Réussite économique éclatante et célébration de l’éternel féminin à la française : le champion du cosmétique, fleuron de l’industrie nationale et deuxième annonceur du marché [1](troisième au niveau mondial), inspire aux médias une révérence si unanime que les articles à son sujet ressemblent le plus souvent à des plaquettes publicitaires. Ainsi, si son action en faveur de la « diversité » est abondamment relayée, le fait que le groupe commercialise par ailleurs des crèmes blanchissantes en Asie n’est questionné — voire mentionné — que dans la presse étrangère (lire « Les “Nations unies de la beauté” ? »).
En 2007, Le Journal du dimanche, Paris-Match et Marie-Claire ont trouvé un moyen original de fêter les dix ans du partenariat entre L’Oréal Paris et le Festival de Cannes : ces journaux du groupe Lagardère ont publié des suppléments « Spécial Cannes » « sponsorisés » par L’Oréal. S’agissant des publireportages, la règle veut que l’annonceur achète les pages concernées comme des espaces publicitaires et qu’une mention signale au lecteur le caractère promotionnel de l’opération ; rien de tout cela ici. Le montant versé par l’entreprise aux différents journaux, négocié avec leurs directions, est resté secret, et les suppléments ont été présentés comme purement rédactionnels.
Celui de Marie-Claire affichait en couverture l’actrice indienne Aishwarya Rai, que l’on retrouvait en pages intérieures pour un entretien, de même qu’une autre « égérie » de L’Oréal Paris, l’Américaine Jane Fonda, engagée pour séduire les femmes de 70 ans — un marché d’avenir. Les autres vedettes sous contrat avec la marque livraient leurs « secrets de beauté » : sur les vingt-sept produits cités, et artistement photographiés, seuls trois n’étaient pas commercialisés par le groupe. Les pages de publicité étaient toutes dévolues à L’Oréal Paris. Dans son éditorial, Fabrice Gaignault, rédacteur en chef culture de Marie-Claire, estimait qu’aujourd’hui le « glamour légendaire » du cinéma brillait surtout « dans les suites des palaces où les ambassadrices L’Oréal », ces « monstres de beauté » dont il égrenait rêveusement les noms, « font halte depuis dix ans avant de se jeter dans les flammes des flashes [2] ».
Interrogée par Le Monde (19 mai 2007) sur cette innovation éditoriale, Mme Monique Majerowicz, directrice déléguée de Marie-Claire, avertissait : « Il faut faire attention à ce que l’on fait, nous ne vendrons pas notre âme. » Pour sa part, Carlos Gomez, rédacteur en chef culture du Journal du dimanche, se félicitait : « Nous avons fait notre travail de journalistes. »Tant de complaisance n’empêche pas M. Loïc Armand, directeur général des affaires publiques de L’Oréal et président de l’Union des annonceurs (UDA), d’estimer que « le droit à communiquer est menacé en permanence ». A ses yeux, rien que de très innocent, pourtant, dans cette activité : « Une marque est une personne qui communique avec d’autres personnes qui sont elles-mêmes des consommateurs. » [3]
Le géant du cosmétique, qui a détenu pendant vingt-quatre ans 49 % du groupe Marie-Claire, s’en est retiré en 2001 [4]. Les relations semblent toutefois être restées cordiales. Ainsi, dans son numéro de décembre 2008, sous le titre « Têtes chercheuses », le magazine faisait le portrait de trois des lauréates du prix L’Oréal-Unesco « Pour les femmes et la science » ; l’article précisait que « L’Oréal emploie plus de 50 % de femmes dans ses laboratoires ». Nouvelle opération en mai 2009, avec un portrait de la lauréate africaine. Par ailleurs, L’Oréal Paris est l’un des cinq partenaires officiels de « La Rose Marie-Claire », l’opération annuelle de charité du magazine, qui récolte des fonds pour scolariser des petites filles dans le monde. Parmi les bénéficiaires figure l’association Toutes à l’école, présidée par Mme Tina Kieffer, directrice de... Marie-Claire, qui compte également L’Oréal Paris parmi ses sponsors.
Le supplément « Cannes » a pu choquer car il servait les intérêts d’une seule marque, alors que la presse magazine, d’habitude, veille à panacher les produits dont elle fait la promotion dans ses pages rédactionnelles. Les rubriques « bien-être » ou « air du temps », qui existent dans tous les supports généralistes et constituent l’essentiel des magazines féminins, servent à offrir à la convoitise du lecteur des quantités étourdissantes de gadgets, de vêtements... et de cosmétiques, commercialisés par des entreprises qui sont aussi des annonceurs. Le nombre croissant de magazines féminins (plus d’une cinquantaine recensés par l’OJD, qui contrôle la diffusion des médias), sans parler de la crise, les oblige à rivaliser de zèle pour s’attirer les faveurs de ces derniers.
