Que prétend nous apprendre le sondage sur lequel s’appuie cet article du Monde [1] ? Le principal « résultat » consiste dans l’affirmation selon laquelle « la moitié des Français croient aux théories du complot ». Pour parvenir à une telle « découverte », les concepteurs du sondage ont agrégé l’ensemble des réponses positives à l’énoncé suivant : « en réalité, ce n’est pas le gouvernement qui dirige le pays, on ne sait pas qui tire les ficelles ».
Quand la réponse est dans la question…
Cet énoncé se caractérise par une stupéfiante imposition de problématique [2], puisque la réponse est largement comprise dans l’alternative qu’il propose. Pour au moins quatre raisons :
1. Parce que les sondés doivent se prononcer simultanément sur deux affirmations : « En réalité ce n’est pas le gouvernement qui dirige le pays » et « On ne sait pas qui tire les ficelles » ;
2. Parce que ces deux affirmations sont hétérogènes : on peut, du moins logiquement, affirmer que ce n’est pas le gouvernement qui dirige le pays et prétendre savoir qui le dirige ou (pour reprendre, mais provisoirement, l’énoncé) « qui tire les ficelles ») ;
3. Parce que chacune de ces affirmations peut ainsi faire l’objet des interprétations et des appropriations les plus diverses ;
4. Parce que, par conséquent, l’alternative implicitement proposée s’avère particulièrement biaisée.
La croyance aux « théories du complot » se ramènerait donc, selon Counterpoint et Le Monde, à la mise en doute de l’axiome selon lequel c’est bien le gouvernement qui « dirige le pays », et à l’aveu d’incompétence en matière de connaissance des conditions de l’exercice du pouvoir (« on ne sait pas qui tire les ficelles »).
On notera d’abord qu’existent des versions conspirationnistes de la thèse selon laquelle c’est bien le gouvernement qui « tirerait les ficelles », en décidant de tout et de manière occulte, dans le dos des citoyens ordinaires (mais que tout ne se joue pas en secret ne doit pas faire oublier qu’en matière diplomatique ou financière notamment, le secret est une composante cruciale de la dépossession politique au profit des différentes fractions des classes dominantes).
Plus encore, on peut se demander si les théoriciens les plus classiques du pouvoir – de Max Weber à Pierre Bourdieu en passant par Nicos Poulantzas, Norbert Elias, Michel Foucault ou Charles Wright Mills – ne pourraient pas, selon cette logique illogique, être considérés comme des « adeptes des théories conspirationnistes », puisque leur travail a consisté précisément à proposer une compréhension théorique plus complexe de l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes, et à contester du même coup le fait que cet exercice se ramènerait au simple « gouvernement qui gouverne ».
De même, la plupart des travaux menés depuis plusieurs décennies en science politique, notamment en sociologie de l’action publique [3], ont cherché à mettre en évidence la multiplicité des réseaux d’acteurs impliqués dans l’action publique, en contestant une approche « top-down » (de haut en bas, du gouvernement vers les citoyens, de l’État vers la société civile) qui ramène les politiques publiques à la simple mise en œuvre d’orientations décidées – souverainement, publiquement et solitairement – par les gouvernements en place. Conspirationnistes eux-aussi ?
Conspirationnisme et journalisme
Ce n’est pas tout. Si ce n’est pas le gouvernement qui gouverne, « on ne sait pas qui tire les ficelles » : tel est l’aveu d’ignorance sur lequel les sondés sont invités à se prononcer. En vérité, deux affirmations sont ici fusionnées : « on ne sait pas qui gouverne si ce n’est pas le gouvernement » et « on ne sait pas qui tire les ficelles ». Le premier aveu d’ignorance n’implique pas nécessairement le second, excepté dans un seul cas : celui où cette ignorance, selon les sondés, proviendrait du secret qui entoure l’identité et le rôle de ceux qui « tirent les ficelles » Dans ce cas, le conspirationnisme montrerait effectivement le bout de son nez.
