La parution en avril 2016 du premier livre de la journaliste du Figaro Eugénie Bastié [2] qui, notons-le, a beaucoup d’estime pour Bastié Eugénie (« Je suis jeune, je suis une fille, je sais que je suis “bankable” ») a donné lieu à une intense réception en de nombreux points de l’espace médiatique, réception dont l’analyse permet d’observer sur une très courte période, du 7 avril au 25 mai 2016, les conditions et modalités de l’immaculée conception (en d’autres termes, l’émergence) d’une éditocrate. Un phénomène révélant en outre des tendances fortes et durables du fonctionnement de cet espace qui favorisent et/ou participent à une banalisation/« naturalisation » de discours et de thématiques d’extrême droite.
Quand sort le premier livre d’Eugénie Bastié, cela fait un peu plus de trois ans qu’elle est journaliste (son premier article mis en ligne par Causeur date de décembre 2012 et elle a commencé à travailler pour Le Figaro, son employeur actuel, en 2014). Son âge (24 ans) est d’ailleurs un argument de vente dans une présentation du livre sur le site de l’éditeur, qui célèbre la « plume enlevée et implacable » d’Eugénie Bastié et son « enquête intellectuelle sans précédent », « soixante-dix ans après Simone de Beauvoir » [3]. Utilisant la bonne vieille recette éditocratique consistant à faire dire n’importe quoi à son adversaire pour mieux le pourfendre, Eugénie Bastié s’y propose de terrasser le « néoféminisme contemporain » [4] – les amateurs pourront se reporter au « dossier » de Causeur consacré à « La terreur féministe » auquel a participé… Eugénie Bastié.
L’ouvrage de cette dernière va connaître une campagne éclair de promotion/réception digne de celles réservées aux « chefs-d’œuvre » des plus chevronnés des éditocrates : en moins de deux mois Eugénie Bastié sera interviewée à 15 reprises et son livre fera l’objet de neuf articles louangeurs et de sept recensions plus ou moins critiques.
Eugénie Bastié (invitée quasiment) partout
Entre le 8 avril et le 24 mai, Eugénie Bastié passe tellement de temps à répondre aux sollicitations qu’on peut se demander si, en plus de celle de journaliste, elle n’exerce pas la profession d’interviewée/invitée permanente des médias. Elle est ainsi présente :
- le 8 avril, jour de la parution de son livre, dans le 12/13 de RCJ
- le 9 avril sur Atlantico qui publie une interview d’elle qui est titrée : « Eugénie Bastié : “On doit proposer des alternatives concrètes à l’avortement, comme l’ouverture de centres d’aides à la grossesse” »
- le 10 avril sur le site de Causeur, son premier employeur, qui publie un « débat » entre elle et Isabelle Chazot titré « Eugénie Bastié et Isabelle Chazot : Misère du néoféminisme », et dans lequel elle déclare « Judith Butler est une fondamentaliste qui prend à la lettre Le Deuxième Sexe, à la manière des salafistes qui lisent le Coran à la lettre… » (sic)
- le 12 avril dans « Midi magazine » sur Fréquence protestante
- le 16 avril sur Philitt, revue [5] dirigée par un individu se définissant comme « souverainiste dostoïevskien » où, dans un entretien titré « Eugénie Bastié : "L’égalitarisme, c’est la mort de la littérature" », elle montre sa finesse d’analyse : « Je pense [...] que toute la folie féministe était contenue en germe dans le Deuxième sexe. »
- le 17 avril dans « Le Supplément » sur Canal + où elle fait l’objet d’un portrait (dans lequel on l’entend dire : « Informer les gens pour informer les gens, je trouve que ça n’a pas d’intérêt. […] J’ai envie d’exister et d’être au centre, pas au centre, mais d’être dans le débat médiatique », puis « Finalement on pousse les femmes à avorter plutôt que de leur laisser un véritable choix »
- le 22 avril dans « Ce soir ou jamais » animé par Frédéric Taddeï sur France 2
- le 23 avril dans « Répliques » (l’-émission-d’-Alain-Finkielkraut) sur France Culture où elle disserte avec Clémentine Autain sur « Le féminisme : état des lieux »
- le 28 avril dans « On va plus loin » sur Public Sénat
- le 29 avril dans L’Arche où elle nous apprend que : « les féministes sortent énormément de statistiques relatives aux inégalités salariales, expliquant que les femmes ne gagnent pas autant que les hommes. Lorsqu’on se penche sur les chiffres, on se rend compte qu’il n’y a rien de raciste dans cette différence, pas de discrimination. Il s’agit de performance : à cause de la maternité, elle est moins productive que l’homme. »
