Toutes choses égales par ailleurs, les médias (et la France) tiennent peut-être leur nouvel Alain Minc en la personne de Matthieu Pigasse. Ce banquier de haut vol (directeur général délégué de la banque Lazard en France et vice-président de Lazard en Europe) qui a entrepris avec ses associés Bergé et Niel de devenir patron de presse en rachetant Le Monde, Les Inrockuptibles et Le Nouvel Observateur, semble en effet en passe de s’imposer comme une référence intellectuelle pour tous les médias. Son dernier opus sobrement intitulé Éloge de l’anormalité et paru chez Plon il y a quelques semaines vaut en effet à son auteur des recensions et une tournée médiatiques dignes de son glorieux aîné.
On commencera par noter que Le Monde, sans doute ébloui par la sagacité de son propriétaire, n’a pas pu s’en tenir à cette règle déontologique élémentaire qui interdirait de rendre compte (surtout pour en faire l’apologie) des ouvrages des membres de sa rédaction et, a fortiori, de ses patrons. C’est ainsi que le 2 avril parut dans la rubrique « Le livre du jour », et sous le titre « Retrouver une voie progressiste », un éloge du livre qui se termine par ce vibrant appel : « Qui, dans ce qu’on appelle le personnel politique, pourrait "renouer avec l’exceptionnel" ? Il est vrai que pour pousser de grands desseins, il faut de grands hommes. S’il frappe fort et rêve large, Matthieu Pigasse ne donne pas de noms. Dans un prochain ouvrage peut-être… » Gageons que Le Monde saura donner tout l’écho qu’il méritera forcément à ce prochain chef-d’œuvre.
À sa décharge, Le Monde n’est pas le seul à apprécier les pensées profondes du grand patron : Le Parisien, le JDD, le Huffington Post (détenu en partie par Le Monde, et donc par Matthieu Pigasse lui-même), Les Échos, L’Express, ou Paris Match, entre autres, savent aussi lui rendre hommage. Et comme on peut le constater dans l’encart publicitaire ci-dessous (paru en page 3 du Monde le 18 avril), Le Figaro et Le Point, eux aussi, ont été séduits :
Les médias audiovisuels ne sont pas en reste dans cette ode à l’« anormalité » et dans cette orgie de Pigasse. Voilà le programme de ses interventions (sans doute incomplet) des dernières semaines :
- « 7/9 » de France Inter, le 20 mars ;
- « RTL soir », le 20 mars ;
- « C’est arrivé cette semaine » sur Europe 1, le 23 mars ;
- « C’est à vous » sur France 5, le 25 mars ;
- « Tout et son contraire » sur France Info, le 25 mars ;
- « Politique bouquin » sur LCP, le 26 mars ;
- « L’invité de l’éco » sur France 24, le 28 mars ;
- « L’invité de Ruth Elkrief » sur BFM-TV, le 4 avril ;
- « Médias le magazine », sur France 5, le 6 avril ;
- « Le Grand Journal » sur Canal +, le 7 avril ;
- « On n’est pas couchés » sur France 2, le 12 avril.
Éloge de l’anormalité est peut-être un très bon livre. On peut toutefois se demander si la profondeur de la pensée de Matthieu Pigasse justifie en elle-même cette couverture médiatique aussi large qu’unanime dans la complaisance… ou si ce n’est pas plutôt le pedigree de son auteur qui permet de comprendre l’engouement des médias.
Blaise Magnin