Si la " médiation " judiciaire intervenue entre la direction du Monde et les auteurs de La Face cachée du Monde [1] a donné lieu à quelques commentaires et interprétations, la presse grand public n’a rien publié sur les coulisses de ce qu’elle présentait pourtant comme un " coup de théâtre ".
Ce sont les périodiques économiques Capital (juin 2004) et Stratégies (17 juin 2004) qui apportent quelques précisions.
" Leur livre accumule erreurs, mensonges, diffamations et calomnies - dont évidemment la justice sera saisie " : c’est ce qu’écrivait Edwy Plenel, directeur de la rédaction du Monde, le 25 février 2003, dans les colonnes du quotidien, rappelle d’emblée Stratégies (17 juin 04).
Et Capital campe le contexte (dans son numéro de juin, " bouclé " fin mai) : " Cela promettait d’être le procès à grand spectacle de la rentrée : une centaine de témoins, six semaines d’audience (...) Au total, treize plaintes avaient été déposées (...) On allait voir ce qu’on allait voir : les plaignants réclamaient 2,6 millions d’euros de dommages et intérêts, un record absolu pour ce genre d’affaires. "
Mais, poursuit Capital, " depuis quelques semaines, pourtant, la tenue de ce procès, qui devait démarrer début septembre, n’est plus aussi certaine. " L’auteur a l’air bien informé : il omet de préciser que dès le 10 mai était annoncée la perspective d’une médiation (lire Le Monde vs Péan-Cohen : une médiation ?)...
" Une très discrète médiation (sic) est en cours ". Elle " aurait été suggérée par le président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Claude Magendie, soucieux de ne pas encombrer son enceinte avec une affaire compliquée et jugée explosive " (sic). Et serait placée " sous la houlette de Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation ".
" Pas tout à fait un hasard : déjà en 1997, celui-ci avait endossé sa tunique de médiateur pour rabibocher la direction du Monde avec Jean-Luc Lagardère, patron de Matra-Hachette, que le quotidien avait diffamé en publiant une info erronée ". Stratégies signale aussi (trois semaines plus tard) : " Rare dans la presse, la médiation judiciaire a déjà été expérimentée par Le Monde et Guy Canivet " [2].
La parole à l’accusation, et à la défense
Capital et Stratégies, dans une remarquable symétrie, présentent ensuite, successivement, les motivations des deux parties.
– La direction du Monde
Capital. La " médiation " " arrangerait bien le big boss du Monde, Jean-Marie Colombani (qui) estime, en petit comité, qu’aller au procès serait contre-productif pour le quotidien, dont l’image déjà écornée pourrait à nouveau souffrir d’un rebond de la polémique ".
Stratégies. " Le patron du Monde, qui fait face à une perte record de 25 millions d’euros en 2003, souhaite tourner la page. Pas question de supporter le déballage public d’un procès prévu pour septembre-octobre alors qu’il veut soigner son image pour le soixantième anniversaire de son journal, en novembre 2004. "
Capital. " Un point de vue partagé par beaucoup de journalistes et de rédacteurs en chef, pas tout à fait remis de la claque assénée. Même si d’autres, au premier rang desquels Edwy Plenel, seraient toujours de fervents partisans du procès " .
Stratégies. " Reste à convaincre Edwy Plenel, qui veut en découdre pour laver son honneur. Le “patron” s’y oppose [3]. Et donne même une interview à L’infini, la revue de Philippe Sollers, éditorialiste associé au Monde, dans laquelle il prépare ses troupes à la conciliation. Claude Durand, le patron de Fayard, s’empresse aussitôt d’envoyer copie de l’interview aux journalistes qui ont suivi le dossier - ainsi que celle donnée par Plenel à La Règle du jeu, de Bernard-Henri Lévy - afin de maintenir la pression sur Le Monde" [4].
Capital. " Toujours très virulent, comme le montre une interview accordée rcemment à Philippe Sollers dans la revue L’Infini, le président du directoire estime, en petit comité, qu’aller au procès serait contre-productif pour le quotidien ".
– Les auteurs et l’éditeur de La Face cachée
Capital. " Du côté des pamphlétaires, on serait plutôt pour tourner la page. "
Stratégies. Pierre Péan et Philippe Cohen " savent qu’ils peuvent tomber pour diffamation sur le plus infime détail. Et qu’un chapitre intitulé “Une pige pour la CIA ?” ou l’évocation indue des pères du trio Minc-Colombani-Plenel peut se payer au prix fort devant la justice. En outre, alors que leurs droits d’auteurs sont gelés jusqu’au procès (assertion démentie par Pierre Péan [5] - note d’Acrimed), ils risquent de payer plus de 2 millions d’euros de dommages et intérêts. Aussi sont-ils prêts à accepter que leur livre ne soit pas réimprimé. Fayard a de nombreux exemplaires en réserve...
La médiation aboutit finalement, le 3 juin, quand Le Monde et Hervé Gattegno ont été condamnés en première instance face à Roland Dumas [6], dans une toute autre affaire. Parallèlement, Eva Joly a perdu le 27 mai son procès en diffamation contre Pierre Péan et Philippe Cohen [7]. De quoi faire réfléchir... "
Dans sa conclusion, Stratégies cite un " délégué syndical " : l’affaire se solde par un " vilain secret de famille qu’il faut désormais taire ".