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Le mercato des médiacrates, ou le ballet des interchangeables

par Henri Maler, Julien Salingue,

Les amateurs de football connaissent tous ces périodes palpitantes où les grands clubs professionnels font monter les enchères pour acquérir ou conserver les joueurs les plus en vue : le « mercato », « estival » ou « hivernal ». « Achats », « prêts », « échanges », le « marché des transferts » est alors en pleine ébullition…

Le petit monde des grands médias s’adonne lui aussi de plus en plus aux joies du mercato. Qu’ils soient journalistes ou patrons de presse, les médiacrates vont et viennent, changent de boutique à un rythme de plus en plus effréné : sportifs accomplis, en mal de nouveau maillot, ou danseurs virevoltants d’un corps de ballet…

Ainsi va le petit monde d’interchangeables qui sautillent de média en média, quelle que soit leur forme d’appropriation, publique ou privée, et indépendamment (ou presque) de leurs orientations éditoriales. À croire que lesdits médias, finalement, se ressemblent à ce point qu’ils accueillent indifféremment les mêmes.

C’est pourquoi il vaut la peine de suivre, au risque de s’y perdre, ces incessants changements qui ne changent presque rien, avant de se demander ce qu’ils révèlent.

Premier ballet : Dély, Joffrin, Demorand, etc.

Le dernier transfert en date est celui de Renaud Dély qui a annoncé, le 28 mars dernier, qu’il quittait son poste de directeur-adjoint de la rédaction de France Inter, auquel il était installé depuis un peu plus de six mois. Le passage de Dély à France Inter aura été de courte durée puisque c’est en mars 2010 qu’il avait rejoint la station, comme rédacteur en chef de la matinale. L’ancien passager (sous pseudonyme) de Charlie Hebdo s’était laissé séduire par l’ancien patron de l’hebdomadaire : un certain Philippe Val.

Renaud Dély aime le changement : directeur-adjoint de la rédaction de Libération jusqu’en 2006, il avait ensuite rejoint Marianne au poste de… directeur-adjoint de la rédaction. L’aventure Marianne fut elle aussi très courte, puisque dès 2007 le remuant Renaud Dély est transféré au Parisien et y exerce pendant trois ans les fonctions de rédacteur en chef adjoint. Avant de rejoindre, comme on l’a vu, France Inter. Pressenti pour remplacer Laurent Joffrin à la tête de Libération (quotidien qu’il avait quitté, donc, cinq ans auparavant), Dély va finalement rejoindre Joffrin au Nouvel Observateur, en tant que directeur délégué de la rédaction. Soit, en cinq ans, dans l’ordre : Libération, Marianne, Le Parisien, France Inter et le Nouvel Obs. En attendant la suite.

Renaud Dély, qui avait quitté Libération à l’arrivée de Laurent Joffrin en 2006, retrouvera donc ce dernier. Joffrin, un autre habitué du mercato, même si son cœur ne semble balancer qu’entre deux titres : membre de la rédaction de Libération à partir de 1981, puis, en 1988, directeur de la rédaction de l’Obs, avant de revenir à Libé en 1996, puis à l’Obs en 1999, puis à Libé en 2006, puis à l’Obs fin 2010… Le grand Laurent n’aurait-il que deux amours ? Cette fois il a remplacé, à la tête de l’Obs, Denis Olivennes, parti pour Europe 1 remplacer Alexandre Bompard. Nous y reviendrons en temps voulu. Car le plus difficile avec le mercato, c’est de suivre.

Laurent Joffrin remplace et a été remplacé. Par une « pointure ». C’est en effet Nicolas Demorand qui, au bout d’à peine six mois passés à animer la tranche 18-20h sur Europe 1 (où il avait été attiré par Alexandre Bompard que nous retrouverons plus loin), a décidé, en janvier dernier, de quitter la station du groupe Lagardère pour rejoindre le quotidien du groupe Rostschild. Demorand est un adepte des passages express, a fortiori lorsqu’il anime la tranche 18-20h : c’est en effet cette plage horaire qu’il a co-présentée sur I>télé pendant… sept mois, de septembre 2008 à avril 2009. Après treize années passées sur Radio France (France Culture puis France Inter), Demorand n’aura fait qu’un détour rapide par Europe 1 mais il reste, l’honneur est sauf, dans le privé.

Demorand est remplacé par Nicolas Poincaré, qui quitte la matinale de France Info qu’il animait depuis un peu plus d’un an, après avoir officié sur RTL pendant trois ans, où il avait remplacé, en 2006, Pascale Clark, partie rejoindre France Inter (une station que Nicolas Poincaré connaît bien, pour y avoir été reporter durant les années 90, avant d’être embauché (débauché ?) par TF1 et le magazine « 7 à 8 »). Journaliste multicarte, Nicolas Poincaré participait également, jusqu’à son départ pour Europe 1, à l’émission « C à vous », sur France 5, où il a fallu le remplacer.

