Précisons d’emblée que l’article consacré à Kartable est signé d’une journaliste du Monde (Pascale Krémer) et ne porte pas de mention « publireportage ». Il s’agit donc bel et bien, en théorie, d’un article destiné à informer les lecteurs, et non d’un encart publicitaire. Mais à la lecture de la prose de la journaliste du quotidien du soir, on se demande bien ce que des publicitaires avisés auraient pu inventer pour mieux assurer la promotion de la start-up.
« Des cours de rêve »
Un titre-slogan, donc, mais aussi une accroche qui ne fait pas dans la demi-mesure :
Qui les nouveaux bacheliers ont-ils remercié, le 5 juillet 2016, sur Twitter ? Leurs parents aimants et nourriciers ? Leurs profs les plus patients ? Les bienveillants concepteurs de sujets ? Fausses pistes… Sur le réseau social, les « Merci !!! », les « Je t’aime ! », les « C’est grâce à toi que je l’ai ! » accompagnés de cœurs, de bisous, de mains jointes, de « MDR » et d’émoticônes en pleurs, s’adressaient à Kartable.
Tout simplement.
Et le reste de l’article est à l’avenant. On y apprend que « quel que soit leur niveau, [les élèves] trouveront gratuitement sur Kartable le socle de connaissances sur lequel leur avenir est censé reposer », que Kartable propose « des cours de rêve, qui passent par six niveaux de relecture et ne sont jamais interrompus par le moindre problème de discipline », ou encore que « cet accompagnement automatisé ne cesse de s’affiner, s’adaptant, grâce à des algorithmes, au profil d’apprentissage de chaque utilisateur. »
Pour soutenir son admiration, la journaliste donne longuement la parole aux deux fondateurs de la start-up, Sarah Besnaïnou et Julien Cohen-Solal, dont on apprend qu’ils ont « le triomphe discret des startuppeurs trentenaires non encore millionnaires » et qui, sans doute dans l’espoir de le devenir, précisent que Kartable propose des « cours digestes sans dégrader le contenu, comme un très bon prof ferait en classe », mais aussi que « Kartable, c’est un univers avec des progressions, récompenses, classements qui matérialisent les acquis et créent l’émulation ».
Conclusion : « Le succès est tel que supprimer l’appli de son smartphone vaut désormais rituel de passage à l’âge adulte. » Une « punchline » qui, précisons-le puisque cela ne va pas de soi, n’est pas à attribuer aux fondateurs de Kartable, mais à la journaliste du Monde elle-même.
Où sont les profs ?
Parole de journaliste : les élèves adorent (« Sur Twitter, c’est une surenchère de gratitude »), et les parents aussi, en tout cas le parent interviewé dans l’article. Un certain « Guillaume Darbon, consultant en finance », témoigne : « Les contenus sont sérieux, exhaustifs, limite austères, mais Kartable les motive. Peut-être parce que ce sont des contenus par essence interactifs, et qu’ils peuvent s’y comparer, ce qu’ils adorent. » Décidément, la perfection n’est peut-être pas de ce monde, mais avec Kartable, on semble la toucher du doigt. Soulignons au passage que nous n’avons toujours pas compris pourquoi un « consultant en finance » a été sollicité pour donner son avis sur un site de soutien scolaire. Peut-être est-ce parce que le magazine Challenges a retenu Kartable dans sa sélection 2014 des « 100 Start-up où investir »...
Mais une chose est certaine : on ne peut qu’être frappé, à la lecture de l’article du Monde, par l’absence de toute critique, même modérée, de la start-up, et de toute parole venue des enseignants. Pis : la journaliste semble non seulement avoir jugé inutile de demander à ces professionnels ce qu’ils pensaient de Kartable, mais lorsque les enseignants sont évoqués, c’est uniquement pour donner la parole à des élèves qui les dénigrent :
Au début de l’année, le professeur de philosophie de Mathilde, 18 ans, en terminale L, a écrit « Chapitre I, la liberté » au tableau. « Mais il n’y a jamais eu de chapitre II, regrette-t-elle. Il part dans tous les sens. Avec Kartable, il y a des grands A et des petits a, ils expliquent toutes les théories de philosophie, avec des exemples, on comprend bien. » […] Alors, évidemment, le prof IRL [1] pâtit parfois de la comparaison (« Sur Kartable, l’Histoire, c’est grave intéressant alors qu’en cours j’ai envie de me pendre », lit-on sur Twitter), quand il n’est pas soupçonné de copier (« Mon cours d’SVT, C 100 % Cartable »).
On relèvera l’audace journalistique qui consiste à relayer, sans commentaire, les propos de ces deux élèves, le tout sans offrir la possibilité aux enseignants qui, à en croire ces grands témoins, « partent dans tous les sens » et donnent « envie de se pendre », de se prononcer sur les vertus, et les vices éventuels, de Kartable [2]. Évoquer des points de vue d’enseignants, c’est ce qu’avait fait, par exemple, La Tribune en septembre 2015, dans un article consacré à cette même plate-forme de soutien scolaire, où l’on apprenait que « les profs [se situent] entre enthousiasme modéré et franche hostilité ». Ce travail – minimum – avait également été réalisé par Ouest-France un an plus tôt, dans un article qui citait notamment un communiqué syndical du SNALC-FGAF (qui, certes, est minoritaire et ne passe pas toujours pour très progressiste…) s’insurgeant contre Kartable : « les contenus proposés sont tout à fait hallucinants : indigents, cours truffés d’erreurs, données loin d’être à jour, ponctuation défaillante, règles fausses, etc. »
L’ombre de Xavier Niel ?
Les critiques sont en réalité nombreuses, comme nous l’ont confirmé quelques coups de téléphone que nous avons passés à des syndicalistes enseignants, ainsi que plusieurs billets de blogs rédigés par des professeurs [3]. Les griefs sont de plusieurs ordres : contenus parfois médiocres, privatisation, voire « ubérisation » du soutien scolaire, financement public de la start-up [4] alors qu’elle propose des contenus payants, etc.
Ces critiques sont-elles fondées ? Il ne nous appartient pas d’en juger. Mais elles ne sont pas marginales et ont été relatées par d’autres organes de presse. Il est donc pour le moins fâcheux de constater qu’elles sont totalement absentes de l’article du Monde.
Silence non moins significatif : l’absence de toute mention du fait que Kartable fait partie des start-up lauréates, en 2013, d’un concours organisé, entre autres, par… Xavier Niel, co-propriétaire du Monde [5].
Est-ce la raison pour laquelle l’article ne manifeste aucun recul critique ? Rien ne le démontre, de même que rien ne démontrait que la raison pour laquelle un article du Monde présentait (comme nous l’avions relevé en novembre dernier) Xavier Niel comme un « aventurier exceptionnel » était due à la place de l’aventurier dans la propriété du journal.
Mais ce silence est d’autant plus gênant que le « coup de pouce » de Xavier Niel au lancement de la start-up n’est pas anecdotique. Ainsi, dans un article publié par Le Figaro en décembre 2013 à propos de ce prix attribué à 101 start-up [6], dont Kartable, on pouvait lire ceci : « À la clé pour les lauréats : une aide financière de 25.000 euros, mais aussi un suivi personnalisé par Xavier Niel, des conseils, l’appui du formidable réseau des trois entrepreneurs et une reconnaissance vis-à-vis de l’extérieur. »
Le dépliant publicitaire gratuit dans Le Monde fait-il partie de ce « suivi personnalisé » ? Nul ne le sait. Mais chacun avouera que la coïncidence est fort troublante.
Julien Salingue