Des relations très… personnelles
La personnalisation de la vie politique n’est pas une nouveauté, mais elle culmine avec ce qu’on appelle désormais, d’un terme un peu fourre-tout, la « peopolisation » : cet aspect de la personnalisation de la vie politique qui consiste, non seulement à faire prévaloir les questions de personnes sur les questions de fond, mais à traiter les responsables politiques comme les vedettes du show-business : description de la personnalité, importance du physique, voire dévoilement de la vie privée [2].
Si les questions politiques ne sont pas totalement absentes, elles restent largement minoritaires. Un exemple, renouvelable à l’infini, l’atteste. Le 26 mars 2009, dans un dossier intitulé « Sarkozy et les riches » [3], Eric Mandonnet et Ludovic Vigogne remarquent fort judicieusement :« Le 6 mai 2007 est aussi, il est vrai leur victoire[aux milieux d’affaires] [4][...]Il a été le champion des plus aisés ».
Malheureusement, les lecteurs attendent toujours des dossiers détaillés illustrant ce lucide constat. Inutile apparemment, pour L’Express, de s’attarder sur de telles futilités, qui préfère broder sans relâche autour d’une intrigue très franco-française, avec comme personnage central l’actuel locataire de l’Elysée, autour duquel viennent se greffer les seconds rôles. Et L’Express de narrer leurs joies, leurs humeurs, l’état de leurs relations [5], sans négliger des clins d’œil très appuyés à leur intimité ou à leurs goûts personnels.
Scruter les relations personnelles entre les individus, c’est bien le miel de L’Express, illustré jusqu’à la caricature par la narration de celle « hier complice, aujourd’hui tumultueuse » [6]unissant Nicolas Sarkozy et Rachida Dati. Dans le numéro titré « Sarkozy-Dati. Les raisons d’une disgrâce » (le 13 novembre 2008), Ludovic Vigogne avoue avec candeur : « Aujourd’hui, toutes les interrogations, toutes les manœuvres sont centrées sur les rapports entre Nicolas Sarkozy et Rachida Dati ».
Des relations entre le président et d’autres personnalités politiques qui occupent donc largement la pagination de l’hebdomadaire par Nicolas Sarkozy : « Sarkozy-Dati. Les raisons d’une disgrâce » (le 13 novembre 2008) ; « Dati règle ses comptes » (le 7 mai 2009) ; « François Bayrou. L’homme qui défie Sarkozy » (le 16 avril 2009) ; « Jean-François Copé. Pourquoi il provoque Sarkozy ? » ( le 23 avril 2009) ; « Eric Besson. Pourquoi Sarkozy l’utilise » (le 8 octobre 2009). Même le président américain n’échappe pas à cette règle : « Barack Obama. Ses relations compliquées avec Nicolas Sarkozy » (le 2 avril 2009) [7].
Les questions sociales et politiques sont elles aussi rabattues sur les relations personnelles entre le Président de la République et les Français, c’est-à-dire sur sa stratégie de communication. Les trois dossiers pourtant consacrés à sa politique intérieure en matière économique et sociale les 19 février, 19 mars et 28 mai 2009 se bornent pratiquement à commenter cette dernière [8].
Le 19 mars 2009, dans « Pourquoi la France devient anti-Sarko », L’Express, qui prévient pourtant que « la politique du chef de l’Etat [suscite] de plus en plus de tensions », concentre le tir sur sa...« personnalité » : « Sa volonté de séduire reste intacte ». « Ce gradé a voté Sarkozy. Il n’a pas digéré l’attitude du chef des armées à leur égard » [9]. Ou encore pour nous présenter les nouvelles figures emblématiques de la contestation, dont nous ne saurons rien des motifs. Ainsi « Georges Molinié, président de la Sorbonne-Paris IV, est devenu le chef de file de la contestation étudiante » ; « le crâne lisse et le visage grave du Pr André Grimaldi [10], ont volé la vedette [à] Patrick Pelloux, le bouillant urgentiste ». Procédé que l’on retrouve le 28 mai 2009, dans « Main basse sur la justice », dossier réduit à la seule suppression du juge d’instruction et dont une bonne partie est consacrée à dresser le portrait des « hommes du président », à celui d’ « un magistrat frondeur à l’UMP », sans oublier de donner la parole à la juge Eva July, érigée depuis longtemps comme une des « figures » de la contestation. Le tout complété par la narration des relations de Nicolas Sarkozy, lui « l’avocat qui n’aime pas les juges », avec ces derniers et envers lesquels « il a toujours manifesté une certaine défiance. ».
