’où ils viennent », mais souligne, en quelques mots, que l’origine sociale des journalistes explique sans doute certaines surdités. Encore ne s’agit-il que d’une remarque, alors que le film, quand il évoque des journalistes – car il n’est pas seulement question d’eux –, est consacré exclusivement aux cadors de la profession. S’agissant de ceux-là, c’est vrai, il n’y en a « quasiment aucun pour racheter l’autre ».
À une prétendue « sociologie de bas étage », comme il le dit, Mauduit oppose la promesse d’une sociologie des gratte-ciels (notamment en sélectionnant, parmi les commentaires qui suivent son article, celui d’un petit trafiquant en guillemets [2]) et l’ébauche du scénario d’un autre film : un film qui se serait attaché à proposer une sociologie haut de gamme de tous les journalismes et à mettre en scène les débats et résistances qui traversent leurs diverses composantes.
L’apparent malentendu est en vérité un vrai procès ; un procès d’intention indigne du… journalisme d’investigation : « Laissant croire que ce débat démocratique sur la renaissance d’une presse libre et honnête ne traverse par les rédactions – toutes les rédactions, à des degrés divers – il procède à des simplifications guère plus sophistiquées que celles dont ont usé certains courants ultra-post-soixante-huitards. »
Mauvais procès, procès « simpliste » [3], qui laisse penser que Mauduit a vu le film qu’il souhaitait voir, comme pour alimenter un mauvais remake de la sortie d’Edwy Plenel qui, à propos des Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi, en 1998, avait choisi, sans prendre la peine de se prononcer sur ce qu’il disait, de découvrir une dénonciation de tous les journalistes. Que disait cet article, dont nous avons commenté la réédition, en janvier 2012 ici même ? « Ainsi donc, les journalistes seraient les “nouveaux chiens de garde”, meute au service de l’ordre établi et de l’idéologie dominante. C’est du moins ce que l’on retient du pamphlet de Serge Halimi. Certes, sa cible apparente est “l’élite” de la profession, ses signatures et ses présentateurs en vue. Mais ils ne sont éreintés que comme l’avant-garde d’un métier à la dérive. »
« Ce n’est pas "enseignant-flic" reproduisant le savoir bourgeois, mais c’est tout comme : "Journaliste réac" ! Réac parce que journaliste… », surenchérit cette fois Mauduit. Ce n’est plus un raccourci simpliste, mais une « simple » calomnie que rien dans le film ne justifie.
Mauvais procès, procès « simpliste » encore, quand Mauduit « laisse croire » (pour reprendre sa propre expression) que la critique des médias dont le film est une expression n’est pas attachée à soutenir les rédactions quand elles luttent pour leur indépendance. Pis : le film ne permettrait pas d’impulser le débat nécessaire sur la transformation des médias et, en particulier, sur les mesures permettant d’assurer l’indépendance des rédactions [4]. Ce disant, Mauduit méprise quelque peu les spectateurs, ne tient aucun compte des dizaines de débats qui accompagnent la projection du film et procède à… des « simplifications guère plus sophistiquées » que celles auxquelles nous ont habitués les médiacrates depuis la parution du livre d’Halimi.
La pire des méthodes d’une critique mal embouchée, mais fort en usage, consiste à critiquer un film, ce film – car, il faut hélas le rappeler, il s’agit d’un film – de ne pas avoir pris pour cible… ce qui n’est pas sa cible. Cette critique est d’autant plus dérisoire que ce film est un pamphlet (bien qu’il soit sous-tendu par une critique bien fondée) et non le résumé d’un cours de sociologie du journalisme. Cette critique est d’autant plus stérile que le film n’est qu’un moment – un moment fort, il est vrai – d’une critique plus générale qui l’englobe.
En effet, si Les Nouveaux Chiens de garde est d’abord le film de ses réalisateurs et de ses auteurs, il est aussi le produit de critiques diverses et convergentes qui n’ont pas attendu la naissance de Mediapart pour s’exprimer, comme le dit clairement le court texte (reproduit intégralement en « annexe »), rédigé pour contribuer, avec d’autres textes, à la présentation du film et de ses enjeux.
