Des médias (déjà) en campagne
Certaines chefferies éditoriales privilégient les valeurs sûres et les duels (ou duos) toujours vendeurs. C’est le cas de L’Obs :
Mais aussi de L’Express :
Marianne joue la carte de l’audace et mise sur l’actuelle maire de Paris :
Quant au Point et à Challenges, ils se font forts de débusquer les (possibles…) trouble-fêtes :
Reste que certaines coqueluches médiatiques semblent faire l’unanimité et s’affichent en « une » d’hebdomadaires aussi différents que L’Obs et L’Express, déjà cités, visiblement capables de changer de produit d’appel d’une semaine sur l’autre :
Macron ? Hidalgo ? Valls ? Le Maire ? Nul doute que d’ici au printemps 2017, bien d’autres noms (re)surgiront. Dès à présent, du reste, certains quotidiens n’hésitent pas à réunir tous les « grands » candidats, sondage à l’appui, comme en témoigne cette récente « une » de l’édition dominicale du Parisien :
Si, comme nous le constatons déjà, les rédactions sont prêtes à changer de cheval chaque semaine ou presque, c’est que l’essentiel est ailleurs ; car quel que soit le résultat de cette course à l’échalote, quelle meilleure façon de dicter l’agenda politique, social et économique, du moment et à venir, que d’offrir, chaque semaine, une nouvelle tête de gondole politique en majesté ?
Au gré des « unes » et du dernier visage promu, se dessine inéluctablement ce dont il faut parler… et ce dont on ne parlera pas, ou si peu, ou si mal. Imposer les problématiques qui s’imposent, orienter le regard du lecteur davantage vers les jeux d’appareils et les stratégies politiciennes que vers les questions d’intérêt général et les luttes collectives en cours, telle est la redoutable tâche de ces magazines, dont ils s’acquittent néanmoins fort bien.
Et pourquoi pas… du journalisme ?
Il est certain que cette inclination pour la dramaturgie électorale s’explique, en partie au moins, par les contraintes qui pèsent sur les journalistes. Chacun perçoit qu’il est délicat d’analyser en temps réel des mobilisations politiques aux contours indéfinis, voire inédites, comme il est chronophage et coûteux (à tous les sens du terme) d’aller sur le terrain recueillir la parole d’agents engagés dans des mouvements évolutifs sans porte-parole ni représentant attitré. Bien plus complexe, en tout cas, que de bricoler un énième dossier portant indifféremment sur les vieux briscards ou les jeunes loups de la politique, bien identifiables et bien identifiés, en rassemblant pêle-mêle anecdotes, bruits de couloirs, rumeurs vaguement fondées et autres hypothèses farfelues.
C’est dire que la valeur ajoutée informationnelle de ces dossiers hebdomadaires est quasi nulle : à l’instar des sondages, force est d’admettre que nombre de « unes » publiées dans l’année précédant un scrutin présidentiel sont rétrospectivement risibles une fois l’élection jouée. Les rédacteurs en chef de ces hebdomadaires eux–mêmes, sans toujours rechigner à rouler pour leur chouchou, ne se font guère d’illusions quant à la pertinence de leurs « hypothèses ». Mais, même (ou surtout) par gros temps social, rien ne doit les détourner, eux et leurs lecteurs, de l’essentiel : l’élection reine de la Ve République. Leur mécanique éditoriale est bien huilée et il y a fort à parier qu’à mesure que l’échéance approchera, la place occupée par ces pages purement spéculatives et résolument dépolitisantes ne cessera de croître [3].
Compétition, personnalisation, spéculation
C’est un des effets les plus profonds mais les plus inaperçus de ce journalisme politique paresseux : à orchestrer si minutieusement la ronde de candidats interchangeables, la politique se trouve vidée de sa substance, réduite qu’elle est à une affaire de personnes et de querelles personnelles. Exalter la compétition comme forme à la fois normale et ultime de la démocratie en affichant chaque semaine un individu toujours semblable et toujours différent en couverture, c’est mettre en scène la vie politique sur le modèle d’une course hippique et accepter tacitement – sinon encourager – qu’il en soit ainsi.
C’est surtout être assuré de gagner de toute façon et à tous les coups : soit le présage se confirme et tel hebdomadaire sera paré de toutes les vertus divinatoires, soit l’anticipation se révèle être une grossière erreur et il sera toujours temps de faire amende honorable : simple hypothèse, on vous l’avait bien dit…
L’amour inconditionnel de nombreux journalistes « politiques » pour cette dramaturgie électorale explique, en outre, leur incompréhension devant certains mouvements non-identifiés, et, partant, leur incompétence à en rendre compte. Le corollaire de cette dépolitisation paradoxale, qui appréhende essentiellement la politique par le petit bout de la lorgnette électorale, est la personnalisation à outrance de la vie politique. Qu’on le veuille ou non, se concentrer sur une poignée d’individus, c’est faire des ambitions personnelles l’enjeu majeur des temps présents et à venir, au mépris des questions d’intérêt général. Quel meilleur moment, en effet, pour contribuer à la guerre des égos politiques que des mobilisations sociales d’ampleur ?
Nous l’avons vu : à un peu plus d’un an de l’élection présidentielle de 2017, il est grand temps pour les médias dominants de se mobiliser. Pour qui ? Pour quoi ? Peu importe, au fond, tant qu’ils parviennent, à coups de « unes » saisissantes, à orchestrer les débats et à en délimiter le périmètre. Nul besoin de censure directe et brutale : cette focalisation persistante et disproportionnée sur le cirque électoral entretient les apparences démocratiques, tout en occultant efficacement certaines thématiques « sensibles » car éminemment politiques.
Thibault Roques