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La Belgique sous le choc : une syndicaliste froisse quelques vêtements dans une grande surface

par Daniel Zamora, Jean-Louis Siroux,

Nous publions, sous forme de tribune [1], un texte rédigé par les deux sociologues Daniel Zamora et Jean-Louis Siroux (Acrimed).

Cela fait maintenant un mois que la Belgique vit son plus grand et profond mouvement social depuis des décennies. C’est une colère profonde qui anime de nombreux travailleurs face à l’arsenal de réformes prônées par le gouvernement en exercice. Ces mesures, très impopulaires et largement absentes des programmes électoraux, font l’objet d’une vive contestation. La colère sociale s’est d’abord exprimée via une manifestation historique ayant réuni plus de 120 000 personnes et des grèves tournantes, puis, le 15 décembre dernier, via une grève générale.

Si on peut regretter l’homogénéité du traitement médiatique des grèves et de la manifestation nationale, c’est aussi la représentation générale des grévistes que diffusent les médias qui interpelle. On ne compte plus en effet les articles donnant du gréviste l’image d’un paria, d’un bon à rien nuisible au bon fonctionnement de la société.

C’est dans ce contexte particulièrement hostile que Raymonde Le Lepvrier, secrétaire générale du SECTA Namur, et parfaite inconnue jusque là du grand public, s’est vue propulsée en moins de 24 heures au rang de vedette malheureuse des réseaux sociaux et d’ennemi public numéro un. En cause : une vidéo de 54 secondes, dans laquelle on voit la syndicaliste entrer dans un magasin de prêt à porter, jeter quelques vêtements sur un présentoir (et d’autres à terre laissent penser des photos publiées par après) et demander fermement à la commerçante de fermer boutique.

La réaction publique et médiatique fut quasi immédiate, aucun terme ne semblant assez fort pour dénoncer le crime commis Raymonde le Lepvrier. Dans La Libre Belgique, un journaliste écrit : « un tel manque de respect pour les travailleurs qui décident de ne pas suivre le mot d’ordre du front commun, quelles que soient leurs motivations, a de quoi choquer. Le droit de grève n’a de sens que s’il n’empêche pas les autres de travailler s’ils le souhaitent ». Passons sur la méconnaissance manifeste de la signification du concept de « grève » (qui vise précisément à empêcher le travail), et relevons que dans cet article, comme de nombreux autres, l’esclandre d’une syndicaliste dans un magasin de vêtements interpelle bien davantage les commentateurs que les automobilistes fonçant (et blessant) des grévistes ou les attaquant au moyen de barres de fer et de battes de base-ball.

Plus significatif encore, cette lettre ouverte publiée par un grand quotidien, dans laquelle la syndicaliste devient l’incarnation du mal, (« Vous avez aujourd’hui représenté le pire qui sommeille en chacun de nous »), l’inquiétante réminiscence de la figure du génocidaire (« Nous nous posons ces questions depuis les différents génocides qui ont parsemé notre dernier siècle »). Une pétition demandant sa démission est généreusement relayée dans les grands médias. Sur les forums de la presse nationale, des lecteurs s’en prennent à son physique, d’autres la comparent à un singe, avec la complaisante bienveillance de journaux qui multiplient sans discontinuer les articles à son sujet.

Imaginons pourtant le tollé qu’auraient suscité de tels propos si, plutôt que de viser une représentante syndicale gréviste, ils étaient dirigés contre un membre d’une communauté religieuse (musulmane, juive, catholique, etc.) ou d’une minorité sexuelle. Imagine-t-on un seul instant des attaques d’une telle virulence se déverser en flux continu dans les grands quotidiens du pays sans la moindre réaction des éditorialistes ? Se serait-on permis de laisser comparer les uns à un singe, les autres à un nazi pour quelques vêtements froissés ?

Sans doute, l’opposition de l’immense majorité des médias du pays à l’égard de la grève n’est-elle pas étrangère à la mansuétude avec laquelle furent relayées en boucle - ou presque - les images incriminant la syndicaliste. Entre la figure du gréviste preneur d’otage et celle de l’usager mécontent, nul besoin de couteux raccords au montage pour enchainer, sans transition, avec le récit poignant du « saccage » d’un magasin par un leader syndical terrorisant les petits commerçants.

Mais les sources de cette escalade sont peut-être aussi à chercher ailleurs, du coté d’une certaine représentation du « peuple ». Une image ayant circulé dans les réseaux sociaux, et comparant Raymonde Le Lepevrier à un personnage du film Dikkenek, est révélatrice. La comparaison transpose, de la fiction à la réalité, l’imaginaire d’un peuple ignorant, alcoolique, violent et peu soucieux des libertés d’autrui.

Comment s’étonner que de telles représentations circulent sur les médias sociaux dès lors qu’elles sont reprises en boucle dans le discours médiatique officiel ? La Dernière Heure, experte en la matière, publie ainsi un premier article ayant pour titre « Bières, barbecue et baby-foot au menu de la grève ». Le site d’informations 7 sur 7 enchaine avec cet autre sommet du journalisme d’investigation sobrement intitulé : « Des grévistes surpris devant une vitrine de prostituées : la photo qui indigne ». L’article interroge : « que faisaient ces Messieurs exactement devant la vitrine ? Sensibiliser les jeunes femmes à l’enjeu du saut d’index ? Ou par le froid de canard qui court, avaient-ils plutôt envie de se réchauffer ? ».

Il n’est ainsi plus rare de voir sur internet des vidéos de personnes se filmant en passant à coté de grévistes et criant « sale chômeurs » ou « sale fainéants » à des travailleurs parfois debout dans le froid depuis l’aube. À l’image de ces travailleurs qui se lèvent à 4h30 du matin, avant les piquets de grève, afin de pouvoir aller travailler, ces insultes reposent sur le sentiment d’être différent de ces « assistés » et de ces « bons à rien », certitude que ne peuvent que conforter les fantasmes véhiculés par le racisme de classe ambiant. Le succès de la résistance aux offensives néolibérales passe également par une lutte contre les représentations culturelles qui, en réduisant le peuple à une masse informe et décadente, réactivent le bon vieux fantasme assimilant « classes laborieuses » et « classes dangereuses ».

Daniel Zamora et Jean-Louis Siroux

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs dont nous ne partageons pas nécessairement toutes les positions.

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