Depuis quelques années, les dossiers sur les « rondes » s’accumulent dans la presse féminine. Le « relooking spécial rondes » semble être devenu tendance. Objectif affiché : apprendre aux « rondes » à s’habiller. Objectif non affiché : conquérir une cible marketing trop longtemps négligée.
Généralement, le ton est résolument enjoué et l’euphémisme de rigueur : on évitera même de parler de « surpoids » ou de « surcharge pondérale », pour évoquer avec enthousiasme des « formes généreuses » et des « rondeurs ». Ces dernières sont d’ailleurs évidemment synonymes de bonne humeur, de gaîté, de féminité ou de « caractère ». Car c’est bien connu, les femmes rondes ont du caractère. On comprend généralement l’intérêt vital de ce trait de personnalité en parcourant les rayons des magasins de prêt-à-porter, où se succèdent des vêtements improbables, surreprésentés en taille 36 (bien), 38 (pardonnée si vous avez eu des enfants) et 40 (vous êtes à la limite de la déviance). Au-delà, il vaut mieux en effet avoir du caractère, car vous basculez dans le monde des monstres difformes. Et par-dessus le marché, jusqu’ici, la presse féminine, vous ignorait. Heureusement, tout cela a changé ! La presse féminine a décidé de ne plus snober les femmes fessues, ventrues, joufflues ou dodues : à présent, elle les maltraite comme n’importe quelle femme ordinaire (i.e. de taille 36). C’est pas beau le progrès ?
S’intéresser aux rondes ?
Pourquoi donc la presse féminine s’intéresse-t-elle aux rondes ? Mais parce que la presse féminine s’intéresserait à la maçonnerie ou à l’élevage de loutres si ça lui rapportait quelque chose. Les « rondes » sont une cible marketing trop longtemps négligée. Certes, se dit-on en conférence de rédaction, les « rondes » sont couvertes d’un gras méprisable, mais elles ont aussi un portefeuille. Et si la taille des complexes des rondes est proportionnelle à celle de leur tour de cuisse, alors cette population est une véritable mine d’or. N’étant plus à une contradiction près, la presse féminine, alternativement, les pousse à « s’assumer », et les aide à « s’en sortir ». Sa stratégie ? Leur enjoindre de n’acheter que les vêtements de marque dont elle fait la promotion (les rondes doivent opter pour la qualité, et rien que la qualité, dixit Biba), d’en acheter beaucoup (au moins autant que les femmes « normales »), de prendre soin d’elles (acheter les produits de beauté de ceux qui financent les magazines féminins), et leur coller mine de rien suffisamment de complexes pour leur donner envie de « dévorer » ses articles de psycho de bazar et ses dossiers « spécial minceur ».
Heureusement, il reste encore de courageuses dissidentes qui résistent à cette décadence hyperlipidique. Saluons par exemple la chroniqueuse Marie Sigaud, et son cri salutaire poussé dans les colonnes du Nouvelobs.com [1], pour sauver la patrie de l’élégance et de la mode de cette dangereuse dérive adipeuse. Tranquillement assise devant son ordinateur, elle a assisté à un spectacle si atroce que ses yeux se sont mis à saigner. En cause, une publicité de lingerie pour femmes s’habillant en taille 42 et plus :
« Si vous ne l’avez pas vue [la publicité pour la lingerie], vous ne connaissez pas votre bonheur. C’est un clip qui met en scène une femme trop grosse, pardon, bien en chair, ou mieux présentant une surcharge pondérale. Et elle danse. À la limite, elle ne bougerait pas, ce serait encore tolérable. Mais non, elle remue. Et ses formes plus que plantureuses aussi. Bien que corsetées, contenues par tous les moyens textiles modernes, ses chairs flottent et le résultat me révulse. »
Poursuivant sa diatribe contre les chairs qui flottent tel un étendard infâme sur le crépuscule de notre civilisation, elle remarque finement : « Voyez-vous Brad Pitt ou David Beckham au bras de “rondes” ? Non. Dès qu’un homme a le choix, il préfère être vu en compagnie d’une femme mince. » Fine observatrice, cette Marie Sigaud. Et humaine, avec ça, puisqu’elle ne pense pas qu’à ses pauvres yeux meurtris, mais également à la dignité de cette femme : « En ces temps aseptisés, il convient d’aimer tout le monde et de respecter les différences. […] Toutefois, de là à imposer sur les écrans une femme qui se donne pratiquement en ridicule, il y a une marge. » Visiblement, « trop, c’est trop… de kilos », pour notre chroniqueuse.
« S’assumer »… en se camouflant
Parmi ceux et celles qui défendent cette nouvelle tendance, consistant à autoriser quelques femmes un peu différentes à se montrer dans les journaux féminins, le discours affiché est résolument bienveillant : on peut être « ronde » et avoir du style. Entendez : toutes les femmes au-delà de la taille 42 ne sont pas forcément d’immondes boudins. Avec quelques efforts, on peut en faire quelque chose qui ne soit pas trop atroce à regarder. Coup de tonnerre dans le monde de la mode.