- le 3 mai dans les « Grandes Gueules » sur RMC
- le 9 mai dans « Europe 1 social club », présenté par Frédéric Taddeï
- le 11 mai dans Le Point qui titre « Eugénie Bastié : "Jamais les filles n’ont autant été traitées de putes et de salopes..." » pour présenter un entretien qu’elle conclut par un éloge d’un de ses collègues du Figaro : « pour en revenir à Éric Zemmour, il a permis, dans On n’est pas couché, d’offrir une parole à l’époque iconoclaste... »
- le 23 mai sur LCP où elle participe à un débat : « Féministes : rien n’est acquis ? »
- le 24 mai dans « L’instant M » sur France Inter
Des médias Bastié-friendly
Entre le 7 avril et le 25 mai, le livre est soutenu par bon nombre de médias d’opinion aux orientations politiques clairement identifiables :
- le 7 avril, la veille de sa sortie, dans Le Figaro par un collègue d’Eugénie Bastié au Figaro, Éric Zemmour qui écrit : « Beauvoir est à Butler ce que Lénine fut à Staline, ou le Mahomet de La Mecque au Mahomet de Médine : un paravent rhétorique, un rideau de fumée, un pieux mensonge. Eugénie Bastié elle-même passe son temps à nous en fournir les preuves les plus accablantes. »
- le 7 avril, dans Valeurs Actuelles par Mickaël Fonton qui après avoir asséné que « ce qu’on appelle couramment le féminisme a mené les femmes, les jeunes, la société en général dans une impasse mortifère », cite Eugénie Bastié : « Après la servitude volontaire, la libération forcée. "Plutôt que d’adapter l’économie au destin physiologique des femmes, la potentialité d’être mères, la préoccupation des féministes est d’adapter les femmes à la technostructure de l’économie", reprend Eugénie Bastié […] »
- le 8 avril, dans Causeur, un ancien employeur d’Eugénie Bastié, par David Desgouilles qui se croit dans une cour de récréation : « Je ne sais si, dans son enfance dans le Sud-Ouest, on lui a offert un jour une panoplie de mousquetaire. Mais il y a du d’Artagnan chez Bastié. Seule au milieu de toutes les facettes du néo-féminisme comme autant de soldats du Cardinal, le mousquetaire Eugénie les terrasse toutes et sort vainqueur. À plates coutures. »
- le 8 avril, par Le Figaro (bis) qui propose des « extraits exclusifs » du livre en tambourinant « Contre la pensée dominante post-soixante-huitarde, la journaliste du Figaro publie un manifeste ravageur contre les "ayatollettes du féminisme" qui nient les vrais dangers menaçant la femme en 2016 »
- le 20 avril, par Théophane Le Méné dans Le Figaro (ter) qui a cette phrase définitive : « La libre disposition des corps s’est traduite par une mise à disposition du corps des adolescentes à des adolescents aux exigences dictées par la consommation continue de l’obscénité. »
- le 28 avril, dans La Vie par Henrik Lindell qui excelle dans l’art de la synthèse : « Du puritanisme féministe avec ses "appellations sexuelles contrôlées" au "féminisme déconstructiviste" en passant par le "féminisme islamiste" et le "féminisme obsolescent", Eugénie Bastié décrit à sa manière, volontiers ironique, un univers mental capable de minimiser les violences sexuelles de Cologne au nom de l’antiracisme et d’oublier le machisme contemporain [...] »
- le 6 mai, dans Le Point par Hélène Bonhomme qui nous approvisionne en « éternel féminin » : « Les femmes travaillent moins, privilégient le temps partiel, passent plus de temps chez elles, et, pour la plupart, c’est un choix. Pourquoi ? Eugénie Bastié répond avec un pragmatisme dont j’apprécie la lucidité, puisqu’il en faut : "La spécificité de la femme, s’il faut en établir une, c’est la maternité et le rapport particulier qu’elle entretient avec ses enfants en bas âge. Malgré les injonctions féministes, les femmes continuent à vouloir s’occuper de leur progéniture." »
- le 21 mai, sur Atlantico par Benoît Rayski qui qualifie Eugénie Bastié de « coqueluche de nombreux plateaux télévisés »
- le 25 mai, dans Causeur (bis)
Des critiques qui servent (involontairement) de marche-pied à Eugénie Bastié
Il arrive que certains livres d’éditocrates fassent l’objet de « marginalissimes » analyses critiques ou hostiles. En ce qui concerne le livre d’Eugénie Bastié, le nombre de recensions dénuées de complaisance est « anormalement » élevé, ce qui, en attirant l’attention inséparablement sur le livre et son auteure, a pour effet de participer à l’installation de cette dernière dans le cercle des incontournables médiatiques (le CIM).