C’est Joseph Macé-Scaron, directeur-adjoint de Marianne, qui devait le remplacer dans l’émission de France 5. Mais de toute évidence il n’y a pas trouvé son bonheur, interrompant sa participation à l’émission « C à vous » au bout de quelques jours. C’est Thierry Dugeon, ancien de Canal Plus, France inter et I>télé (qu’il a quittée en mars), qui le remplace. Macé-Scaron se contentera donc d’être débatteur sur I>télé (émission « Les Poings sur l’info ») et sur RTL (« On refait le monde »), producteur de l’émission « Jeux d’épreuve », sur France Culture, et invité récurrent de l’émission « le Grand Journal » de Canal Plus, où il continuera probablement de croiser Renaud Dély.

Vous suivez ? Renaud Dély a quitté France Inter pour rejoindre au Nouvel Obs Laurent Joffrin en provenance de Libération où il a été remplacé par Nicolas Demorand qui fut de passage à Europe 1 après un séjour à France Inter, entraînant une cascade de remplacements.


Second ballet : Chabot, Bompard, Olivennes, etc.

Arlette Chabot, elle, détient un record de longévité à la direction de l’information sur France 2 : six ans. Elle a été remplacée par Thierry Thuillier, qui avait quitté France 2 en 2008 pour rejoindre I>télé. Retour au bercail, donc. Arlette Chabot est, depuis le début du mois de mars, à la tête de la rédaction d’Europe 1, où elle n’aura pas eu le temps de rencontrer Nicolas Demorand qui a été, souvenez-vous, remplacé par Nicolas Poincaré. Elle ne croisera pas non plus Marc-Olivier Fogiel, qui n’anime plus, depuis février, la matinale d’Europe 1, remplacé par sa « doublure » depuis septembre 2010, Guillaume Cahour, ancien de RMC et de BFM TV. Le départ de Fogiel est consécutif à celui du patron d’Europe 1, Alexandre Bompard, qui avait recruté Fogiel à la rentrée 2008 lorsqu’il avait pris la tête de la station du groupe Lagardère.

Alexandre Bompard, en provenance de Canal Plus, était venu remplacer Jean-Pierre Elkabbach à Europe 1 en juin 2008. Mais l’audience de la station chute. Privé de la présidence de France Télévisions (qui échoit finalement à Rémy Pflimlin), Alexandre Bompard est parti présider la Fnac. Une noble tâche dont un autre habitué du paysage médiatique, Denis Olivennes, s’était acquitté de 2003 à 2008, après avoir été président de Canal plus France et avant de rejoindre… le Nouvel Obs. Un hebdo qu’il a quitté, si vous avez bien suivi, fin 2010, remplacé par Laurent Joffrin. Mais où donc est parti Denis Olivennes ? À Europe 1 bien sûr, où il remplace Alexandre Bompard !

Vous êtes perdus ? Alors résumons (en partie) : Olivennes, ancien patron de la Fnac remplace, après un détour par l’Obs, Bompard, patron d’Europe 1 qui part, lui, à la Fnac. Et dans le même temps, Joffrin quitte Libération pour le Nouvel Obs, que Denis Olivennes quitte pour Europe 1, que Nicolas Demorand quitte pour… Libération. Quand on vous dit que ça bouge.

Est-ce parce qu’il était peu convaincu par la gestion de Denis Olivennes ? Jacques Julliard a quitté, après trente-cinq ans de bons et loyaux services, le Nouvel Observateur, pour rejoindre Marianne en novembre 2010. Peut-être aurait-il dû être un peu moins impatient et attendre l’arrivée de Laurent Joffrin, avec lequel il a eu, par le passé, bien des occasions de travailler, à l’Obs, auquel il retournera peut-être bientôt : qui sait ? Il pourrait alors travailler avec le nouveau directeur délégué de la rédaction de cet hebdomadaire, Renaud Dély, qui pendant un an (2006-2007) fut directeur-adjoint de la rédaction de Marianne. On l’a déjà dit, mais il n’est sans doute pas inutile de le rappeler aux lecteurs qui pourraient s’égarer. Nul doute qu’à Marianne Renaud Dély a laissé des souvenirs qui pourraient être utiles à Jacques Julliard…

… qui sera peut-être rejoint à Marianne par le nouvel ex-directeur général du Figaro : Francis Morel. Le groupe de presse possédé par Serge Dassault s’est en effet séparé de lui en janvier dernier. Morel, ancien de France-Soir, du JDD, des Éditions Mondiales et de TF1 (entre autres), est remplacé par Marc Feuillée, ancien directeur financier de L’Express, ancien président du directoire du groupe Express-Roularta (où il avait remplacé Denis Jeambar, ancien rédacteur en chef du Point et ancien directeur général d’Europe 1), actuel président du Syndicat de la Presse Magazine (SPM) et membre du conseil de gérance de Presstalis.

