« Les chiffres ne mentent pas, mais les menteurs adorent les chiffres [1] », aurait en substance résumé l’écrivain américain Mark Twain. Si deux et deux font toujours quatre, il existe en effet plusieurs façons de manier l’arithmétique. La première relève d’une démarche scientifique : on avance une hypothèse, on rassemble des données, et on parvient soit à la validation de l’hypothèse, soit à une indétermination — auquel cas la réflexion doit être affinée. L’autre méthode consiste à partir d’une idée préconçue, et à organiser les données de façon à en suggérer la confirmation par les « faits ». Ce type d’acrobatie statistique a désormais un expert : François Lenglet, directeur du service « France » de France 2.
Sous ses airs de Monsieur Loyal, l’ancien professeur de littérature, passé par plusieurs rédactions de médias économiques (L’Expansion, La Tribune, Les Echos, BFM) avant de devenir le chroniqueur-vedette de l’émission « Des paroles et des actes », sur France 2, durant la campagne présidentielle de 2012, incarne la capacité du pouvoir à se régénérer en donnant l’illusion du changement. Finie l’époque où Jean-Marc Sylvestre débitait des sermons libéraux dont le dogmatisme indisposait jusqu’aux partisans du libre marché. Chiffres, courbes, bâtons et camemberts exhibés à l’antenne — un exercice de pédagogie audiovisuelle inauguré par le journaliste François de Closets au début des années 1980 — apportent désormais un vernis scientifique à l’idée que, pour sortir de la crise du libéralisme, il n’y a de solutions que libérales.
Le 12 janvier 2012, Lenglet « démontre » — deux graphiques à l’appui — que « les pays qui ont le moins dépensé sont ceux qui s’en sortent le mieux [2] ». Le ressort du théorème ? Le choix arbitraire de trois pays — la France, l’Allemagne et les États-Unis — et d’une période — de 2006 à 2011. Le premier graphique illustre les dépenses publiques en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) en 2011 : 41,9 % pour les États-Unis, 45,5 % pour l’Allemagne, 56,2 % pour la France. Le second représente la croissance des trois pays entre 2006 et 2011. Au cours de ces cinq années, le PIB a progressé de 5,5 % en Allemagne, de 2,7 % aux États-Unis et de 2,3 % en France. « La dépense publique, ça ne crée pas de croissance, c’est ce que montrent ces chiffres », conclut Lenglet.
Or la démonstration s’effondre si l’on choisit une autre période ou un autre groupe de pays. Observer la France et l’Allemagne sur une période plus longue, de 1991 à 2011, par exemple, conduit ainsi à conclure que le pays qui a le plus dépensé — la France — affiche le taux de croissance annuel moyen le plus élevé (1,58 %, contre 1,35 %outre-Rhin [3])…
Concernant les dépenses publiques, Lenglet — dont l’un des adverbes préférés est « évidemment » — entonne régulièrement le même refrain. Le 13 novembre 2012, il s’enthousiasme pour le discours de M. François Hollande : « Pour la première fois, il dit clairement : “Le niveau des dépenses publiques en France, 57 % du PIB, est trop élevé, et il faut réformer cela.” Il a d’ailleurs annoncé une réforme de l’État, qui est la seule façon crédible d’arriver à réduire la dépense publique de 60 milliards d’euros en cinq ans. » En soutenant ainsi le Président de la République, le chroniqueur reprend à son compte l’idée (libérale) selon laquelle la réduction de la dépense publique, source de croissance, serait la seule voie de maîtrise des finances publiques.
Pourtant, pas d’autre résultat statistiquement sérieux que le suivant : pour l’ensemble des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et sur des périodes non limitées à quelques années troublées, il n’y a aucune relation (entendre aucune corrélation statistique significative) entre le poids des dépenses publiques dans le PIB et le taux de croissance annuel moyen. Ni « loi de Lenglet » ni loi inverse : pas de loi du tout. Ce qui se comprend finalement fort bien puisque les dépenses publiques participent tout autant que les dépenses privées à l’activité économique, à travers la distribution de pouvoir d’achat et les commandes publiques. La principale différence entre investissements publics et privés ne réside pas dans le montant ou dans la croissance du PIB, mais dans son contenu plus ou moins riche en biens publics.
Mais revenons à l’émission du 12 janvier 2012, au cours de laquelle Lenglet n’hésite pas à se transformer en illusionniste quand il exhibe un second graphique présentant l’évolution de la part de la richesse produite (la valeur ajoutée) revenant aux salaires en France entre 1950 et 2010. La conclusion de sa lecture des courbes qu’il a préparées : « La part des salaires dans la valeur ajoutée a peu changé depuis 1950. »
La ficelle est un peu grosse. D’abord, il existe plusieurs façons de définir et de mesurer la part des salaires dans la valeur ajoutée. On peut évaluer cette part pour les seules « sociétés non financières » (les entreprises produisant des biens et des services) ou pour l’ensemble de l’économie ; on peut aussi tenir compte ou non d’une « correction de salarisation croissante » (plus de salariés et moins d’indépendants fait mécaniquement monter la part des salaires) [4]. Lenglet a choisi, bien entendu, celle qui minimise la chute. S’il avait retenu les données de la Commission européenne reprises par l’OCDE, il aurait obtenu une dégringolade de dix points de PIB pour la part des salaires depuis 1981, et de six à huit points depuis les années 1960…
Le graphique qu’il présente apparaît par ailleurs singulièrement aplati à l’écran. L’astuce est classique : il suffit d’allonger ou au contraire de raccourcir l’axe vertical pour produire des impressions visuelles opposées (des variations semblant faibles ou au contraire énormes), surtout — et c’est le cas ici — quand on évite de graduer l’axe vertical pour fournir des points de repère. Avec de telles ruses, on passe vite de la pédagogie à la magie.
