Les milliardaires états-uniens, le chassé-croisé, et Adama Traoré
La « brève » est tellement brève qu’il est facile de la livrer dans son intégralité :
En bref, une image du rassemblement de soutien à la famille d’Adama Traoré, ce jeune homme mort il y a quelques jours lors de son interpellation par la police. Un rassemblement s’est tenu devant la Gare du Nord à Paris, un peu plus de 600 personnes étaient présentes. Ses proches réclament la vérité sur les circonstances du décès. La justice, elle, a conclu que le jeune homme n’avait subi aucune violence.
Avant de revenir sur le contenu de ces trois phrases, et notamment de la dernière, on ne peut que s’interroger sur la brièveté (23 secondes) et les conditions du traitement réservé à ce rassemblement dans un JT de 39 minutes diffusé sur une chaîne publique. Il faut dire qu’au soir de la manifestation de soutien à Adama Traoré, de plus âpres affaires ont retenu l’attention de la rédaction de France 2, des affaires jugées plus importantes au regard de la hiérarchisation des sujets balayés par cette édition du soir, et dont les téléspectateurs ne sauraient être privés [1]. Parmi ceux-ci, l’immanquable chassé-croisé estival a eu non seulement le privilège d’ouvrir le journal mais aussi d’être décliné, sur un peu plus de sept minutes – apprécions la disproportion – en divers « reportages », allant des éternelles fenêtres sur automobilistes immobilisés au « carnet de route » pour vivre les bouchons en direct : « Nous sommes à Valence, il est huit heures. L’objectif pour nous c’est d’aller à Narbonne, on va voir si on y arrive. »
La priorité est ici aux « automobilistes fatigués », aux bouchons qui gâchent les vacances et au « vent de fatalisme » soufflant sur cette « journée particulièrement difficile ». Si prompte à recueillir la lassitude des juilletistes, la rédaction n’a pas jugé bon de diffuser le moindre témoignage dans le cas de sa « brève » consacrée au rassemblement de soutien à Adama Traoré. Sur les 23 secondes en effet, les téléspectateurs n’entendront pas la parole des organisateurs de la manifestation, pas plus que celle de ses participants, et ce alors même que des images du rassemblement, captées par des journalistes de France Télévisions présents sur place, ponctuent les trois phrases du présentateur.
Et cette édition du soir n’est pas en reste : toujours au regard des 23 secondes dédiées au rassemblement, remarquons que la rédaction choisit de consacrer – dans le cadre de sa rubrique « Été gourmand » – cinq minutes à « l’éclade, un plat de moules typique [de l’île d’Oléron] cuit aux aiguilles de pin », ainsi que cinq autres (longues) minutes aux milliardaires états-uniens ayant jeté leur dévolu sur des appartements de luxe au sommet des tours de New York : Tatiana et Warren, bras dessus bras dessous, débouchent du champagne face à l’Empire State Building, noyé dans un soleil déclinant. Voilà qui est, chacun l’avouera, beaucoup moins futile que la mort, lors d’un contrôle d’identité, d’un jeune homme noir de 24 ans, et les exigences de vérité de ses proches.
On aurait pu imaginer que le sujet avait déjà occupé – ou occuperait – un temps d’antenne plus conséquent lors d’une autre édition du JT. Mais il n’en est rien : le JT de France 2 n’en parle ni la veille, ni le lendemain – pas plus que ne le font ses versions de 13h [2] –, et le 30 juillet, le jour de la « brève », le sujet n’apparaît même pas dans l’encart « Tous les sujets », répertoriés sur le site de replay du journal à la suite de la vidéo...
Relégué aux bas-fonds de ce journal télévisé, le rassemblement (et « l’affaire » en elle-même) s’apparente(nt) donc à une information de second rang, que l’on peut visiblement traiter « en bref », au détour de « reportages » sur les bouchons et les appartements de milliardaires états-uniens. Si elle n’est pas chose nouvelle [3], la disproportion est d’autant plus frappante qu’elle donne lieu, dans le cas du traitement du rassemblement, à une véritable désinformation.
Entre approximations et contre-vérités
Revenons à présent sur le contenu du « reportage » qui, faute de temps sans doute, oublie de mentionner le fait que le « rassemblement » de Gare du Nord aurait dû être un défilé, si la préfecture n’avait pas décidé de bloquer les manifestants, et que le chiffre de 600 manifestants est celui de la police, tandis que les organisateurs revendiquaient 1000 participants. Mais là n’est pas le plus important. C’est en effet la sentence qui clôt le sujet qui mérite d’être examinée : « Ses proches réclament la vérité sur les circonstances du décès. La justice, elle, a conclu que le jeune homme n’avait subi aucune violence ». Comprendre : alors que les proches d’Adama Traoré soupçonnent que le jeune homme serait mort du fait de violences policières, « la justice » a déjà établi que ce n’était pas le cas.
