Une intervieweuse pas vraiment féministe
Il semble que pour Léa Salamé la question de la parité n’entre pas en considération dans la sélection de ses invités : sur 149 interviews recensées, 28 ont été accordées à des femmes, soit 18,8 %. Pas de quoi ébranler l’ordre patriarcal...
Circulation circulaire des invités
« L’invité de 7h50 » précède la séquence « L’invité de 8h20 » (qui est interrogé par Patrick Cohen) et « Interactiv’ » (où généralement l’invité de 8h20 est interrogé par des auditeurs et Patrick Cohen).
25 des invitations de « L’invité de 7h50 » (soit 16,8 % du total) ont été lancées à des personnes qui, au cours de la période analysée, ont aussi été invitées par Patrick Cohen.
Depuis septembre 2014 Léa Salamé est aussi chroniqueuse/ intervieweuse dans l’émission produite et présentée par Laurent Ruquier « On N’est Pas Couchés » sur France 2.
14 des invitations de L’invité de 7h50 (soit 9,4 % du total) ont été lancées à des personnes qui, au cours de la période analysée, ont aussi été invitées par Laurent Ruquier.
Personne ne sera surpris d’apprendre que les invités permanents des médias François Bayrou, Nicolas Hulot, Bernard Kouchner, Bruno Le Maire, Jean-Luc Mélenchon [1], Michel Onfray [2] et Ségolène Royal ont ainsi fait honneur au pluralisme en participant aux émissions de Léa Salamé, Patrick Cohen et Laurent Ruquier [3].
Rien ne vaut l’exposition de personnes surtout « connues pour leur notoriété » (et pour avoir des propos très prévisibles) afin d’empêcher l’irruption d’idées dissonantes : il est ainsi rassurant de savoir que les chiens de garde Nicolas Baverez, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Alain Minc, Dominique Reynié ont eu les honneurs du micro de Léa Salamé.
De bons et proches clients : les gens des médias
36 des invitations de L’invité de 7h50 (soit 24,2 % du total des invitations) ont été lancées à des personnes travaillant et ayant des positions établies dans les médias.
Par cette pratique décomplexée de l’entre-soi Léa Salamé donne notamment la parole :
- à des collègues de France Inter (Christian Chesnot, Isabelle Autissier, Sara Ghibaudo)
- à un ancien patron de France Inter (Philippe Val)
- à de potentiels futurs employeurs (Rodolphe Belmer, le millionnaire Pierre Bergé, le milliardaire Michael Bloomberg, le millionnaire Matthieu Pigasse, le milliardaire Vincent Bolloré, le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière)
- à son ancien collègue d’ i>Télé Eric Zemmour qu’elle considère comme un « chic type ».
Ce fonctionnement en circuit fermé a pour effet d’entretenir, de renforcer et de diffuser la croyance dans l’idée (fausse) que les seuls sujets dignes d’êtres traités sont les (petites) préoccupations des dominants du champ médiatique.
Donner la parole aux damnés de la terre : les patrons
En 1998 Christine Ockrent écrivait : « Les patrons en France ont mauvaise presse. On les entend à peine dans le débat public. Cette frilosité des grands patrons à s’exprimer sur des sujets d’intérêt général constitue une vraie carence de la démocratie. » [4]. Dix-sept ans plus tard Léa Salamé répare courageusement cette injustice en invitant à 16 reprises des patrons (soit 10,8 % du total des invitations) et en n’invitant qu’une seule fois un syndicaliste (Jean-Claude Mailly le 27 août 2014). Dans le monde vécu de Léa Salamé il y a 16 fois plus de patrons que de salariés ou de représentants des salariés...
Notons qu’en 2013 les « Chefs d’entreprise de 10 salariés ou plus » représentaient 0,3 % de la « population de 15 ans ou plus selon la catégorie socioprofessionnelle » [5] : Léa Salamé est une véritable dame de fer dans la sélection sociale de ses invités...
Politique-spectacle et spectacle font bon ménage chez Léa Salamé
Cette ancienne admiratrice de Thierry Ardisson [6] a compris que « le mélange des genres » peut être source de fortes audiences.
Il n’est donc pas étonnant qu’à côté des invités politiques français (qui cumulent 54 invitations (soit 36,2 % du total) 28 des invitations (soit 18,8 % du total) aient été faites à des personnes faisant la publicité soit de leur dernier livre ou article (21 personnes), soit de leur dernier film ou de leur dernière pièce (7 personnes). Voilà qui est, chacun l’avouera, beaucoup plus intéressant que d’inviter un représentant de salariés en lutte. Et voilà qui ne risque pas de renverser la tendance décrite par Fakir dans une lettre à Laurence Bloch (directrice de France Inter) à l’occasion de la campagne « De l’air à France Inter » :
Les classes populaires sont presque absentes de votre antenne. Selon les comptages, l’espace qui leur est réservé varie entre 0,7 % et 2 % du temps de parole. Qu’importent ces chiffres : à l’évidence, le monde du travail (et du chômage !) est marginalisé. Tandis que la promotion de produits culturels, elle, s’avère ultra-présente.
Le 18 mars 2015 Léa Salamé reçoit Enrico Letta qu’elle présente comme étant un ancien président du Conseil italien [7].
Mais le 21 avril 2015 Les Échos nous apprennent qu’ « Enrico Letta, 48 ans, a annoncé sa démission du Parlement italien pour prendre la direction de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po Paris (PSIA). »
Au journaliste des Échos qui lui demande : « Pourquoi avez-vous décidé de rejoindre Sciences-Po ? » Enrico Letta répond : « Pour moi, c’était le choix idéal en cette période. (...) C’est un travail auquel je veux me consacrer pleinement, dans la lignée du fondateur de l’école, Ghassan Salamé. »
Coïncidences (?) : Ghassan Salamé est le père de Léa Salamé, et Léa Salamé est une ancienne élève de Sciences Po Paris. Le monde est petit…
La boucle est bouclée et Léa Salamé a réussi – au moins – une chose : confirmer qu’un des nombreux moyens de la « classe dominante mondialisée » [8] pour imposer les points de vue les plus favorables à ses intérêts consiste en l’appropriation et l’occupation de la scène médiatique, ici l’antenne d’une radio de service public.
Denis Souchon