Ainsi, la « consécration » d’Eugénie Bastié en tant que productrice-d’-opinions-dont-il-semble-nécessaire-de-parler-dans-les-médias va prendre un caractère d’évidence grâce à la contribution de celles (les prises de position critiques que nous avons recensées sont le fait de sept femmes, ruse de la « raison » réactionnaire ?) qui se sont opposées à elle [6].
Parmi ces critiques nous retiendrons, à titre d’exemple, le portrait d’Eugénie Bastié fait par Johanna Luyssen le 18 mai dans Libération : « [Eugénie Bastié] parle vite et beaucoup, et c’est là un étrange agrégat de punchlines, qui atterrissent en petits tas. Des choses du type : "Je crois en Dieu et en la théorie du genre." Sur la procréation, aucun fait n’étaye ses propos, qui sont, résumons : les féministes seraient coupables d’inciter systématiquement les femmes à avorter. »
Et nous pouvons nous demander, avec tristesse, si notre article ne contribue pas aussi à la « consécration » d’Eugénie Bastié…
En marche vers l’éditocratie ?
Pour devenir éditocrate, un journaliste doit avoir un ego démesuré, et, comme nous l’avons vu, Eugénie Bastié en déclarant « Je suis jeune, je suis une fille, je sais que je suis “bankable” » remplit avec aplomb cette condition.
Mais une seconde condition doit être satisfaite : être invité dans les médias non pas pour s’exprimer sur un sujet sur lequel l’éditocrate a (ou est supposé avoir) une compétence spécifique mais simplement pour donner son opinion. À n’en pas douter, Eugénie Bastié est sur la bonne voie : invitations pour parler de la « loi travail » (BFM TV le 2 mai), de la présence d’un rappeur au cimetière de Verdun (LCI le 16 mai), d’un footballeur impliqué dans une affaire de sex-tape (Radio Classique le 1er juin), de l’avenir politique de Nicolas Sarkozy (Radio Classique le 9 juin), du 14 juillet de François Hollande (BFM TV le 14 juillet), etc.
Eugénie Bastié intègre ainsi la petite troupe des éditocrates, et le 19 août Télérama annonce que « La jeune journaliste ultraconservatrice (pour ne pas dire réactionnaire) du Figaro.fr a été recrutée pour faire partie des chroniqueurs d’“AcTualiTy”, la nouvelle émission de Thomas Thouroude qui démarre le 5 septembre sur France 2 » [7].
« Chroniqueuse », mais surtout « polémiqueuse », pour que ça « clashe » et que ça « buzze » : tel est le rôle qui lui est assigné et qu’elle endosse bien volontiers. Elle occupe ainsi une position très comparable à celle d’Éric Zemmour [8] et, pour demeurer « bankable », n’hésite pas à avoir elle aussi recours à l’outrance. Aucun doute, Eugénie Bastié a de l’avenir : ainsi va la vie des « grands médias » et de l’éditocratie...
Denis Souchon
Post-scriptum. Alors que cet article était en train d’être finalisé, un micro-événement du microcosme éditocratique est venu à l’appui de notre constat de l’intégration d’Eugénie Bastié au petit monde de l’éditocratie : sur Twitter, Eugénie Bastié et Laurent Joffrin se sont donnés en spectacle dans un « tweet-clash » dont l’intérêt n’a d’égal que la hauteur de vue des deux protagonistes.
Misère…