Encadré par une introduction et une conclusion qui en synthétisent le contenu, l’ouvrage se divise en six chapitres qui se suivent chronologiquement mais recouvrent des périodes de longueur très variable, selon leur signification dans l’évolution de l’entreprise.
1. Du livre de classe à l’empire Hachette (1826-1864)
2. Des Bibliothèques de gare aux messageries de la presse et du livre (1865-1939)
3. Le temps des menaces (1940-1947)
4. La tentation du pouvoir (1947-1968)
5. De la librairie au groupe Hachette (1968-1980)
6. Un géant très vite fragilisé
I. Du livre de classe à l’empire Hachette (1826-1864)
Cette période de presque 40 ans est celle de la naissance et des premiers développements de la Librairie Hachette sous la direction de son fondateur, Louis Hachette (1800-1864) [3].
C’est dans l’édition scolaire, en pleine expansion dans les années 1830, que Louis Hachette établit les bases de son empire. Lui-même « authentique intellectuel » et pédagogue, il se lie à Ambroise Rendu, « maître d’œuvre de la plupart des réformes introduites dans l’enseignement français pendant la première moitié du XIXe siècle ». Il sera ainsi, grâce au soutien de Rendu, le principal bénéficiaire des commandes de l’Éducation nationale de l’époque et deviendra très riche, se faisant traiter, déjà, de « monopoleur » par ses concurrents.
Dans la distribution, son deuxième cheval de bataille, c’est grâce au comte de Morny, puissant homme politique, qu’il obtient le monopole des Bibliothèques de gare (les Relay d’aujourd’hui) où sont vendus des livres spécialement édités pour les voyageurs, et peu à peu, les journaux et périodiques (plus de mille boutiques en 1890). La censure, garante des « bonnes mœurs », exercée par les compagnies privées de chemin de fer, et toujours acceptée par Hachette, règne sur les boutiques, au grand dam, entre autres, de Maupassant et de Flaubert.
En 1864, la Librairie Hachette est le premier éditeur européen. Son ascension, selon Jean-Yves Mollier, est caractéristique d’une « réussite à la française qui ne peut s’expliquer sans la constante recherche d’appuis politiques au plus haut niveau ».
II. Des Bibliothèques de gare aux messageries de la presse et du livre (1865-1939)
Ces quelque quatre-vingt années sont marquées par le développement continu du chemin de fer qui « ravitaillait la moindre petite ville, même si elle ne dépassait pas deux ou trois milliers d’âmes ». Si bien qu’en 1939, 9,5 millions de quotidiens étaient distribués sur 80 000 points de vente. Les journaux rapportent alors à Hachette plus d’argent que les livres, et c’est leur distribution, au petit matin, dans les rues de Paris dans des camionnettes vertes qui vaudra à la société le surnom de « pieuvre verte ».
Si la censure continue de s’exercer sur les livres vendus en kiosque, c’est moins pour des raisons morales qu’économiques : « C’est le marché, et lui seul, qui imposait le choix des auteurs supposés plaire au public. » La censure s’applique aussi bien à Une vie de Maupassant, qu’à La France juive de Drumont. Par contre, en 1877, la Librairie Hachette osera, pour complaire au maréchal de Mac-Mahon en difficulté, supprimer la diffusion des journaux républicains dans les kiosques de gare pendant tout le temps d’une campagne électorale. Sur un terrain plus social, pour se venger de ses grévistes de 1936, Hachette aurait sérieusement perturbé la distribution de Messidor, la revue de la CGTU, qui dut cesser de paraître. Malgré cela, la nationalisation des chemins de fer par le Front populaire en 1937 n’a pas affecté le moins du monde le monopole de Hachette sur les kiosques de gare.
À deux reprises, Hachette devra, au cours de cette période, faire face à un assaut de la concurrence. D’abord, ce sont les éditeurs Flammarion et Fasquelle qui cherchent à casser le monopole des kiosques de gare sans y parvenir. Ensuite, c’est une véritable coalition d’éditeurs (130) et de libraires (800) derrière Larousse et Armand Colin, réunis dans la Maison du livre français, qui s’intéressent de très près aux messageries du livre. Là encore, Hachette l’emporte grâce à son expérience, sa puissance financière, et la stratégie développée par son directeur Eugène Delesalle, précurseur des spin doctors auprès du gouvernement pendant la guerre de 14-18.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’activité de distribution représente la moitié des revenus de Hachette. 130 millions de quotidiens sont distribués tous les mois, ainsi que 83 000 livres chaque jour : « La Librairie Hachette était bien cette puissance considérable que les nouveaux maîtres de la France allaient tenter de mettre à leur service pour s’assurer durablement le contrôle de l’opinion en Europe. »
III. Le temps des menaces (1940-1947)
L’intention du ministère de la Propagande de Goebbels n’est pas de s’emparer de Hachette mais de s’associer avec elle pour profiter au maximum de son savoir-faire et de son réseau de distribution. Le projet, soutenu par Pierre Laval, est celui de deux sociétés dont l’une dirigeant la distribution en France serait détenue à 51% par Hachette et 49% par Mundus, une société allemande, et l’autre, dirigeant la distribution sur le reste de l’Europe, serait contrôlée par Mundus. Les négociations, laborieuses, n’aboutirent pas avant la fin de la guerre. Aux yeux de Jean-Yves Mollier, il est clair que les gestionnaires de Hachette ont tout fait pour profiter de la situation, choisissant, par exemple, un avocat collaborationniste notoire, Olivier Jallu.
