Dans sa livraison du 9 décembre, Society, le quinzomadaire d’actualité du groupe So Press (So Foot, So Film, etc.), proposait un entretien fleuve avec David Pujadas, annoncé en « une ». Dans cette interview plutôt étrange, hésitant entre le très personnel et le professionnel, le présentateur du 20h de France 2 depuis seize ans, affectueusement rebaptisé « La Puje » par le journal, expose une vision et une analyse du métier de journaliste, ainsi que de sa propre pratique, qui laissent songeur à bien des égards… Revue de détails.
Des questions très inégalement (im)pertinentes
Avant tout, il faut faire crédit aux deux journalistes de Society d’avoir su oser quelques questions (relativement) incisives. Ils interrogent ainsi la réaction du présentateur face aux images de l’attentat du 11 septembre 2001 (« Waouh ! Génial ! »), lâchée devant les caméras de Canal +. Certes, on aurait aimé que les intervieweurs relancent leur interlocuteur après sa réponse pour le moins surprenante [2] – « Pour moi, cet avion, c’était juste un petit coucou qui venait de s’écraser et je ne pensais même pas qu’il y avait des morts » (sic) – mais sans doute l’impertinence face à un ténor de l’information a-t-elle ses limites, même pour Society.
À propos des « dîners avec Claude Guéant » que lui prêteraient certaines rumeurs, là encore les journalistes se satisfont de la dénégation expéditive de David Pujadas (« Je n’ai bien sûr jamais dîné chez Guéant ou qui que ce soit d’autre ») et omettent soigneusement de le relancer sur sa fréquentation des dîners du Siècle [3], autrement plus significative de son intégration au sein de l’élite dirigeante et des diverses formes de connivence qui peuvent s’y nouer.
Enfin, sont également évoqués les « reportages racoleurs sur l’insécurité et sur les banlieues » de l’émission de TF1, « Le Droit de Savoir », où David Pujadas [4] apprit les ficelles du métier avant de s’envoler sur LCI. Un programme qui est l’ancêtre de toutes les formes de journalisme sécuritaire qui ont envahi les écrans depuis au moins 15 ans et qui, aux yeux du présentateur, « était surtout un formidable magazine d’investigation qui n’avait pas froid aux yeux »… Simple provocation, embellissement rétrospectif de ses débuts à l’antenne, ou sincère admiration pour ce que l’information télévisée peut produire de pire ? On ne le saura pas puisqu’une fois encore les représentants de Society préfèrent ne pas aller plus avant dans l’effronterie.
Pour contrebalancer ces trois questions quelque peu déplaisantes, les deux journalistes en avaient concocté pas moins de 15 (sur les 45 posées), qui ne portaient que sur la vie privée de David Pujadas, et qui allaient lui permettre de se montrer sous son meilleur jour. Florilège : « Vous avez la tête du mec qui a été premier de la classe. », « La politique, ça ne vous a jamais tenté, même plus jeune ? », « Vous dites souvent à vos amis que vous manquez de culture classique. C’est une frustration ? », « D’ailleurs, il paraît que vous avez eu une grosse période new wave ? », « À 52 ans, vous vous êtes donc mis à la guitare », ou « Dans votre livre, vous écrivez que, plus jeune, vous aviez les cheveux longs et qu’à l’école, vous étiez davantage porté sur les soirées enfumées que sur les commentaires composés. Vous fumiez beaucoup de pétards ».
L’interview mêle à la fois la politique, le journalisme et des aspects très intimes de la biographie de Pujadas, à tel point qu’on peine à en saisir le véritable cadre. Mais faut-il s’étonner de ce ton très personnalisant de la part d’un magazine qui promettait « des histoires, de l’humain, de l’humour » [5] ? Mélanger les genres semble être une marque de fabrique de ce titre.
Des réponses édifiantes
Nous ne nous attarderons pas sur la vie du petit David (« Quand j’étais en CM2, la prof m’avait demandé ce que je voulais faire plus tard et j’avais répondu cuisinier ou journaliste ») ni sur ses (nombreuses) satisfactions personnelles (« Quel a été le déclic ? » – « Peut-être la réussite »), mais plutôt sur sa conception du journalisme et du programme qu’il anime et conçoit largement, dont il résume le succès ainsi : « S’il y a une recette miracle à mes yeux, c’est la pédagogie ». La pédagogie, rappelons-le au passage, est cet « ensemble des méthodes utilisées pour éduquer les enfants et les adolescents » (Larousse). Une « pédagogie » censée expliquer « la marche du monde et ses ressorts » à un public infantilisé.
