Si le journalisme d’opinion n’est pas nécessairement synonyme d’amateurisme dans le traitement de l’actualité, il y conduit immanquablement lorsqu’une vision rêvée du monde se substitue à l’analyse objective. Ainsi, le parti pris libéral des principales rédactions françaises aura-t-il donné lieu à une curieuse couverture des élections législatives portugaises du 4 octobre 2015. L’espoir, parmi les éditocrates, d’enfin voir un fidèle exécutant des mesures d’austérité récompensé dans les urnes a favorisé l’émergence d’un récit médiatique que rien ne pouvait mettre en cause, pas même par le suffrage populaire.
Le phantasme de l’« anti-Grèce »
Après quatre années d’austérité, le chef de file de la coalition conservatrice sortante, Pedro Passos Coelho, semblait, en effet, en mesure de résister aux bouleversements politiques dans les pays européens sous assistance financière. Longtemps donné perdant, le « meilleur élève de la troïka » avait, ces derniers mois, repris du poil de la bête dans les sondages, au point de dépasser l’opposition socialiste. En dépit de mesures pénalisant lourdement les classes moyennes et inférieures [1], les conservateurs seraient ainsi parvenus à convaincre la population de l’efficacité et de l’inéluctabilité des réformes, que serait venue sanctionner la timide reprise économique.
On comprend dès lors l’intérêt médiatique pour un peuple – enfin un ! – qui se serait converti à la résignation, vertu cardinale quand « il n’y a pas d’alternative ». Peu diserte sur la contestation sociale qui a accompagné le début de la législature, la presse française a, cette fois-ci, tourné ses projecteurs vers ce qui s’apparentait à la success-story de l’austérité. « Les électeurs, plus fatalistes que révoltés, s’apprêtent à reconduire leur très libéral premier ministre », prophétisait Le Monde à la veille du scrutin. « Les Portugais prêts à reconduire le champion de l’austérité sur fond de reprise économique » s’enthousiasmait de son côté Le Figaro dans la rubrique « l’événement ». Quelques mois seulement après l’épisode Syriza, la sagesse de l’« anti-Grèce » devait donc consacrer le retour du peuple dans le giron de la rationalité économique, et, de fait, sa réconciliation avec ses élites.
Ce scénario réglé comme du papier à musique aura pourtant fait chou blanc. D’abord à la vue de l’abstention record de 44 %, qui témoigne, une fois de plus, de l’effet désastreux que fait peser l’austérité transpartisane [2] sur la crédibilité du politique. Ensuite, bien qu’arrivée en tête, la droite passe de 50,32 % à 38,36 % des voix et perd sa majorité absolue en siège. En seconde position, le Parti socialiste (PS), qui prône à la fois la fin de la logique du mémorandum de réforme et le respect des règles budgétaires européennes enregistre un gain de 4,3 %. Enfin, les forces adeptes d’une rupture radicale avec l’austérité, le Bloc de gauche (BE) et le Parti communiste portugais (PCP), en hausse de plus de 5 %, frôlent, quant à eux, les 20 %. Ainsi, ceux qui se sont opposés, à des degrés divers, au jusqu’au-boutisme austéritaire obtiennent la majorité absolue en sièges et en voix. Pas de doute : ceux qui espéraient que la population saignée à blanc adresse un blanc-seing à ses bourreaux devront encore patienter.
Les rédactions refont le match
Mais pas question d’attendre, pour la presse hexagonale, qui s’est livrée à une réécriture en règle de l’élection plus conforme au storytelling dominant. Les titres du lendemain, y compris les plus factuels, considéraient, souvent sans nuance, la droite victorieuse.
Ainsi des Échos :
Du Figaro :
Ou du Monde :
Un raccourci un tantinet rapide : contrairement au système majoritaire tel qu’il existe en France ou au Royaume-Uni, le vainqueur d’une élection à la proportionnelle n’est pas celui qui arrive en tête, mais celui qui parvient à s’assurer d’une majorité parlementaire. Autrement dit, désigner un gagnant dans un tel contexte n’a pas de sens en l’absence d’une majorité absolue de députés prête à soutenir un gouvernement ou à s’abstenir de lui faire obstacle.
À la prudence requise en ce genre de circonstance, la plupart des rédactions ont privilégié l’équation : « droite en tête = victoire de l’austérité ». Journalistes et commentateurs ont dès lors interprété les résultats de façon à les rendre conformes à la chimère néolibérale d’un peuple converti au culte de la rigueur. « Le “régime sec” gagne les élections » titre l’éditorial de François Musseau dans les colonnes de Libération. « L’exécutif qui pendant quatre ans a administré la rigueur budgétaire avec autant d’obéissance au diktat de l’UE que de zèle a reçu la bénédiction d’une bonne partie de ses citoyens », note l’auteur. « Les idéologues du “tout austérité” tiennent désormais un événement exemplaire dont ils ne devraient pas manquer de se servir, voire de se vante », ajoute-t-il.