De fait, il n’existe pas de frontière nette entre culture et consommation. Le meilleur exemple en est la sortie récente et simultanée du long-métrage d’Anne Fontaine, Coco avant Chanel, avec Audrey Tautou, et du film publicitaire pour le parfum Chanel N° 5, réalisé par le cinéaste Jean-Pierre Jeunet (Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain) et mettant en scène la même Audrey Tautou : les deux « œuvres » ont bénéficié d’une promotion similaire dans les médias. Une actrice peut indifféremment faire la couverture d’un magazine féminin parce qu’elle a un film à l’affiche ou parce qu’elle vient de signer avec une grande marque de parfums ou de cosmétiques : ce fut le cas de Rachida Brakni, en « une » du Marie-Claire de juin 2008, après l’annonce de son contrat avec L’Oréal Paris, longuement commenté dans l’entretien figurant en pages intérieures. La confusion est également perceptible à Cannes. Si l’actrice Virginie Ledoyen a été deux années consécutives, en 2001 et 2002, la maîtresse de cérémonie du Festival, est-ce en raison de son contrat avec L’Oréal Paris, signé en 1999, ou de sa place dans le monde du cinéma ? Peu importe. Commentant son activité de mannequin, l’intéressée disait à l’époque : « C’est comme si je jouais dans un film, sauf que cette fois le film s’appelle L’Oréal. » [5]
Non seulement les magazines féminins ayant au départ un vrai projet rédactionnel se transforment en simples courroies de transmission des annonceurs, mais des titres se créent dans le but de capter des marchés publicitaires précis. Ainsi, l’année 2008 a vu naître deux titres haut de gamme : Very Elle, hors-série du magazine Elle, et Femmes, du groupe Prisma Presse. Dans son premier numéro, Very Elle proposait sur quatre pages un portrait de M. Youcef Nabi, directeur général international de L’Oréal Paris. L’hebdomadaire a confié l’exercice à Sophie Fontanel, l’une de ses signatures vedettes, qui s’émeut de ce qu’un groupe « si hégémonique » compte dans sa hiérarchie cet « ovni inclassable » — comprenez : d’origine algérienne et transsexuel.
M. Nabi, apprend-on, est d’une « fine intelligence », « visionnaire, ultra-efficace, idéaliste et désarmant d’humanité » ; son sens du commerce « tient du génie ». Entre mille mérites, il a celui d’avoir engagé comme mannequin, « en faisant fi des physiques parfaits et lisses », ô prise de risque insensée, l’actrice espagnole Penélope Cruz, une fille « qui parle de laque avec de vrais mots à elle ». L’ancienne fiancée de Tom Cruise est apparemment affligée de tares invisibles pour un œil profane, car M. Nabi la défend avec feu : « Penélope a mieux que des traits réguliers : elle est vivante. »La journaliste rapporte avec extase ses propos, qu’elle ponctue de commentaires tels que : « Incroyable phrase ! » Ou : « Autre incroyable phrase ! » Elle le trouve « bouleversant, tellement honnête ». Elle rend justice au célèbre « Parce que je le vaux bien » : « On peut en rire, mais c’est mine de rien le premier slogan de “self-esteem” [estime de soi] jamais utilisé en beauté. » Vers la fin, elle s’abîme dans la métaphysique : « Il y a une phrase de Marguerite Duras, sur Billie Holiday je crois, qui dit : “Face à elle, je pense à elle.” Je me mets à penser à lui devant lui. Toutes les vies sont mystérieuses [6]. »
Ciblant les femmes de plus de 40 ans dotées d’un fort pouvoir d’achat, le mensuel Femmes, quant à lui, affichait en couverture de son premier numéro l’actrice américaine Andie MacDowell, dont la carrière au cinéma stagne depuis environ quinze ans, mais qui reste connue en tant qu’image de... L’Oréal Paris. Le magazine a été lancé par M. Fabrice Boé, président depuis 2005 du groupe Prisma Presse (Capital, VSD, Géo, Femme actuelle, Gala, Voici...)et, depuis 2007, de l’Association pour la promotion de la presse magazine (APPM). Auparavant, M. Boé a travaillé seize ans au sein du groupe de cosmétiques ; il a notamment été directeur du marketing de L’Oréal Paris. Il a fait parler de lui en 2006, lorsqu’il a exigé que les livres écrits par les journalistes de Prisma Presse soient soumis à la hiérarchie pour autorisation avant leur parution, afin de s’assurer qu’ils ne comportaient « aucune orientation ni interprétation politique », et qu’ils ne « [mettaient] pas en cause un quelconque des partenaires ou annonceurs publicitaires du groupe ». Il a dû reculer devant les protestations.
Mais les relations sociales chez Prisma Presse ne semblent pas s’apaiser pour autant : « Il ne parle jamais de “titres”, mais de “marques”, se plaint un salarié. Il n’a aucune expérience en matière de presse. Son prédécesseur, Axel Ganz, n’était certes pas parfait, mais c’était quand même un homme de médias ! Si encore il s’était bien entouré... Mais il a profité des mouvements ou des départs en retraite pour imposer plusieurs ex-L’Oréal parmi les chefs. » Depuis son arrivée, les journalistes du groupe, inquiets, ont créé ou réactivé leur société des rédacteurs...
Mona Chollet