Des révélations très… personnelles
Les révélations sur les personnes remplacent les informations sur les politiques suivies ou proposées. Y compris les révélations sur la vie privée des vedettes du casting. Que Christophe Barbier avait pourtant juré de ne jamais publier : « Il ne s’agit pas de jeter en pâture chaque mésaventure anatomique des présidents [...] il n’est pas question de filmer des échantillons de leurs sécrétions ni de publier le détail de leurs humeurs » (éditorial, le 30 juillet 2009). Certes. Mais, détails anatomiques et physiologiques mis à part, l’hebdomadaire publie chaque semaine ou presque des « révélations » qui ne sont pas foncièrement différentes…
Le 25 septembre 2008, la sortie du livre du journaliste du Télégramme Hubert Coudurier [11]« retraçant la vie remuante de la droite » permet à l’hebdomadaire de reproduire, « deux propos [...qu’] Anna Fulda, la journaliste du Figaro qui partagea la vie de Nicolas Sarkozy à l’automne 2005 et au printemps 2006[...] lui a tenus sur sa relation avec le futur président de la République : « C’est un cannibale. Parfois, il m’étouffait[...]C’est aussi pour cette énergie qu’on l’admire. Parfois, je l’appelais Caudillo ». Pour illustrer l’article, la « Une » de Vanity Fair de septembre consacrée à la nouvelle élue du cœur présidentiel : Carla Bruni.
Le 23 octobre 2008 est l’occasion de s’attarder sur Dominique Strauss-Kahn, dont « tout le monde sait qu’il aime la vie, les filles, que c’est un cavaleur », et « son aventure [sexuelle] avec l’une de ses salariés [...] Piroska Nagy », narrée avec délectation : « Les avances de DSK à la dame font parler dans les couloirs du FMI.C’est à Davos, en janvier dernier, qu’elle y a répondu. Quelques mois plus tard, son mari Mario Blejer[...]découvre un lot de courriels galants ». Après le mari cocu, L’Express s’épanche sur la femme trompée, « Anne Sinclair » une femme amoureuse » [...] un peu “fleur bleue” qui contre vents et marées, fait front : “ Son mec, elle l’a dans la peau” résume l’un de ses proches ».
Un an plus tard, le 8 octobre 2009, le portrait d’Eric Besson assure une promotion inespérée au livre de son ex-épouse, Sylvie Brunel [12]. La publication des « bonnes feuilles » de cet inestimable ouvrage est précédé » d’une présentation qui, en guise de critique, invite à savourer la découverte d’une vie secrète : « C’est la première fois qu’une porte s’ouvre si grand, de l’intérieur, sur la vie privée d’un membre du gouvernement [...] un séducteur, un tombeur ». Que nous apprend L‘Express, par l’entremise du témoignage de Sylvie Brunel ? Ceci, conforme au cliché assez peu féministe sur la prétendue attirance des femmes pour les hommes de pouvoir : « Il s’est avéré beaucoup plus volage que je l’aurais souhaité [...] Parce qu’il côtoie de plus en plus de jeunes femmes attrayantes et d’autant mieux disposées qu’il est ministre , mon mari s’est mis à vivre le couple comme un carcan [...] Il a commencé à évoquer le fait qu’il pourrait « refaire sa vie », avoir des enfants avec une autre. A ce moment là, j’ai compris que les choses étaient plus graves que je le croyais. Jusque-là, ses maîtresses interchangeables s’annulaient mutuellement ». Le tout illustré par deux photos. La première montrant les deux tourtereaux sur le perron de l’Elysée en 2007, Eric enlaçant Sylvie ; la seconde, montrant une famille épanouie avec ses trois enfants dans « le domicile familiale de Donzère (Drome), en 2007. »
Les turpitudes amoureuses de nos élus méritent d’autant plus l’attention de L’Express qu’elles ne sont que des cas particuliers d’un problème plus général. Ainsi, le 21 mai 2009 l’hebdomadaire offre un fort précieux dossier à ses lecteurs : « Couple. La tentation de l’infidélité » (second titre de couverture). Grave question, abondamment traitée dans la presse « people » » mais aussi dans les magazines « féminin », au point qu’on ne sait plus si c’est L’Express qui les copie ou l’inverse. [13].
Moins sulfureux : le 24 septembre 2009, l’hebdomadaire tire le portrait d’Angela Merkel en consacrant notamment trois pages à son « histoire [... ] toute en nuances, secrète... et drôle ». Là, pas de femme « trompée », mais au contraire, un mari fidèle et attentionné : « Ses week-ends [...], il lui arrive de jardiner et de confectionner des gâteaux. Pour être sûr de disposer de tout ce qu’il lui faut en cuisine [dans « sa maison de campagne »], elle remet à son époux la liste des courses à faire à l’avance. Le bonheur ». Le tout à trois jours des élections législatives en Allemagne, en guise d’information sur les enjeux du scrutin et sur les positions politiques en présence.