Mais pour parler de conspiration encore faut-il que ce secret et ce rôle soient bien celui d’acteurs qui « tirent des ficelles » : autrement dit qui agissent intentionnellement et de concert. Autrement dit, le conspirationnisme consisterait alors à prendre l’expression « tirer les ficelles » au pied de la lettre et non comme une métaphore commode, même si elle est trompeuse, pour désigner une influence qui ne procède pas nécessairement de « complots ». Et même prise au pied de la lettre par les sondés, cette expression n’autorise pas à interpréter la réponse des sondés comme une adhésion à une quelconque « théorie », en encore moins à une « théorie du complot ».
Sans doute les explications spontanées les plus répandues ne sont-elles pas les théories sociologiques les plus fines. Et il est vraisemblable – mais ce n’est pas ce sondage ou un quelconque sondage d’opinion qui permettrait de l’établir – que les représentations prépondérantes puissent être, dans tous les cas où des facteurs peu visibles ou invisibles sont effectivement à l’œuvre, d’attribuer leur rôle à des manipulations intentionnelles (qui, même quand elles existent – et elles existent – sont loin de tout expliquer). Mais rien n’est plus méprisable que de le mépriser, ou pire de le condamner sans le comprendre et sans expliquer autrement ce qui mérite de l’être. Ce pourrait même être l’un des rôles des journalistes, surtout quand ils se présentent comme des « pédagogues ».
Or, le journaliste du Monde prétend bien que ce sondage permettrait de « savoir qui sont les adeptes des théories conspirationnistes et quels groupes sont soupçonnés de manœuvrer en coulisse pour dominer un secteur, voire le monde entier ». Prétention journalistique pour le moins contestable, puisque le sondage en question n’autorise guère à affirmer autre chose que la proposition suivante : une moitié de la population française ne s’estime pas compétente pour déterminer qui exerce le pouvoir, et/ou conteste que cet exercice se réduise au seul gouvernement.
Affirmation dont on pourrait d’ailleurs saluer la modestie et la prudence, puisqu’elle porte sur une question extrêmement difficile [4]. Au-delà, il apparaît évident que la direction d’un pays implique bien d’autres acteurs (essentiellement collectifs, et qui n’ont généralement rien d’occultes), cherchant à influer sur les politiques publiques par des moyens divers : campagnes de presse, financement des campagnes électorales (monnaie courante aux États-Unis), « relations publiques », activités de lobbying (dont on sait l’importance dans le fonctionnement quotidien des institutions européennes), etc.
Et ainsi de suite…
Mais la suite du sondage et de l’article est à l’avenant, puisqu’au mépris de toute rigueur méthodologique voilà qu’est demandé aux sondés de se prononcer sur la question suivante : « parmi les groupes suivants, lesquels contrôlent selon vous la France en coulisse ? ». C’est là postuler implicitement que l’un (ou plusieurs) des groupes proposés (« finance internationale », « grandes chaînes de TV ou presse écrite », « autres pays qui cherchent à nous dominer », « groupes secrets comme les Francs-maçons », « certains groupes religieux ») « contrôlent » effectivement la France « en coulisse ».
L’image des « coulisses » pour désigner ce qui n’est pas immédiatement ou entièrement visible suggère elle-même que des acteurs « tirent des ficelles » en secret. Si l’on ajoute qu’on leur attribue d’emblée le pouvoir de « contrôler », le compte est bon : le procédé induit la réponse dans l’énoncé même de la question et l’on obtient sans peine ce que l’on souhaite recueillir.
En effet, toute enquête produisant un effet d’autorité sur l’enquêté et la tendance à répondre à la question, même si celle-ci lui paraît caricaturale voire dénuée de sens, il n’y a pas lieu de s’étonner que les enquêtés aient cherché à désigner le groupe qui leur semblait le plus à même d’influer sur le cours de la société française, à savoir la « finance internationale ». Là encore, notre journaliste du Monde fait montre d’une précaution confondante dans l’interprétation des « résultats » puisqu’emporté dans son élan pseudo-critique, il affirme : « les trois quart des sondés estiment que c’est la finance internationale qui dirige le monde ».