Du côté de la censure, Jean-Yves Mollier retrace pas à pas le processus d’élaboration des listes d’ouvrages interdits. Il souligne que les éditeurs français avaient établi des listes, rassemblées par Henri Filipacchi, secrétaire de Gaston Gallimard, avant que les Allemands n’imposent la censure, et que la liste finale a été établie par fusion des listes allemande et française ; ce que souligne clairement le texte qui accompagne la publication de cette liste : « Les autorités allemandes ont enregistré avec satisfaction l’initiative des éditeurs français et ont de leur côté pris les mesures nécessaires [4]. »
À la Libération, les éditions Hachette procéderont à une nouvelle épuration de leur catalogue, mais dans le sens inverse : ce sont les ouvrages promus par l’occupant qui seront retirés. De même, les archives sont nettoyées pour effacer les traces trop voyantes des compromissions.
Malgré ces précautions, le 1er septembre 1945, les messageries de la presse sont réquisitionnées, pour collaboration, sous le nom de Messageries françaises de presse (MFP).
S’engage alors une rude bataille, que Jean-Yves Mollier décrit précisément, opposant l’éditeur et le Parti communiste. Soutenu par ceux que l’on a appelés les « députés-Hachette », Jacques Chaban-Delmas (Radicaux) et Gaston Defferre (SFIO), l’éditeur l’emporte avec l’adoption de la loi Bichet en 1947 qui ouvre la distribution à la concurrence. Une société de gestion des messageries de presse est constituée, dans laquelle Hachette est formellement minoritaire avec 49% des parts contre 51% à cinq coopératives de presse ; mais en réalité, après avoir acheté France soir, Paris presse, France dimanche, Le Journal du dimanche, Elle, Hachette est en fait majoritaire. De plus, c’est elle qui est chargée statutairement de nommer le directeur des Messageries. Une nouvelle fois, Hachette se tire fort bien d’une situation pour le moins périlleuse.
IV. La tentation du pouvoir (1947-1968)
L’intitulé de ce chapitre indique que la Librairie Hachette s’est impliquée dans les jeux de pouvoir, politique s’entend, alors qu’au cours de son histoire, elle s’en est bien gardée, s’appuyant constamment, comme on l’a vu, sur le pouvoir en place, fût-il celui d’une puissance occupante. Une première fois, il s’est agi de favoriser, sous l’impulsion de la Banque de Paris et des Pays-Bas (son actionnaire principal), la candidature de Gaston Defferre à la présidence de la République, et une deuxième fois d’organiser, à l’initiative de Guy Lapeyre, directeur des NMPP et de la Librairie, le soutien de la candidature du centriste Jean Lecanuet. Ces manœuvres étaient complétées par l’arrosage régulier d’un certain nombre de députés de diverses obédiences, mobilisables quand les intérêts de Hachette étaient en jeu (François Mitterrand, par exemple, touchait de la Librairie, en 1967, l’équivalent de 4 000 euros par mois). Ces soutiens à des opposants au gaullisme ne furent déjoués que par la vigilance énergique (notamment la menace d’une nationalisation) du Premier ministre d’alors, Georges Pompidou.
Ces événements se déroulent sur fond de prospérité croissante pour Hachette, particulièrement grâce au développement du livre de poche, géré par sa filiale Librairie générale de France dirigée par Henri Filipacchi (ancien collaborateur notoire, comme on a eu l’occasion de le voir), et qui atteint, en 1964, le record historique de cent millions d’exemplaires vendus en neuf ans. Pour alimenter sa collection de poche et partir à la conquête des prix littéraires, Hachette prend successivement le contrôle de Grasset (1954), Fasquelle (1959), Fayard (1959) et Stock (1961).