Pour Yves Cornu du Point, la survie politique du Premier ministre sortant serait principalement due à l’efficacité économique du remède de cheval imposé à son pays. « Le Portugal, qui est sorti par anticipation du plan de sauvetage, commence à toucher les dividendes de sa vertu » explique-t-il dans un article logiquement intitulé « La rigueur récompensée ». L’auteur ne craint visiblement pas les contradictions, puisqu’il illustre son propos par une reproduction du nouveau parlement pointant la nette domination des forces de gauche.
« Tsipras est mort une seconde fois »
Sans surprise, les commentateurs les plus libéraux furent particulièrement touchés par ce tropisme idéaliste. « #Portugal : un exemple de redressement réussi. Et apparemment, au vu des résultats de ce soir, compris et approuvé », twitte ainsi le chroniqueur économique Jean-Charles Simon, dès l’annonce de l’arrivée en tête de la droite, graphique à l’appui représentant la réduction du déficit budgétaire. « Le Portugal nous donne une leçon », abonde Marc Fiorentino dans un éditorial pour BFMTV, pour qui la prétendue victoire de la coalition sortante constitue un « formidable exemple de courage politique, un exemple de consensus social et un exemple de maturité des électeurs ». Le « bon sens que nous a enseigné l’Allemagne », dont auraient fait preuve les Portugais, en justifiera d’ailleurs un « bravo, merci et Boa Sorte (bonne chance) » de la part de l’économiste, qui peine visiblement à contenir sa jubilation.
Jean-Marc Sylvestre, du très droitier journal en ligne « Atlantico », nous livre quant à lui une analyse sortie tout droit d’on ne sait quel univers politique parallèle : « Les Portugais ont donné au premier ministre, qui a mis en œuvre la politique d’austérité, les moyens de continuer son entreprise de redressement. Après la Grèce, l’opinion publique portugaise a refusé les scénarios de rupture. La population portugaise a voté pour l’Europe et l’euro », affirme avec aplomb l’ancien responsable de l’information économique sur TF1 et LCI, qui n’hésite pas à parler d’élections « porteuses d’avenir ».
La comparaison avec la Grèce n’est jamais bien loin. « Le spectacle de désolation économique et sociale offert par Athènes a convaincu nombre de Portugais qu’il valait mieux se serrer la ceinture que de subir le même sort » poursuit M. Sylvestre. Ne serait-ce pas plutôt les conséquences sociales de l’austérité qui ont conduit les électeurs à refuser de renouveler leur confiance à l’administration sortante ? Pas pour Jean-Michel Demetz, de L’Express, pour qui le résultat des élections signe au contraire la fin du mythe selon lequel « le sud de la zone euro serait rétif, comme par essence, à toute thérapie de choc ». « D’une certaine manière, Syriza et son chef Alexis Tsipras sont morts une seconde fois », ajoute ce pourfendeur régulier de tout ce que le Vieux Continent compte d’alternatives au consensus néolibéral.
Deux poids, deux mesures
Un mois après l’élection, l’accord intervenu entre l’ensemble des partis de gauche pour renverser la droite et tourner la page de l’austérité aura implacablement sanctionné le décalage entre la situation politique réelle et celle, fantasmée, de l’éditocratie. Si la plupart des rédactions se sont ici cantonnées à une couverture factuelle de ces évolutions, la perplexité envers une coalition coupable d’avoir déboulonné la nouvelle icône de la rigueur est flagrante sous la plume de certains journalistes.
Yves Cornu s’étonne notamment de ces rebondissements, à la lumière « du résultat des élections législatives organisées le 4 octobre qui ne semblait pourtant pas de nature à générer pareille instabilité ». « Trop hétérogène pour incarner une alternative durable », l’« inquiétant » attelage serait surtout le fruit de « l’ambition personnelle du leader socialiste, Antonio Costa », qui n’aurait pas « tiré les conclusions de son échec ».
De fait, les commentateurs qui se montrèrent les plus prompts à jauger le rapport du peuple au néolibéralisme à l’aune de la prétendue victoire de la droite ne se sont guère aventurés à appréhender le sens politique de cet accord. Comme on les comprend ! En ajustant leurs violons, les forces de gauche ont, comme le note Romaric Godin de La Tribune, acté le profond rejet des Portugais pour l’austérité appliquée depuis 4 ans. Un constat sans doute trop cruel à souligner pour ceux qui auraient alors été forcés de déchirer l’image d’Épinal dépeinte, un peu hâtivement, au lendemain du scrutin…
Défendre les politiques d’austérité ? Pourquoi pas ! C’est le droit de tout un chacun, y compris lorsqu’il fait profession de journaliste. Mais le faire en travestissant la réalité pour mieux la faire entrer dans le moule d’une vision libérale, voire ultra-libérale, de l’économie et des « recettes » face à la crise, pose problème. On est en effet en droit de se demander ce qu’il advient du rôle premier des médias, informer, lorsque les chefferies éditoriales sont tellement convaincues par leurs convictions qu’elles en oublient un – minuscule – détail : les faits.
Gregory Mauzé