Il faudra tout de même nous expliquer ce que des sujets comme « Finlande : tous au sauna ! » ou « Truite fumée : Meilleure que le saumon ? » du journal du jeudi 15 décembre 2016 (au hasard) ont à voir avec « la marche du monde et ses ressorts ». On y verrait plutôt d’ailleurs le signe de « cette vision du monde » que « véhicule le journal », selon David Pujadas : « L’idée implicite que le salut et le bonheur résident dans la consommation ou l’accumulation des richesses ». Et le journaliste de faire « un mea culpa » quant à cette « idéologie cachée ». Un mea culpa bien commode qui n’empêchera évidemment pas David Pujadas de proposer les mêmes informations frelatées chaque soir pendant encore des années…
Malgré cette idéologie consumériste implicite benoîtement confessée, celui qui incarne le service public d’information, pas gêné par les contradictions, se révèle intransigeant sur les grands principes. Alors que ses intervieweurs lui font part d’une critique plutôt acerbe à son encontre (« un journaliste de votre rédaction nous a dit […] : "Pujadas fait partie d’une génération pour qui tout se vaut. Il considère qu’à partir du moment où l’histoire est bonne, il faut la raconter" »), David Pujadas rassure le lecteur et reste ferme sur l’essentiel : « Non. Je suis, et nous sommes très attentifs à la hiérarchie de l’info. Il n’y a pas de faits divers dans le journal, sauf énorme exception ».
Il faut croire que chaque jour qui passe est l’occasion d’une « énorme exception » si l’on s’en réfère à un petit travail d’observation que nous avions mené en février 2014 : en deux semaines, parmi les 282 sujets diffusés dans les journaux de 20h de France 2, pas moins de 26 % traitaient des faits divers – entendus au sens large – ou le sport. Et le télé-journaliste ne s’en tient pas là : « Regardez avec quel contenu on progresse : l’international, l’économie ». Pourtant, dans notre classement, les questions économiques et sociales représentaient 18,5% de l’ensemble des sujets, tandis que l’international ne dépassait pas les 11%. En deux ans, Pujadas aurait ainsi remanié de fond en comble les sommaires de son JT… voilà qui donne envie d’aller vérifier !
Comme tout grand professionnel, David Pujadas est aussi un observateur avisé des formats médiatiques et des pratiques journalistiques. Généreux et pédagogue, il n’hésite pas livrer le produit de ses intenses réflexions. À partir d’une question abordant l’émission « Une ambition intime » présentée par Karine Le Marchand, David Pujadas digresse tout seul et lâche : « Je pense sincèrement que la vie politique n’est pas menacée par la peopolisation, qui reste marginale en France ». Au hasard, le 15 novembre 2016, la veille de l’annonce de la candidature présidentielle d’Emmanuel Macron, David Pujadas lance un sujet : « Les racines d’une ambition » abordant les études et le parcours professionnel du candidat, mais aussi, et presque pudiquement, « son épouse », « son premier agent électoral ».
Par ailleurs, un petit tour par Google Actualités nous renseigne sur l’intérêt « marginal » de certains médias d’information politique et générale pour « Brigitte, l’autre Macron » (lexpress.fr, octobre 2015) ; « Emmanuel Macron : trois choses à savoir sur sa femme Brigitte » (lci.fr, novembre 2016) ; « Brigitte Macron : la présidentielle, elle n’en rêve pas la nuit ! » (leparisien.fr, novembre 2016) ; « Brigitte Macron : l’âge fait beaucoup à l’affaire » (libération.fr, septembre 2016) ; « Comment Brigitte Macron envisage sa « place d’épouse » de politique » (bfmtv.com, octobre 2016). Et notre préféré : « Brigitte Macron, Carla Bruni, Isabelle Juppé… le match des primaires dames » (sur le site de L’Obs, octobre 2016).
La peopolisation, un phénomène marginal ? Un grand merci pour cette analyse si clairvoyante !
Pujadas au sommet
Répondant à une question sur le traitement des banlieues par l’émission « Le Droit de savoir », David Pujadas évoque la situation actuelle : « Cela dit, c’est fini la banlieue, et c’est dommage. Ça n’intéresse plus personne. On a du mal à trouver des journalistes que ça passionne. Exactement comme le conflit israélo-palestinien : avant, c’était traité en basse intensité car on sentait que ça divisait les Français, maintenant on le traite encore moins car tout le monde est découragé. C’est le syndrome de l’Alpe d’Huez : à chaque lacet, on croit qu’on est arrivé. Mais ça n’en finit pas. »
Cette analogie entre, d’une part, le conflit opposant Israël aux Palestiniens ou la question des banlieues et, d’autre part, une course cycliste qui finit par ennuyer tout le monde est aussi consternante que révélatrice d’une « déformation professionnelle » qui défigure l’information et piétine les bases du journalisme. David Pujadas apparaît comme un promoteur de spectacle, réduisant l’information à un pur divertissement, à une fiction, à un match de hockey sur glace, avec un début, un milieu et une fin. Un bon conflit est un conflit qui ne dure pas ; prévenons immédiatement les acteurs de la guerre en Syrie : surtout, ne soyez pas trop longs, David Pujadas ne va pas tarder à se lasser. Et que les habitants des quartiers populaires se le tiennent pour dit : ils n’intéressent plus David Pujadas et ses amis – sauf évidemment à ce qu’éclate une émeute, ou que soit fermée une mosquée, évènements à même de fournir des images suffisamment télégéniques pour attirer l’œil de ces grands professionnels de l’information !
Pour David Pujadas, tout passe, tout lasse, sauf l’audimat.
David Chardon