Plus « glamour » : l’attendrissante évocation du couple présidentiel américain le 9 avril 2009, qui n’oublie pas d’associer le nom de l’épouse de l’actuel locataire de la Maison Blanche à une autre épouse « mythifiée » par la puissance médiatique : « Obama ne commence le travail qu’aux alentours de 9 heures. Mais levé depuis l’aube, il a eu le temps de suivre Michelle [...] subtile réincarnation d’une Jackie Kennedy [...] dans la salle de gym [...] puis de dévorer des gaufres en compagnie de ses petites filles, Malia et Sasha avant leur départ à l’école en convoi ». Incontestablement, « un père exemplaire » » et une « dame de coeur » », dont un autre portrait de deux pages intitulé « Michelle. Un roc pour Barack » nous avait déjà été offert le 15 janvier 2009.
Non moins émouvante : la confession de Frédéric Mitterrand qui « ne cache pas la douleur qu’il ressentit à être ainsi écarté » de l’affection de son oncle François : « J’ai trop été à la marge, fasciné et n’attirant pas son attention, sauf par bribes [...] J’aurais beaucoup aimé qu’il me reconnût, qu’il sût à quel point je l’aimais [...] J’ai vécu jusqu’à 47 ans avec la statue du Commandeur » (le 6 août 2009) [14].
Attendrissantes : la grossesse d’une femme, puis la naissance d’un enfant. Le 18 décembre 2008, L’Express « révèle » : « Le 10 septembre [Rachida Dati] participe au déjeuner des femmes ministres organisé, Place Beauvau, par Michèle Alliot-Marie. Au menu des conversations : évidemment, sa grossesse. “Le papa voyage beaucoup”, révèle ce jour-là, la garde des sceaux. Le 2 décembre, c’est un homme, Xavier Darcos [...], qui a droit à un secret : “ Ce soir, j’ai invité le père de mon enfant à dîner”. Quelques jours plus tard, elle promettait à l’un de ses conseillers Place Vendôme :“ En janvier, il y aura une grosse surprise...” ». Cette grossesse attendrit tellement l’hebdomadaire le 7 mai 2009 qu’il s’y attarde : « Les deux dernières semaines [avant son accouchement], elle ne sentait plus le bébé. Chaque matin, chaque soir, une échographie était réalisée ». Et arrache finalement des larmes à ses lecteurs : « Le 31 décembre, [elle] passe le réveillon avec Nicolas Sarkozy et quelques uns de leurs amis artistes. Quand elle s’en va, vers deux heures du matin, matin, elle ne sent pas très bien. Quarante huit-heures plus tard, elle donne la vie, avant l’échéance prévue, elle à qui l’on avait promis qu’elle n’aurait pas d’enfant ».]]
Une naissance : un événement, qui ne se produit jamais que plus de… 800 000 fois par an en France soulève, en cette occasion, un enthousiasme que l’auteure de l’article partage avec ses grands témoins du VIIème arrondissement (dont l’ancienne ministre est maire) : « Bravo pour le bébé ! » félicite la charcutière ». Cette enquête de proximité nous apprend que Rachida Dati a refuser une huître que lui tendait la poissonnière (« Depuis que j’ai accouché, je n’en ai pas remangé »), mais accepté « finalement un demi-toast de foie gras et un bout d’ananas ». Et tant qu’à faire, autant publier des photos de la député européenne, enceinte, sur les bancs de l’Assemblée nationale (le 7 mai 2009) ou son bébé dans les bras, dans une reprise d’une photo de deux « Unes » de... Point de Vue et Voici (le 30 juillet 2009) [15].
Christophe Barbier, dans son éditorial du numéro consacré à son amie, « Carla Bruni. Enquête sur la femme qui dérange », propose une explication miraculeuse qui exonère les médias de toute responsabilité : « Ce n’est pas la politique qui se « pipolise », les grands élus qui ont des grandes vapeurs de midinettes et les médias sérieux qui jettent leur gourme déontologique. C’est la vie privée qui porte désormais une part du message, parce qu’une nouvelle génération politicienne l’a décidé et que des citoyens l’exigent avant de voter » (le 24 janvier 2008).
Quand une « obligation » prétendument imposée par d’autres rencontre un intérêt commercial bien compris, on peut véritablement parler de miracle… que décrit le 5 septembre 2005, dans les colonnes de... L’Express, Renaud Revel en convoquant les propos de « l’un des patrons d’Ipsos, Jean-Marc Lech », communicant de haute volée qui déclare : « "Gérard Depardieu, notre stakhanoviste de l’image, est un piètre client face à un Fabius ou à un Sarkozy dont la présence dans les médias est autrement plus forte et dont la vie privée est pain bénit. " En témoigne l’évolution des chiffres de vente de Match depuis un an, notamment chez les cadres citadins, friands d’échos mondains ». Diagnostic confirmé par le site internet lancé par Jean-Marie Colombani qui livre un diagnostic similaire, notamment sur les raisons de la présence envahissante en « Unes » des médias certaines personnalités politiques ou médiatiques : ils font partie des « people les plus vendeurs , c’est à dire Nicolas Sarkozy, Laurence Ferrari, Rachida Dati, Ségolène Royal ou Claire Chazal » (slate.fr, le 13 août 2009).