Enfin, et surtout, même avec ce graphique aplati, on se rend compte que la part des salaires a baissé entre les années 1960 et les années 1990-2000, d’au moins cinq points : 100 milliards d’euros actuels sont passés des salaires aux profits dans l’estimation la plus basse possible [5]. « Peu changé », vraiment ?
Le prestidigitateur commet également des erreurs factuelles — jamais relevées par ses confrères — qui, elles aussi, semblent étayer son propos : il suffit parfois pour convaincre que l’assurance soit aussi énorme que la bourde. C’est ainsi que le 26 octobre 2012, au journal télévisé de France 2, Lenglet explique qu’en matière de croissance « le soleil se lève toujours à l’Ouest », parce que « les États-Unis représentent un tiers de l’économie mondiale ». Selon les chiffres du Fonds monétaire international, le PIB américain constitue pourtant un cinquième du PIB mondial : 19,1 % en 2011, contre 20,1 % pour l’Union européenne. À trop regarder le soleil, on s’abîme la rétine.
Sur France 2, le 11 avril 2011, le chroniqueur affirme que « les États-Unis ne font pas marcher la planche à billets ». Il sera pourtant difficile de trouver un économiste pour affirmer que les trois vagues de quantitative easing (QE) de la Réserve fédérale n’équivalent pas à une simple activation de la proverbiale « planche à billets » (car il n’y a désormais presque plus de billets et encore moins de planche...). Une réalité qui n’a échappé ni au Monde — « Le QE est une manœuvre bien connue des banques centrales [qui] consiste simplement à faire tourner la planche à billets et à racheter (entre autres) des bons du Trésor », 3 novembre 2010 — ni aux Echos — « Résumons-nous : les Américains font marcher la planche à billets ! On appelle ça, quand on est poli, le quantitative easing ! », 11 janvier 2011. Cette bévue en cache une autre, puisque notre expert ajoute que « tous les pays qui font marcher la planche à billets ont des taux d’inflation qui se sont emballés ». L’absence de tension inflationniste aux États-Unis en dépit de l’injection massive de liquidités au cours des trois QE de mars 2009, novembre 2010 et septembre 2012 ruine néanmoins la thèse.
Lenglet ne peut pas être spécialiste de tout. Cela l’amène parfois à s’autoriser quelques libertés avec la vérité, et à reprendre à son compte des idées reçues erronées. Sur BFM TV, le 6 avril 2011, il s’interroge sur les difficultés que rencontrent les entreprises à trouver des employés peu qualifiés : « Le personnel peu qualifié peut être dissuadé par les niveaux de salaire, qui ne sont pas très différents des niveaux des aides sociales. Malheureusement, c’est aussi ça, le modèle français. » Ce lien entre assistance et emploi a toujours été un argument des libéraux pour évoquer l’existence d’une « trappe à inactivité ». Pourtant, de nombreuses études statistiques ont démonté cette idée reçue. Ainsi, selon une enquête menée en 2009 par le Trésor auprès de sept mille allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI), du revenu minimum d’activité (RSA), de l’allocation parent isolé et de l’allocation de solidarité spécifique, seuls 4 % des sondés donnent comme raison de leur inactivité la non-rentabilité financière d’un retour à l’emploi. Selon la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), ils ne sont même que 1 %.
Autre exemple : la réduction du temps de travail. Entre 2000 et 2007, écrit Lenglet dans son dernier ouvrage, Qui va payer la crise ? (Fayard, septembre 2012), la conjoncture favorable a conduit chacun des pays de la zone euro à « suivre sa pente naturelle » : « Les Espagnols ont construit des cimenteries et des villes fantômes, les Français ont réduit le temps de travail… Et pendant ce temps-là, les Allemands travaillent. » Nul doute que les Allemands travaillent. Mais 8 % de moins que les Français en durée moyenne annuelle [6], et, selon l’organisme patronal COE-Rexecode, avec une productivité horaire inférieure de… 17 % [7].
À l’occasion, l’illusionniste se fait prophète. Dans un article publié dans L’Expansion, le 30 mai 1995, il pavoisait : « Croissance : préparez-vous à trente ans de bonheur ». Extrait : « L’économie mondiale serait à l’aube d’un retournement spectaculaire qui devrait lui apporter deux ou trois décennies de croissance d’intensité comparable à celle des “trente glorieuses”. » Douze ans plus tard, en 2007, Lenglet publie un livre titré La crise des années 30 est devant nous (Perrin).
Mais il arrive également que notre homme surprenne, comme lorsqu’il appelle à « l’euthanasie des rentiers » sur le site du Figaro, le 27 septembre 2012. Car Lenglet n’est pas Sylvestre. Contrairement au second, le premier concède volontiers qu’il existe un « conflit entre le contribuable — qu’on charge à mort — et le détenteur de capital, qui jusqu’ici a été préservé et ça n’est pas normal [8] ». Sa conclusion n’en aurait pas moins électrisé son aîné : « Vouloir lutter contre le chômage sans s’attaquer à l’élément-clé qu’est la compétitivité, c’est un peu comme vouloir abattre un ours avec un fusil en plastique [9]. » Morigéner les rentiers et baisser les salaires ? C’est un peu ça, la recette Lenglet.
Jean Gadrey et Mathias Reymond
Économistes. Mathias Reymond est également coanimateur de l’association Action-Critique-Médias (Acrimed).