Autre départ involontaire : celui d’Éric Fottorino, débarqué de la direction du Monde le 15 décembre dernier. Il est remplacé par Erik Izraelewicz, qui opère son grand retour dans le quotidien du soir, onze ans après l’avoir quitté pour rejoindre Les Échos, où il a été, successivement, rédacteur en chef, directeur-adjoint de la rédaction (2006) et directeur de la rédaction (2007). C’est à cette époque qu’il anime une chronique économique quotidienne sur… Europe 1, qu’il a cessée depuis. Avant son récent retour au bercail, Izraelewicz a cessé sa collaboration avec Les Échos pour devenir directeur de la rédaction de la Tribune jusqu’à l’été 2010. La Tribune, qui est, le monde est décidément petit, un journal dans lequel Éric Fottorino a été pigiste durant les années 80… Rappelons au passage que Renaud Dély a lui aussi, un temps, été pressenti pour la direction du Monde. Tout petit, le monde.


Les interchangeables : qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse

Espérons que les membres du corps de ballet que nous n’avons pas mentionnés ne nous en tiendront pas rigueur : nous ne voulions pas accroître la confusion du lecteur et sa perplexité. Le diagnostic est peu discutable : au terme de séquences de plus en plus courtes, les médiacrates passent d’un titre, d’une station ou d’une chaîne à l’autre, comme si travailler pour le public ou le privé, pour la radio ou la presse écrite, ou pour tel ou tel titre, après tout, importait peu.

N’en doutons pas : s’ils sont interchangeables, c’est parce que leurs compétences sont équivalentes et que leurs performances sont celles qui font les grandes équipes. Ils maîtrisent mieux que d’autres les savoirs, les techniques, les expériences sans lesquels ils seraient immédiatement déclassés. Mais ces atouts ne suffiraient pas sans l’aptitude à jouer des relations sociales qu’ils capitalisent et des proximités culturelles et idéologiques qui les tiennent ensemble, rivalités et divergences incluses.

Certes leurs personnalités singulières ne sont pas abolies par les personnages sociaux qu’ils interprètent et qu’ils sont aussi. Qu’ils sont, surtout. Mais les différences qui les distinguent et les différends qui les opposent se détachent sur un fond relativement homogène. Les fonctions qu’ils remplissent dépendent aussi, pour nombre d’entre eux, de leur image de marque, fût-elle dégriffée. Ainsi de la « marque Demorand » que nous évoquions dans un précédent article. Ce n’est plus le profil ou la ligne du média qui compte, mais bien les retombées médiatiques, pour le média, de tel ou tel « transfert ». Les « grands journalistes » ne s’identifient pas à une chaîne, une station ou un titre. Ils sont prêts à aller partout où le mercato les conduira, exprimant et renforçant l’uniformisation du paysage médiatique, renonçant à donner une identité au média pour lequel ils officient, voire à avoir eux-mêmes une identité [1].

Le Figaro, dans un article publié le 28 janvier, s’alarmait, à sa façon, de la rapidité avec laquelle les concurrents de la médiacratie changent de niche ou espèrent élire domicile dans plusieurs d’entre elles : « Ces patrons, rédacteurs en chef, animateurs vedettes qui quittent aussi rapidement leur poste et en convoitent plusieurs autres à la fois, abiment l’image de leur média. Attention, il va être désormais difficile de reprocher aux lecteurs de changer leurs habitudes de lectures et aux auditeurs de changer de station le matin en se levant. Il y a danger ! ».

Comme si la précarité de leurs emplois successifs pouvait menacer la longévité des sportifs de haut niveau de la médiacratie, la stabilité de leur fonction et la majesté des médias qui les recrutent…


Julien Salingue et Henri Maler

 
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Notes

[1Que penser en effet d’un Nicolas Demorand qui déclarait à l’AFP, alors qu’il officiait sur France Inter, ce qui suit ? « La radio c’est mon média. Il y a une énergie, une électricité, une simplicité, une légèreté de la radio qui est absolument formidable […] Nous faisons une radio dans laquelle l’honnête citoyen peut se retrouver, mais une radio différente de ce que font nos concurrents et confrères. » (Article déjà cité.) Avant de partir, quelques mois plus tard, sur Europe 1, et d’atterrir à Libération.

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