Le « grand » quotidien régional entretient savamment un mythe : celui d’un journal issu de la résistance, au service des gens du Nord et dont le travail serait guidé par des valeurs humanistes et éthiques. La Voix du Nord, histoire secrète nous apprend qu’il s’agit plutôt d’un média volé aux résistants, guidé par la rentabilité et au service de quelques grands bourgeois ou de fonds de pension.
On connait le refrain que reprend en cœur la Voix depuis 1945 : le-quotidien-est-issu-de-la-résistance. L’enquête de Fréderic Lépinay rétablit quelques vérités : le journal serait plutôt issu des pires magouilles financières et d’une « spoliation de l’outil de résistance » de centaines de personnes qui ont participé au mouvement « Voix du Nord », sous l’occupation allemande. Dans son livre La Voix du nord, histoire secrète [2], l’ex-journaliste du quotidien » (il a démissionné en 2000) fournit un travail très documenté sur 60 ans d’histoire du premier groupe de presse du Nord, démontrant « une série d’impostures » et une « vaste conspiration du silence ».
À l’origine, c’est en effet un journal clandestin du mouvement de résistance « Voix du Nord ». Il est fondé par un policier lillois, Jules Nautour, et Nathalis Dumez, un ancien maire de Bailleul. Pendant la guerre un quotidien du Nord, le Grand Echo, collabore avec l’Allemagne nazie. A la Libération, on juge ses dirigeants avec beaucoup de clémence, et les locaux et l’imprimerie sont repris par la Voix du Nord. Mais comme cela s’est fait ailleurs en France, on reprend également les effectifs ! Ce sont d’anciens journalistes et cadres du Grand Echo qui produiront en grande partie le journal sortie de la clandestinité.
La trahison de pseudo-résistants
En février 1945, alors que de nombreux membres du mouvement Voix du Nord - et notamment ses deux fondateurs - ne sont pas encore rentrés de déportation, quelques opportunistes (des résistants sur le tard, des banquiers, avocats et hommes d’affaires n’ayant aucun lien avec le mouvement ou des anciens de l’Echo) créent précipitamment une société de presse par action, sous la direction de Jules Houcke [3]. Dumez de retour, il porte plainte avec une association d’anciens résistants. Ils crient à la trahison. Commence alors l’une des plus longues affaires de presse de l’histoire, qui finira par une petite victoire symbolique en... 1977 [4] !
La direction du quotidien fera tout pour étouffer l’affaire. Un ancien de la Voix, Michel Berry, rapporte que les papiers traitant de la résistance sont systématiquement relus par le patron du journal, parlant même d’un « régime soviétique » ! Un retraité de la Voix avoue qu’à son arrivée à la rédaction dans les années 60, « un collègue m’a désigné un tableau sur lequel étaient inscrits les noms des personnes qui ne devaient pas être citées dans le journal. Le nom de Nathalis Dumez figurait à la première place » !
L’empire de la Voix
À partir des années 80, la Voix devient une affaire de business. En quelques années, un jeune journaliste tenté par l’argent et le pouvoir, Jean-Louis Prévost, va prendre la direction de la Voix pour en faire « un groupe multimédia ». Une cinquantaine de filiales sont créées dans le marketing, le conseil, la publicité, le multimédia... et un juteux service de messagerie rose, 3615 TNT. Parallèlement, le contenu du quotidien se dégrade. En 20 ans, il perd 50 000 lecteurs et lectrices. Les collusions avec le pouvoir politique et économique sont de plus en plus importantes. Le quotidien devient « la Voix de son maître ».
Côté rédactionnel, la règle d’or c’est : « ne jamais choquer le lecteur ! ». L’autocensure des journalistes prévaut désormais. Même la CFDT [5] dénonce alors certaines éditions du journal qui s’illustrent « en ignorant totalement les mouvements sociaux qui se déroulent sous leurs yeux ». La Voix devient un journal « de compte rendu ». Le travail sur le terrain laisse place au journalisme de bureau -moins coûteux-, et les journalistes irrévérencieux voire gênants sont limogés. En 1983, Daniel Carton, journaliste au bureau politique de la Voix à Paris, dénonce des faits de plagiat : ses collègues copient les analyses du Figaro, du Point ou de l’Express. Il est mis à l’index, puis démissionnera. Le chef du bureau parisien de la Voix, un ami de Roger Holeindre du Front National, reste en poste. Quelques années plus tard, Luc Vershaeve est sanctionné pour un papier trop critique envers de jeunes catholiques. Il est licencié en 1996.