Quant aux professionnels du relooking, leurs conseils se font plus précis. Ainsi, il faut savoir « se mettre en valeur » selon que votre morphologie soit « ronde », « ovale », « en rectangle », « en huit », « en triangle », « en pyramide inversée » ou « en sablier », selon Cosmo. On apprend ainsi à privilégier telle matière plutôt que telle autre, à « dire non aux imprimés » (et même si c’est la tendance !) et aux « froufrous » ou « plissés » qui « alourdissent » ou « épaississent » la silhouette ; ne surtout pas porter des manches moulantes (ou des manches courtes, quitte à crever de chaud) ; s’interdire les chaussures plates et choisir des chaussures à talons, car elles « sont idéales pour élancer la silhouette et révéler sa féminité » (mais pas celles à bouts pointus, qui contrairement à ce que pense Lafâme de base, n’élancent pas la silhouette, selon Biba). Au final, quelles sont les possibilités d’une « ronde » ? Des talons hauts, un haut coloré uni et pas trop décolleté, une veste cintrée (pour marquer la taille, sans doute), un pantalon foncé ou une robe « monochrome à la coupe droite et en matière fluide [qui] allonge et amincit la silhouette ». Les petits sacs sont interdits (ils rendent plus grosse), et l’on se doit d’opter pour de gros sacs colorés, qu’il ne faut en aucun cas porter sur l’épaule, mais garder à la main car « portés en bandoulière […] ils épaississent la silhouette [2] ». En résumé, être « ronde » est un merveilleux atout, à condition de maîtriser l’art de se camoufler en mince.
« S’assumer »… en essayant de mincir
Il ne faudrait pas croire que la « ronde » peut rester comme elle est. On veut bien la tolérer, voire l’aider à paraître moins grosse, mais en échange, il faut qu’elle essaie de limiter les dégâts. C’est bien la moindre des choses. Et c’est là que l’armada de régimes divers et variés, de crèmes amincissantes, de plantes miracles et de nouveaux sports révolutionnaires vient en aide à Lafâme, qu’elle soit ronde ou pas… car « on a toutes une partie de notre corps qui nous complexe, à tort ou à raison [3] », nous dit Cosmo, qui travaille dur pour obtenir ce résultat depuis maintenant bientôt quarante ans. Mais quelles sont donc les nouvelles tendances 2012 ? Le lait « allié des régimes minceur », selon Cosmo, mais surtout, plus rentable pour le magazine, les crèmes minceur de nos amis les financeurs. Des dizaines de produits sont ainsi passés à la loupe, avec des descriptions toutes plus alléchantes les unes que les autres : « à base de caféine, de lotus sacré, d’algues brunes et d’avoine » ; « aux cristaux liquides et extraits d’algues » ; « concentré en glauscine, une molécule issue du coupage des fleurs de pavot et du marron d’Inde, très efficace sur les capitons incrustés » ; « à l’huile d’avocat et aux co-enzyme Q10 » ; « à l’écorce de cecropia » ; « à base de citrus-coriandre, plus costaud que la caféine, ce gel déloge le vilain gras [4] », etc.
Pour le magazine Elle, ce sont surtout les « aliments healthy » qui sont à l’honneur, « pour se régaler sans culpabiliser ces prochains mois ». Si la culpabilité est tenace, on peut toujours se tourner vers les fondamentaux (listés en permanence sur le site du magazine) : le régime Dukan, végétarien, BootCamp, crétois, anti-cellulite, à base de soupes, hypocalorique, hypoglucidique, dissocié, « après bébé », etc. Un article s’intitule d’ailleurs « quel régime est fait pour vous ? » La question n’est donc pas de savoir s’il faut faire un régime, mais lequel. Qui, en effet, n’a pas besoin de faire un régime ?... Ce que Marie Claire nous propose de faire « avec le sourire » ou la « chrono-nutrition » (?). Au choix.
La ronde entre dans la danse : le bestiaire s’agrandit
Signe que les rondes entrent dans les colonnes des magazines féminins pour y être maltraitées comme « les autres », la lecture de Marie Claire nous apprend que même les petites filles « rondes » n’échappent désormais plus au matraquage. Une styliste annonce ainsi fièrement, dans les colonnes du « féminin », qu’elle a créé une ligne de vêtement pour petites filles rondes : « Avec mes collections, les courbes peuvent être sublimées, rien ne doit empêcher ces enfants de porter des couleurs lumineuses et d’être belles à croquer [5] ». Sublimer ses courbes à 8 ans devient donc un droit pour toutes les petites filles. C’est pas beau le progrès ? (bis)
Les magazines féminins répètent ces deux injonctions, quel que soit le tour de taille, et désormais dès le plus jeune âge : trouvez-vous belles (et profitez-en pour consommer) ET trouvez-vous moches (et consommez donc pour y remédier). La « ronde » n’échappe donc pas, ô surprise, à ces injonctions contradictoires. Pas plus qu’elle n’échappe à l’injonction d’être une « vraie femme », c’est-à-dire qui plaît aux hommes, et qui est capable de faire de beaux enfants. Avant et après sa sainte mission procréatrice, elle doit miser sur ses formes et en quelque sorte donner le change, c’est-à-dire avoir l’amabilité, au moins, de montrer sa poitrine « généreuse » et de savoir dévoiler (avec pudeur) ses formes « pulpeuses » ou « voluptueuses ». Voilà donc que la ronde a des atouts « de taille » face à la mince. Après le combat de la brune contre la blonde, de la mère contre la putain, de la femme au foyer contre la femme qui travaille, de la clitoridienne contre la vaginale, voilà donc le combat de la « ronde » contre la mince. Avec l’entrée des rondes dans la danse, le bestiaire ne fait donc que s’agrandir, tout comme le compte en banque de certains patrons de grands groupes de presse ou de cosmétique. Quel progrès pour les femmes, invariablement ramenées à leurs fesses, quelle qu’en soit la taille ?