Encore n’avons-nous choisi ici que quelques exemples. Mais grâce à L’Express, on pouvait tout savoir des qualités d’imitatrice d’Angela Merkel et de Ségolène Royal, de la passion de Frédéric Mitterrand pour Lana Turner, de celle, très récente, de Nicolas Sarkozy pour la culture et de ses rencontres privées avec des artistes, des rencontres "secrètes" de François Bayrou, du langage très imagé d’Eric Besson, Jean-François Copé, Rachida Dati ou Martine Aubry, et bien d’autres choses encore….
Des photos très… personnelles
Aucun dossier n’échappe au « choc des photos » (pour reprendre le slogan publicitaire d’un concurrent : Paris Match) . Mieux, L’Express prétend contester l’abus des photos intimes par l’abus des photos. A tous les coups, on gagne !
Ainsi, le 30 juillet 2009, alors qu’il prétend dénoncer : « Le piège people » (mais tendu aux politiques…) et « Les dessous d’une dérive » (qui ne devrait rien aux médias comme L’Express…), l’hebdomadaire, sous couvert d’analyser notamment « la nouvelle stratégie de Rachida Dati », reproduit...vingt clichés sur huit pages. Dont neuf sont la reproduction complaisante de « Unes » des magazines « people », Closer, Gala, Point de Vue et Voici. Outre les deux précitées où l’on voit Rachida Dati avec son bébé, d’autres clichés nous montrent Ségolène Royal en maillot de bain, sur la plage et se baignant avec l’un de ses fils, en photo avec Bruno Gaccio ou son nouveau compagnon, « André ». Sans parler d’une émouvante grande photo de « l’effusion. En public, le couple présidentiel ne retient pas ses gestes tendres. Ici, le 14 juillet, sur les Champs-Elysées ».
Récits de vies des personnages, y compris en dévoilant leur intimité, utilisation forcenée de photos les montrant sous toutes les coutures… Pour être complet, il aurait fallu évoquer l’absence de distance critique envers les « grands » de ce monde, la subordination aux stratégies de communication, la primauté des récits sur les analyses, etc. Mais cela aurait nécessité un livre entier.
Il suffit de constater que L’Express (comme nombre de ses confrères…) coproduit ce qu’il conteste et prétend gagner sur tous les tableaux : en contribuant conjointement à la « peopolisation » et à son « décryptage », lui-même très « people » !
… Non sans afficher des prétentions que le contenu de l’hebdomadaire dément très largement.
… Loin, très loin des doctes proclamations de Christophe Barbier et Jacques Attali sur le rôle central de leur hebdomadaire dans le débat démocratique.
Le 8 janvier 2009, le premier pontifie… modestement : « Le néojournalisme est modeste. Il accepte, voire sollicite, la contradiction , il anime l’agora sans l’accaparer, il aiguise l’esprit critique de ses lecteurs et entretient leur curiosité comme un souffle sur un brasier [...] Chaque semaine, L’Express vous propose ainsi le fil de ses réflexions pour trouver un chemin dans le labyrinthe des informations et donner du sens à l’actualité [...] L’Express se doit, sans cesse, de réinventer ce média insolite qu’est un hebdomadaire, alliance de faits et de réflexions , d’objectivité du reporter et d’engagement de l’éditorialiste. C’est pourquoi, dès la semaine prochaine, votre Express roulera sur un « chemin de fer » réaménagé, dans une maquette au style plus élégant et contemporain, afin de vous apporter davantage d’informations , sur un rythme plus vif, avec une force supplémentaire pour les photographies et un accès de plain-pied au décryptage des faits . »
Quant à Jacques Attali, il claironne : « A la différence des quotidiens, l’hebdomadaire filtre l’essentiel , tout en restant obsessionnellement lié à l’actualité. Rien d’éphémère n’y domine , rien d’universitaire ne s’y installe ; c’est le monde comme il va, simplement avec un peu de recul [...] plus que jamais, en ce monde insensé, d’une complexité redoutable, la France et sa démocratie ont besoin de L’Express ».
Manifestement, ils préfèrent, l’un et l’autre, ne rien savoir de l’hebdomadaire que le premier dirige et que le second décore. Peut-être même s’abstiennent-ils de le lire. A moins qu’ils ne voient dans le « people » pour cadres de L’Express une forme de haute-culture et de raffinement esthétique ? Avouons notre perplexité…
Denis Perais