Jackpot pour les dirigeants
À la fin des années 80, les dirigeants lancent un RES (rachat de l’entreprise par ses salariés) et créent un holding, Voix du Nord Investissement (VNI). Cela leur permet de détenir une très grande partie des actions, qu’ils rachètent aux résistants-actionnaires entre 300 et 1000 francs. Ce montant est largement sous-évalué. Quelques années plus tard, ils revendent en effet leurs actions entre 40 000 et 100 000 francs ! La bande des « O » devient millionnaire : Doussot se fait près de 4 millions d’euros de plus value, Soleau environ 3 millions, Olivaux approche les 8 millions et Prévost le boss empoche une quinzaine de millions d’euros [6]. Ah les valeurs de la résistance ! Mais si les profits flambent, les affaires judiciaires également.
Cette direction est mise en cause dans différents dossiers : des malversations commises par l’intermédiaire d’une filiale de la Voix, Age conseil, avec la mairie de Valenciennes, une affaire de falsification de deux factures de 500 000 francs, ou une autre affaire de trucage d’un marché public avec le Conseil Général du Nord. A chaque fois, ni la Voix ni Nord Eclair ne couvrent les procès.
Censure sur une perquisition
Prévost est aussi mis en cause pour avoir sous-évalué le cours de l’action VNI. La direction rechigne à transmettre des informations à la justice. Cela contraint le juge à perquisitionner les locaux du quotidien en 2003. Incroyable : FR3 couvre l’évènement et révèle que Prévost est « rattrapé par une vieille affaire » et qu’il aurait réalisé « de confortables plus-values ». Le directeur de la station régionale est convoqué à la direction de la Voix et se fait passer un savon. Depuis, aucune nouvelle des déroulements de l’affaire judiciaire sur la chaîne de télévision publique. Les gens du Nord seraient bien étonnés de savoir que le PDG de leur quotidien régional, J-L Prévost, est le patron de presse avec le plus d’affaires judiciaires le mettant en cause !
Pour finir, les années 2000 voient des groupes capitalistes se livrer bataille pour s’approprier un groupe de presse très profitable. Le groupe VNI tombe entre les mains de Rossel, puis de Dassault, pour ensuite revenir à Rossel. Les dirigeants sont écartés par les nouveaux propriétaires, car trop empêtrés dans les affaires. Place au quotidien du XXIème siècle. Rendez-vous au tribunal de justice ?
Le groupe et le quotidien aujourd’hui L’empire financier de Voix du Nord Investissement :
Détenu à 88% par la société belge Rossel, le groupe comprend trois quotidiens payants (La Voix du Nord, Nord Eclair et Nord Littoral, à Calais), un gratuit (Lille Plus), une quinzaine d’hebdomadaires locaux ( dans les Flandres, les Alpes, le Jura), une participation de 45 % dans Le Courrier Picard (Amiens), une filiale audiovisuelle (Nep TV), une chaîne câblée (C9 TV), des activités dans le multimédia (Télmedia), le marketing (agence Meura), l’affichage, l’événementiel, l’internet, etc., etc. Ainsi le groupe contrôle environ 35 sociétés, et réalise un chiffre d’affaire global annuel de près de 2,5 milliards de francs (325 millions d’euros).Maison d’édition Les Lumières de Lille :
« Les Lumières de Lille a pour principale vocation l’enquête journalistique et d’investigation, et souhaite apporter aux lecteurs du Nord et du Pas-de-Calais, des informations censurées par les journaux locaux trop proches du pouvoir politique et des puissances financières pour défendre la liberté d’expression ». Extrait du site internet : leslumieresdelille.comLa Voix du Nord fait son autocritique...
Le 5 juin 2006, le quotidien publie un encadré en une du journal, intitulé « La Voix du Nord vous écoute », à propos de sa nouvelle formule tabloïd. On peut y lire ceci : « Pour tenir compte de vos remarques et suggestions, des améliorations ont été apportées concernant les rubriques Hippisme, Jeux, Météo, ainsi que sur la taille des caractères. Vous pouvez nous donner votre avis en remplissant un questionnaire et gagner un baladeur MP3 ». Comment ? Faut-il comprendre que personne n’a trouvé à redire sur les nouvelles de la Bourse ou sur les annonces légales, honteusement réduites à une poignée de pages ? Quant à la publicité, à peine quatre pages pleines ! Nous accusons la Voix ne pas avoir tenu compte de tous ces lecteurs et lectrices qui ne demandent qu’une chose : plus de pub, moins d’info !À la Voix , c’est sauve qui peut !
Les quatre changements successifs de propriétaires à la Voix du Nord ont permis à plus d’une centaine de journalistes de faire leurs valises. Grâce à la « clause de cession » (qui permet à des journalistes de quitter leur entreprise de presse avec des indemnités en cas de changement de propriétaire), c’est donc près de la moitié de la rédaction du journal qui a pris la fuite ! Bien sûr, tous n’ont pas été remplacés. Du côté de Nord Eclair, c’est 11 journalistes sur 60 qui se sont « licenciés ».
S.G.
– Lire sur le site de La Brique, dans rubrique « Le bas monde de la presse », l’interview de Frédéric Lépinay
– Lire ici même : Frédéric Lépinay, La Voix du Nord, histoire secrète