La frontière entre information et publicité est souvent plus que poreuse dans la presse écrite, comme nous avons eu maintes fois l’occasion de l’illustrer. Dans la presse gratuite qui se finance exclusivement par la publicité, il arrive encore plus fréquemment que la frontière s’estompe totalement, comme l’auteure-illustratrice Klaire l’a signalé récemment sur son compte Twitter à propos du quotidien gratuit Direct Matin (groupe Bolloré).
Jeudi 10 avril, la une du journal – qui est le troisième quotidien français le plus lu avec 2,5 millions de lecteurs par jour, contre 1,9 million pour Le Monde ou 0,8 million pour Libération – cédait sa place à une pleine page de publicité pour un produit alimentaire. Cette publicité, clairement signalée comme telle, était accompagnée ce même jour de la distribution couplée du produit avec le journal, comme l’indique l’annonceur sur sa page Facebook :
Jusque-là, il s’agit d’une pratique habituelle dans la presse quotidienne gratuite. Mais ce jeudi 24 avril, un bref article publié dans les pages « France » du même journal semble s’inscrire dans la continuité de cette opération marketing :
« Aux caisses des supermarchés, les barres chocolatées et autres chewing-gums doivent désormais faire face à un concurrent de taille : les fruits sticks N.A ! (Nature Addicts). Sans sucres ajoutés, ni conservateurs, ces concentrés de fruits en forme de bâtonnets, à base notamment de pommes ou de framboises, sont une alternative à la "junk food", alors que le ministère de la Santé ne cesse de sensibiliser les Français sur l’importance de manger cinq fruits et légumes par jour. "Ce snacking 100 % issu des fruits est adapté aux nouveaux modes de consommation. Dotés d’un Zip, les sachets se glissent dans la poche ou le sac à main, prêts en cas de fringale dans le métro ou entre deux rendez-vous", explique Gaël de Chassey, directeur marketing international du groupe Nature Innovation. Après avoir séduit les Allemands ou les Japonais, cet en-cas s’apprête à conquérir le marché américain. »
Titré « Sains et gourmands », cet entrefilet est accompagné d’une photo « © N.A ! » légendée ainsi : « Un en-cas sain et pratique, à glisser dans la poche. » L’article se retrouve sur le site Internet du journal sous le titre « Les fruit sticks N.A !, l’en-cas qui cartonne ».
Comme les autres journaux vivant de la publicité, et notamment les quotidiens gratuits [1], Direct Matin s’est plusieurs fois rendu coupable d’entretenir la confusion entre information et publicité. L’exemple le plus criant concerne le service Autolib’, exploité par le groupe Bolloré et qui fait régulièrement l’objet d’articles promotionnels dans le journal du groupe Bolloré.
Les rédactions peuvent-elles résister à l’influence de la publicité sur la ligne éditoriale ? Le 8 avril 2014, dans une interview accordée à Libération, Éric Fottorino — ancien rédacteur en chef et directeur de la publication du Monde puis président du directoire du groupe La Vie-Le Monde — reconnaissait le poids prépondérant que possèdent aujourd’hui les services commerciaux des entreprises de presse :
« Même si c’est un combustible très important, avoir de la publicité, c’est se contraindre dans les contenus. [...] [Au Monde] Il y avait certaines parties du journal que je ne maîtrisais pas. Il fallait la bagnole tel jour, la conso tel autre, la mode… Ça veut dire que vous considérez, même si vous ne le dites pas comme ça, qu’une partie de la pagination ne vous appartient pas. Qu’elle est déjà préemptée, d’une certaine manière. Au bout d’un moment, on ne fait plus un journal. On remplit les cases là où il n’y a pas de pubs. »
Par ailleurs, la primauté donnée aux annonceurs sur les journalistes a pour conséquence le développement de la publicité clandestine, comme une enquête de la TagesZeitung traduite par Acrimed l’avait démontré en 2011.
Vivien Bernard