Une belle assurance qui tranche avec le ton mesuré des articles publiés la veille et le jour même sur divers sites d’information, qu’ils évoquent les hypothétiques « conclusions » de la justice ou l’existence ou non de « violences ». En effet, le moins que l’on puisse dire à la lecture de ces articles est que les éléments alors à la disposition des journalistes auraient dû inciter le JT de France 2 à la plus grande prudence.
Au sujet des « violences » tout d’abord, si le procureur a bien affirmé le 28 juillet que les deux autopsies pratiquées sur Adama Traoré n’avaient mis en évidence « aucune trace de violence susceptible d’expliquer le décès » [4], l’affirmation selon laquelle le jeune homme n’aurait « subi aucune violence » est largement sujette à caution. On apprenait ainsi sur le site de L’Obs le 29 juillet que des « abrasions cutanées » avaient été relevées par les médecins légistes sur le cuir chevelu et sur différentes parties du corps du défunt, et surtout que les gendarmes ayant procédé à l’interpellation d’Adama Traoré avaient déclaré ce qui suit devant les enquêteurs : « Il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation. » Lorsque l’on sait, en outre, que les deux rapports d’autopsie évoquent un « syndrôme asphyxique » [5] comme cause du décès, la formule utilisée dans le JT de France 2 est pour le moins approximative, pour ne pas dire mensongère.
L’idée selon laquelle la justice aurait « conclu » quoi que ce soit est, quant à elle, une contre-vérité. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux divers articles publiés d’après une dépêche AFP datée du 28 juillet, entre autres sur le site de… France Télévisions le 29 (soit la veille du JT évoqué ici) [6], dans lesquels on peut lire ceci :
Selon le procureur, « l’explication de la cause du décès ne pourra être apportée qu’avec l’ensemble des analyses (bactériologie, toxicologie, anatomopathologie) » dont les résultats sont attendus « dans le courant du mois d’août » [7].
En d’autres termes, rien n’a été « conclu ». Et nul besoin d’être un journaliste d’investigation employé à plein temps sur cette « affaire » pour comprendre qu’en l’absence de toute conclusion, plusieurs hypothèses subsistent quant aux circonstances de la mort d’Adama Traoré. Ainsi, quelques heures avant la manifestation, la famille du défunt tenait une conférence de presse, durant laquelle l’une de leurs avocates expliquait ce qui suit :
Aujourd’hui, à l’aune de deux autopsies il est impossible de déterminer exactement les causes du décès [...]. Il a d’abord été fait mention d’une crise cardiaque, finalement on parle d’infection, [et] ce qui est certain c’est qu’Adama est mort d’asphyxie. Elle peut s’expliquer de différentes manières et la famille veut connaître avec certitude les causes de cette asphyxie. [8]
La parole de l’avocate de la famille n’est évidemment pas neutre, mais elle n’en demeure pas moins un élément incontournable pour quiconque entend informer au sujet de « l’affaire » Adama Traoré. Mais au JT de France 2, on en a décidé autrement, quitte à tricher un peu, voire beaucoup, avec la vérité, en « concluant » une enquête toujours en cours [9].
À vouloir faire trop court, on finit souvent par faire n’importe quoi. Telle semble être la morale de cet épisode peu glorieux pour le service public [10]. Ainsi, lorsqu’un procureur déclare qu’une autopsie ne révèle « aucune trace de violence susceptible d’expliquer le décès » et que certains médias ne retiennent que la formule « aucune trace de violence », France 2 va encore plus loin : « aucune violence ». Il faut dire qu’en 23 secondes, on n’a pas le temps de dire grand chose. Et puisque c’est l’été et que les moules d’Oléron attendent, nul besoin de s’attarder sur la complexité de « l’affaire » Adama Traoré qui risquerait de créer un embouteillage dans le JT : circulez, y’a rien à voir.
Pauline Perrenot et Julien Salingue
Post-Scriptum (3 août, 10h30) : Comme nous l’a fait remarquer, sur Twitter, Laurent Borredon, du Monde, une autre erreur figure dans la « brève » : Adama Traoré n’a pas été interpellé par la police mais par la gendarmerie. 23 secondes décidément d’une grande richesse...
Annexe : les sujets (minutés) du JT du 30 juillet
- 0-1’30 : Titres
- 1’30-8’15 : Les bouchons, le « chassé-croisé », les vacances
- 8’15–12’45 : Saint-Étienne-du-Rouvray
- 12’45–15’02 : « Mosquées : quels financements ? »
- 15 ’02–15’25 : Rassemblement Adama Traoré
- 15’25–17’44 : « Transports : des long-courriers à prix cassés »
- 17’44–20’18 : « Pologne : les fidèles se pressent dans la ville natale de Jean-Paul II »
- 20’18–23’43 : « JO 2016 : dans la baie polluée de Guanabara, qui va accueillir des épreuves de Rio »
- 23’43–28’42 : « New York : vivre en haut des gratte-ciel »
- 28’42-33’42 : « Vacances : à la découverte de l’éclade, spécialité de l’île d’Oléron »
- 33’42–39’ : « Harry Potter : la saga revient au théâtre »