Outre le fait que la question ne portait que sur la France (et non sur « le monde »), à pousser jusqu’au bout cette logique, il faudra bien affirmer que l’actuel Président de la République est lui-même un « adepte des théories conspirationnistes », lui qui déclarait en plein meeting de sa campagne présidentielle, le 22 janvier 2012 : « Mon véritable adversaire n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, et pourtant il gouverne [...], c’est le monde de la finance » ? D’ailleurs, personne n’avait alors songé à le contredire sur ce point, les uns (à sa droite) dénonçant une attaque contre un secteur jugé utile à la société, les autres (à sa gauche) contestant que Hollande ait véritablement la volonté de mener des politiques permettant de mettre au pas la finance.
Il est en effet difficile de nier le fait que la finance exerce un pouvoir réel sur les politiques économiques menées et une influence notable sur le devenir des sociétés contemporaines. Nier ce pouvoir et minimiser cette influence, c’est pourtant une des extrémités irrationnelles auquel conduit ce sondage, laissant entendre que 75 % des Français auraient succombé aux « théories du complot ».
Que circulent des « théories du complot », faisant dériver la marche du monde de l’action occulte d’une poignée d’individus organisés en vue de dominer les peuples, c’est l’évidence. Du protocole des sages de Sion [5] aux délires concernant les « illuminati », en passant par l’obsession médiatique qui entoure la franc-maçonnerie [6], ces « théories » ne sont pas nouvelles et peuvent contribuer, derrière un discours apparemment critique, à évacuer toute explication par l’organisation capitaliste de la société, par les rapports de domination qui lui sont associés, et par des politiques qui, n’ayant rien d’occulte, concourent au maintien de l’ordre des choses. Mais c’est également à une telle dépolitisation que conduit « notre » sondage, assorti de ses commentaires mondesques, puisqu’il permet de rejeter ces mêmes explications dans l’enfer des « extrémismes ».
À ce jeu, la traque et la critique du conspirationnisme ne risquent-elles pas de se rapprocher de ces « théories » que l’on prétend traquer ou dont on entend critiquer l’influence ? Plus encore, quelle est la fonction implicite d’une telle critique, sinon la mise en scène d’un clivage binaire entre des individus qui sauraient ce qu’il en est de l’exercice du pouvoir dans nos sociétés – journalistes, experts, savants, etc. – et d’autres qui, abusés par les « théories du complot », seraient nécessairement dépourvus de toute compréhension un tant soit peu rationnelle du monde qui les entoure ?
Comme nous l’expliquions dans un article précédent (« “La théorie du complot” en version France Culture (par P.-A. Taguieff, savant) »), toutes les critiques de ces « théories » – qui composent « une vision de la société et de l’histoire qui mérite d’être critiquée, c’est-à-dire d’abord analysée et comprise » – ne se valent pas. En particulier « la critique englobante de la "théorie du complot" est devenue dans l’espace médiatique une arme de destruction massive de toute discussion rationnelle. » Et comme le montraient Arnaud Rindel et Serge Halimi dans un article sur l’apport de Chomsky à la critique des médias, une certaine critique des « théories du complot » n’est qu’une dimension de l’idéologie néolibérale de l’individu souverain et de la « fin des idéologies ». À ce titre, cette critique néolibérale a précisément pour effet de noyer les rapports de pouvoir et de domination dans les mécanismes impersonnels de marché, et de nier l’existence de stratégies collectives et de luttes visant à orienter, voire à monopoliser, l’exercice des pouvoirs (politiques, économiques, culturels, médiatiques, etc.) [7].
Ugo Palheta et Henri Maler