« Est- ce qu’on a vu quelqu’un écraser les journalistes ? » La présentatrice de L’instant M, Sonia Devillers, interroge son invité sur les difficultés rencontrées par les animateurs de l’entretien de la veille avec Emmanuel Macron. « On voit que vous tentez désespérément les uns les autres de l’interrompre, que vous multipliez les supplications "faites un petit peu plus court" ». Mais Gilles Bouleau ne partage pas cette impression, et se déclare plutôt satisfait par le déroulement de l’entretien.
Le présentateur du JT de TF1 reconnaît certes « une petite frustration » du fait que « l’expression du président […] laisse assez peu d’interstices à la relance, à l’interruption ». Aussitôt, il dédouane cependant Emmanuel Macron : si ce dernier ne se laisse pas interrompre, ce n’est pas dans une démarche d’évitement mais c’est la volonté « d’aller au bout d’une pensée qui est touffue, complexe ». Et lorsque son interlocutrice lui demande s’il n’a pas vu « un homme politique qui marque son autorité, qui met en scène son pouvoir », il acquiesce... et s’en accommode :
« Nous étions dans le bureau du chef de l’État, qui se trouve être par la grâce de la cinquième République, le chef de l’État d’une démocratie le plus puissant. Bien plus que madame Merkel, qui n’est que chancelière, bien plus que Barack Obama hier ou Donald Trump aujourd’hui qui a un Congrès extrêmement solide… »
Les journalistes n’auraient-ils donc le choix que de contribuer à la mise en scène de l’autorité de celui qui serait « le chef d’État le plus puissant » ?
C’est le sens de la nouvelle question de Sonia Devillers, qui demande à son invité si les journalistes ont vocation, lors de ces entretiens, à n’être que de simples intermédiaires de la parole présidentielle. Gilles Bouleau admet qu’il est « difficile » d’interviewer le président, mais il se défend d’avoir joué le rôle de faire-valoir : pour lui, le trio de journalistes a « fait le job ».
Et de s’en remettre à l’intelligence des téléspectateurs : « Il y a des téléspectateurs, il y a des auditeurs, il y a des électeurs qui sont extrêmement intelligents. Ils ont bien compris que si un homme politique se laisse, ou pas, interrompre, ça en dit très long sur son positionnement ».
C’est tout à l’honneur de Gilles Bouleau que de faire appel à l’intelligence des téléspectateurs. Mais n’aurait-elle pas été encore mieux mise à contribution si Emmanuel Macron avait eu affaire à plus de pugnacité et moins de révérence de la part des journalistes ? Une révérence qui transparait dans le choix des mots du journaliste :
« Dans un pays où tout, tout, tout remonte vers une personne, vers le corps du roi, vers le président de la République, savoir de quoi est fait le roi, je pense que ça intéresse les gens. C’est une monarchie républicaine et la curiosité est plus grande qu’à propos du moi ou du surmoi de madame Merkel qui dirige pourtant un pays de 80 millions d’habitants. »
Ainsi les téléspectateurs ont-ils eu, selon Gilles Bouleau, ce qu’ils souhaitaient : « c’est la qualité de cet homme que les gens voulaient juger [...] comment est-il au bout de cinq mois ? Comment se comporte-t-il avec des journalistes, comment répond-il, est-il concret, est-il pédago ? »
Bref, « de quoi est fait le roi », c’est la question qui compte aux yeux du journaliste – et donc celle qui, nécessairement, passionne les spectateurs. Les questions de fond sont, elles, secondaires. Certaines sont passées à la trappe, comme l’autorisation du glyphosate ou l’adoption de l’accord de commerce entre l’Union européenne et le Canada. Des questions pourtant d’actualité... et particulièrement délicates pour le président.
La révérence dont ont fait preuve les trois intervieweurs d’Emmanuel Macron n’a pas échappé à certains commentateurs, comme en témoignent les questions plutôt franches de Sonia Devillers sur France Inter ; ou encore la chronique de Didier Porte sur le site de Là-bas si j’y suis.
On peut se demander dans quelle mesure ce journalisme de complaisance n’est pas le produit logique du dispositif de ces entretiens présidentiels, où le pouvoir politique choisit le cadre et les modalités de son expression. TF1 n’était-elle pas, en quelques sortes, prestataire de service de l’Élysée [1] ?
Difficile en tout cas d’imaginer, dans ces conditions, l’expression d’un véritable journalisme de contre-pouvoir.
Frédéric Lemaire