Certes, cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant, Les Nouveaux Chiens de garde n’est pas un film d’Acrimed. Ce n’est même pas sa « vitrine cinématographique », bien que nous nous y reconnaissions pleinement. Mais si Mauduit ne s’était pas « fait un film » avant d’enquêter, il aurait pu prendre connaissance de notre curriculum vitae (qu’il est inutile de détailler ici tant que cette enquête n’a pas commencé) : celui-ci montre à quel point, depuis plus de quinze ans, nous sommes soucieux de l’indépendance des rédactions, soutenons, à la mesure de nos forces, celles qui sont les plus menacées, et impulsons des débats nécessaires sur la transformation des médias. Et il en va de même de tous ceux qui, à un titre ou à un autre, directement ou indirectement, ont contribué au film. Mentionnons simplement, pour mémoire, deux rubriques de notre site :
- Quelques-unes des propositions que nous présentons depuis 2003 : « Transformer les médias : nos propositions ».
- L’initiative prise en 2005 de contribuer à l’impulsion d’un front large associant, notamment, syndicats de journalistes, médias associatifs, et associations de critiques des médias : « Des États généraux pour le pluralisme ». Et il suffit de lire le bilan en 8 pages et en fichier .pdf de ces États généraux pour mesurer à quel point nous négligeons les conditions de l’indépendance des journalistes et du pluralisme des médias [5] !
C’est assez dire la vanité de la critique de Mauduit quand il reproche au film de ne pas parler... de ce que le courant critique à plusieurs voix qui soutient le film n’a cessé de dire. Mais nous applaudissons par avance les scénaristes et les réalisateurs qui parviendraient à faire un film d’une heure 40 avec toute cette prose et à attirer en même temps l’attention des spectateurs sans les endormir sur la situation qui la justifie : un ordre médiatique et social dont les nouveaux chiens de garde sont les gardiens. Mais peut-être ces scénaristes et ces réalisateurs participent-ils déjà à la rédaction de Mediapart. Qu’ils soient assurés que nous décrypterons leur film avec générosité.
Henri Maler
P.-S. On a laissé de côté des plaidoyers pro domo qui ponctuent le procès bâclé rédigé par Laurent Mauduit quand il est question du Monde d’hier et de Mediapart aujourd’hui. Nous y reviendrons.
Annexe :
La critique des médias, pour quoi faire ?
Depuis une quinzaine d’années, des livres (comme ceux de Pierre Bourdieu et Serge Halimi), des films (comme ceux de Pierre Carles), des journaux (comme PLPL, puis Le Plan B) et l’association Acrimed (son site et, désormais, Médiacritique(s), son magazine) contribuent à une critique radicale et intransigeante des médias qui s’était assoupie pendant les décennies précédentes.
Cette critique s’étend à la contestation en actes fomentée par des médias associatifs et alternatifs et à la résistance pratiquée par les soutiers de l’information avec le soutien des syndicats de journalistes. Elle se diffuse sur des sites indépendants et de nombreux blogs.
Ses cibles ? L’ordre médiatique existant et ses gardiens. La soumission des capitaineries industrielles et des chefferies éditoriales au capitalisme dans sa version néolibérale, leur contribution à l’anémie du pluralisme politique et, plus généralement, les effets ravageurs de la logique du profit sur l’information, sur la culture et, dans des professions minées par une précarité grandissante, sur les conditions d’activité des journalistes et des créateurs. Sans oublier les menaces qui pèsent sur la neutralité d’Internet et la liberté de ses usagers.
Ses enjeux ? Rendre sensible la nécessité, voire l’urgence de transformations en profondeur et d’une appropriation démocratique des médias et, dans ce but, faire ou refaire de la question des médias la question démocratique et donc politique qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Formuler des projets et leur accorder une place à la mesure du défi que représente la conjugaison de la révolution numérique et de la contre-révolution libérale. Et, par conséquent, rompre avec la politique des rustines et des placebos que résument des propositions minimalistes et intermittentes gagées sur les seules échéances électorales.
Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi. Pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires.