Le 7 juillet 2010, suite à l’annonce du départ de Nicolas Demorand de France Inter (radio du service public) pour Europe 1 (radio privée), la Société des journalistes de Radio France publie un communiqué intitulé « Trahison et naïveté » dans lequel on peut lire qu’elle considère que Nicolas Demorand « trahit le camp qui l’a fait roi sans sommation et sans en avoir informé ceux qui lui faisaient aveuglément confiance » [1]
En réalité, en arrivant sur Europe 1 Nicolas Demorand est loin de se comporter en traître et en naïf car il fait d’emblée preuve d’une grande fidélité à ses ambitions, aux gens et réseaux qui lui ont été et lui sont utiles dans son plan de carrière. Le tout avec une grande maîtrise des techniques d’auto-promotion.
Fidélités (1)
« Je crois très, très fortement aux valeurs du service public dans les médias », disait-il. Et il ajoutait : « On a des médias qui sont aujourd’hui sous différentes influences, qu’elles soient économiques, politiques, financières. On s’aperçoit que ça complique le travail des journalistes. Les antennes de service public radio sont extrêmement importantes dans le paysage. C’est un autre rapport au contenu, au temps de parole, à l’agenda médiatique. C’est un espace de liberté. » C’était en 2006. Et Nicolas Demorand s’exprimait ainsi, à l’occasion de son passage de France Culture à France Inter, lors d’un entretien accordé au site Ozap.
Le lundi 23 août 2010 au matin Nicolas Demorand est interviewé sur Europe 1 par Marc-Olivier Fogiel [2]. Au cours de ce spot de publicité made in Europe 1 de huit minutes, Marc-Olivier Fogiel essaye « confraternellement » de mettre Nicolas Demorand en porte à faux avec d’anciennes déclarations.
Il lui demande ainsi : « Qu’est-ce qui vous fait passer de France Inter à Europe 1, vous qui aviez dit, par exemple, “ j’ai toujours refusé les propositions des radios et des télés privées, je me lève tous les jours à 3 heures du matin depuis 7 ans parce que c’est ce qui me plaît, et je crois aux valeurs du service public” » ? Vous savez ici c’est privé, ça s’appelle le groupe Lagardère, même si on a une grande liberté. […] Moi je disais pas comme vous Nicolas que, le service public je trouvais ça très intéressant, mais je ne disais pas comme vous que c’était juste le seul endroit où je voulais travailler. […] ».
Pirouette ! Pour ne pas à avoir à s’expliquer sur son absence de cohérence Nicolas Demorand répond : « Je considère que c’est un bizutage . » [3]
Souvenir cuisant de potache des classes préparatoires ? Quand Nicolas Demorand est mis en difficulté par une question, il l’assimile à une tentative de bizutage, comme il le fit pour couper la parole et le micro à un auditeur sardonique dès son deuxième jour d’antenne sur France Inter (le 5 septembre 2006). Un grand moment de radio que les amateurs retrouveront en note [4].
Après ce « bizutage » et sans avoir répondu, Nicolas Demorand pourra défendre sur Europe 1, les valeurs de Marc-Olivier Fogiel !
… Mais pas celles de Didier Porte, dont il s’était vigoureusement démarqué sur Canal Plus, contribuant ainsi modestement, mais sans doute involontairement, au licenciement de l’humoriste (Lire ici même : « Le bal des faux-culs sur France Inter »).
En revanche, Nicolas Demorand cultive, mais discrètement, de bonnes relations avec Stéphane Guillon. Le 3 juillet 2010, soit quatre jours avant l’annonce de son départ sur Europe 1, Nicolas Demorand était le chroniqueur de la rubrique « Le regard de ... » dans le Journal du Dimanche, une publication du groupe Lagardère [5]. On pouvait y lire, sous-titré « Mon ami Guillon », un éloge appuyé de cet ami et une vibrante défense de la liberté d’expression. Quant au licenciement, la protestation est véhémente : « Pourquoi les humoristes de France Inter ont-ils autant fait parler alors que leurs prestations sont souvent à l’eau de rose, comparé à celles de leurs confrères des autres radios ? Eléments de réponse en vrac : leur talent, évidemment. La particularité de l’exercice. La liberté absolue, souveraine qui leur fut garantie dans la matinale et qui est unique dans le paysage. La fin traumatisante, bien sûr, de cette histoire. » C’est tout ? C’est tout.
Fidélités (2)
De l’art de rentabiliser ses relations mondaines et médiatiques…
Notre transfuge amène dans ses bagages Olivier Duhamel qui était déjà chroniqueur des « Matins de France Culture » quand ils étaient animés par… Nicolas Demorand.
Le monde est petit : Olivier Duhamel co-dirige avec Nicolas Demorand la collection Médiathèque au Seuil : une collection dans laquelle sont notamment parus un livre co-écrit par Olivier Duhamel et Michel Field (un animateur d’Europe 1) et un livre co-écrit par le frère de Nicolas Demorand, Sébastien Demorand (qui a travaillé sur Europe 1) [6].
Codirecteur de collection ? Un portrait tracé dans Libération le 22 avril 2008 (sous le titre « Voix expresse ») nous explique la raisons de ce choix : « La radio lui a passé l’envie d’écrire, mais ses lectures et sa pratique quotidienne à Culture puis Inter l’ont amené à réfléchir sur le journalisme : avec Olivier Duhamel et Géraldine Muhlmann, il vient de créer au Seuil la collection Médiathèque, qui fédérera des textes courts sur le thème “Presse et démocratie”. »
Coïncidence ? Voici une courte liste des auteurs de la collection Médiathèque qui ont été invités dans « J’ai mes sources », une émission de France Inter qui faisait partie du 6.30/10 de France Inter (et qui a été supprimée le 28 août 2009) : Géraldine Muhlmann (les 25 janvier, 15 avril et le 19 septembre 2008), Laurent Joffrin (les 1er février 2008 et 29 juillet 2008, puis les 23 janvier et 30 juin 2009), Edwy Plenel (les 15 avril, 30 juillet 2008 et 18 septembre 2008), Pierre Haski (le 26 mai 2008 et le 1er avril 2009) Benédict Beaugé (2 mars 2009), Adrien Gombeaud (19 mai 2009), Nicolas Vanbremeersch (le 4 mai 2009). Peu d’auteurs et de collections de sciences sociales et a fortiori d’analyses des médias ont joui d’une tel privilège.
Et le portrait publié dans Libération de poursuivre : « […] Muhlmann et Demorand n’entendent pas remettre en cause le système, seulement exploiter les marges de manœuvre existantes pour l’améliorer. Cette ambition circonscrite est dénoncée par la critique bourdieusienne des médias, d’Acrimed à PLPL, d’Henri Maler à Pierre Carles, lesquels n’y voient - en substance - qu’un nouveau conformisme de jeunes gens bien élevés aux convictions floues, gens de petits réseaux aux grandes ambitions personnelles. Ces attaques exaspèrent Demorand : “Moi, j’ai les mains dans le cambouis tous les jours, j’analyse les pratiques de l’intérieur. Eux font de l’idéologie. Où sont leurs grandes enquêtes, qui nous laisseraient scotchés ?” »
L’idéologie – air connu – c’est ce que disent et pensent les autres. Nicolas Demorand, lui, est « scotché » au réel. Pourtant nous n’avons pas souvenir d’avoir lu ces formidables analyses des pratiques menées de l’intérieur, ni entendu les grandes enquêtes du journaliste Demorand dont les mains sont tachées de cambouis. En revanche, nous avons salué comme il se doit la grande enquête de Laurent Joffrin, Média-paranoïa, publiée dans la collection honorée par France Inter (Lire ici même « Laurent Joffrin, polémiste et psychiatre »).
Mais poursuivons, « en substance », sur le « nouveau conformisme de jeunes gens bien élevés aux convictions floues ».
Fidélités (3)
Dès son deuxième jour d’antenne sur Europe 1 (le 24 août 2010), Nicolas Demorand invite Bruno Tertrais, un auteur de la collection « La République des idées » [7]. Une invitation suggestive…
En effet, Nicolas Demorand a animé « le 6.30/10 » (qui pendant un temps a été « le 7/9 » puis « le 7/10 ») de France Inter du 4 septembre 2006 au 2 juillet 2010, soit pendant une durée de 46 mois. Dès le deuxième jour de sa présence sur l’antenne de France Inter (le 5 septembre 2006) Nicolas Demorand invitait dans la séquence « Inter activ’ » Daniel Cohen, un économiste (ayant des activités de senior adviser à la banque Lazard) qui venait de publier un livre dans la collection La République des idées. Et pendant les 46 mois durant lesquels Nicolas Demorand a été l’animateur principal d’Inter activ’ les auteurs de la collection La République des idées ont été invités à 51 reprises [8]
« La République des idées » est une association de loi 1901 dont le Président est Pierre Rosanvallon, journaliste au Collège de France et professeur dans les médias. Quelle autre association de loi 1901 ou quelle autre collection a bénéficié d’un traitement aussi favorable dans Inter activ’ ? Combien d’invitations ont-elles été adressées à Attac, la Fondation Copernic, Raison d’agir, Savoir/Agir ou à des auteurs publiés par des éditeurs comme Agone, La Fabrique ou Syllepse ?
Et, pour une bonne cause il est vrai (l’appel en faveur de Sakineh, l’Iranienne condamnée à la lapidation pour adultère et complicité de meurtre), toujours au deuxième jour de sa présence au micro d’Europe 1, Nicolas Demorand invite Bernard-Henri Lévy (dit BHL) qui est chez lui sur Europe 1 [9], comme il l’est un peu partout.
Une invitation qui pourrait devenir une habitude : comme nous l’avions déjà relevé, BHL avait été invité par Nicolas Demorand sur France Inter à 7 reprises en moins de deux ans et demi [10].
Lagardère, me voilà !
Quand Nicolas Demorand arrive sur Europe 1, il est déjà plus ou moins employé par son nouveau patron. En effet, l’émission « C politique » qu’il anime sur France 5 (une chaîne de télévision du service public) depuis septembre 2009 est coproduite par Maximal productions, une société de Lagardère entertainment. Quant à l’autre société coproductrice de « C politique » - Albertine productions - elle est dirigée par Matthieu Tarot que le site des Inrockuptibles présentait, en mai 2010, comme étant l’« ami et manager d’Arielle Dombasle », l’épouse de Bernard-Henri Lévy (invité de « C politique » le 21 février 2010). Petit monde…
Comme on l’a vu plus haut, le 3 juillet 2010, soit quatre jours avant l’annonce de son départ sur Europe 1, Nicolas Demorand est chroniqueur de la rubrique « Le regard de ... ». Et c’est dans le même JDD que le 25 mai 2008 Nicolas Demorand avait fait l’objet d’un fort laudateur portrait - « Demorand : à la télé comme à la radio » - signé Jonathan Bouchet-Petersen : « […] Virevoltant d’une idée à une autre, développée chaque fois avec l’aisance d’un normalien agrégé de lettres, Nicolas Demorand a la jubilation intellectuelle communicative. […] un journaliste brillant se définissant comme "rond mais carré". Un bosseur qui n’en oublie pas d’être sympathique [...] Un CV qui lui donne effectivement une légitimité certaine pour animer un magazine culturel sur le service public […] "Il faut aller droit au but, il n’y a pas de temps à perdre", confie le journaliste [...] » Comment ne pas voir un lien entre cet article de Jonathan Bouchet-Petersen et la présence dans l’équipe des attachés de production du 6.30/10 de France Inter présenté par Nicolas Demorand jusqu’au 2 juillet 2010 d’un certain… Jonathan Bouchet-Petersen ? Comme on peut le vérifier, par exemple, à la fin de cette page du site de France Inter. Petit monde…
Après s’être laissé inviter par le JDD, la nouvelle recrue d’Europe 1 accorde à Paris Match le 19 août 2010 un entretien d’une rare complaisance titré « Nicolas Demorand change de poste ». Mais c’était avant d’être « bizuté » par Marc-Olivier Fogiel !
Evidemment, si les entreprises du groupe Lagardère – le JDD, Paris Match et Europe 1 - accueillent si bien Nicolas Demorand, il s’agit pour l’essentiel de simples effets de microcosme, mais avec promotion et auto-promotion garanties.
Qui a déclaré dans le n° 11 de décembre 2006 de la revue Médias « Je n’ai pas de réseau, je ne suis pas un journaliste politique [...] » [11] ?
Nicolas Demorand, bien sûr. Lui comme tant d’autres…
Nicolas Boderault et Henri Maler