V. De la Librairie au groupe Hachette (1968-1980)
À la fin des années soixante, la baisse des ventes de presse se fait sentir sur la tranquille prospérité des NMPP, dont bénéficient aussi bien les journaux, les typographes et ouvriers du livre, que l’entreprise Hachette. Passés de 15 millions d’exemplaires en 1946 à 11 millions en 1958, les journaux subissent la concurrence de la radio et des débuts de la télévision. Hachette cherche alors à développer son secteur livres, particulièrement en améliorant le circuit de distribution avec le nouvel entrepôt national de Maurepas relayé par des entrepôts régionaux. Mais la prise d’indépendance de Gallimard sur la distribution, et d’autres éditeurs à sa suite, vont priver Hachette d’importants revenus. Ces pertes de revenus, associées à des erreurs de gestion manifestes (notamment sous la direction de Simon Nora) conduiront en 1974 et 1975 à des bénéfices nuls. À cela s’ajoute l’échec en 1974 de la candidature Chaban-Delmas, nouveau poulain de Hachette et dont Nora devait être le Premier ministre, à la présidence de la République.
Quelques années plus tard (1981), c’est cette fois pour soutenir la candidature Valéry Giscard d’Estaing, qu’un projet fut concocté en haut lieu « visant à réunir autour de la Compagnie luxembourgeoise de télécommunication, la CLT, propriétaire de RTL, le groupe Havas [alors première agence de presse française – note d’Acrimed] et Hachette SA ». Eventé par L’Humanité qui en dévoila le contenu dans un article intitulé « Le clandestin Hachette », le projet fut abandonné à la demande expresse de Giscard. C’est le moment que choisit Lagardère pour s’emparer de Hachette.
Associé à son tour à un projet politique (chiraquien), ou mesure de prudence face aux nationalisations prévues par Mitterrand, l’achat de Hachette par Lagardère fut en tout cas une bonne affaire, « le capital total de Hachette SA de 1980 était inférieur au seul prix des terrains des anciennes messageries » vendus en 1990. Du côté de la concurrence, dans les années qui suivent, des séries d’achats et de concentrations aboutissent à la création de VUP (Vivendi Universal Publications) qui réunit Havas, Le Groupe de la Cité, la Compagnie générale des eaux devenue Vivendi, et le groupe américain Universal, sous la houlette de Jean-Marie Messier. Un groupe de 230 000 salariés, 200 milliards de chiffre d’affaires, qui s’effondrera en 2002, pour le grand bien d’Hachette.
VI. Un géant très vite fragilisé
C’est en 2004 que Hachette, autorisé par la Commission européenne à racheter 40% de VUP, (au lieu des 100% initiaux) parvient à une domination sans partage sur le territoire national, son CA étant supérieur au triple de son premier concurrent, Editis, détenteur des 60% restants alors acquis par Ernest-Antoine Seillière de Laborde, ex président du Medef. En même temps, le groupe s’est fortement développé à l’étranger où il réalise les deux tiers de son CA (Angleterre, Australie, Espagne, États-Unis). Paradoxalement, c’est parvenu au faîte de sa puissance qu’il est le plus vulnérable, du moins aux yeux de Jean-Yves Mollier. Ce dernier constate en effet que le soutien des hommes politiques nationaux, constant dans l’histoire de l’éditeur [5] est de peu de poids à l’échelle mondiale où se définissent désormais les enjeux économiques de l’édition et de la distribution. Or, à cette échelle, Hachette, comparée aux GAFA (Google, Amazon, FaceBook, Apple) est un nain économique avec son CA de 2 milliards d’euros (contre 80 milliards à Amazon). D’où sa défaite dans la lutte qui l’a opposée à Amazon sur le prix des livres édités par l’un et vendus sur Internet par l’autre. Cet événement participe de ce que Jean-Yves Mollier appelle « la dérégulation du marché du livre ».
Y participent aussi la préoccupation de la rentabilité maximum chez les éditeurs, dénoncée par André Schiffrin, la progression des livres numériques, des liseuses et autres tablettes, surtout aux États-Unis, le rôle grandissant de prescripteur des réseaux sociaux (qui ont contribué au succès de livres comme Fifty Shades of Grey, né sur Internet et vendu ensuite à 40 millions d’exemplaires, ou Girl Online, best-seller de Zoe Sugg, une youtubeuse anglaise très populaire sur le Net, lancé par Penguin Books), ce qui pourrait conduire, si la tendance se confirme, à une politique éditoriale déterminée par la demande plutôt que l’offre comme c’est le cas généralement ; et aussi la proposition faite aux auteurs par Amazon, devenu éditeur, de leur reverser 35% du prix de vente du livre sur Internet (au lieu des 10% consentis par les éditeurs classiques, voire 5% pour les livres de poche). Autant de phénomènes et de tendances qui génèrent un bouleversement complet de l’univers éditorial et ouvrent une période indéfinie de profonde instabilité.
Jean-Yves Mollier n’est guère optimiste face à cette situation : « Nul ne pouvait imaginer hier encore qu’elles [les GAFA –note d’Acrimed] menaceraient l’existence des majors de l’édition alors que ces dernières apparaissent, à la fin des années 1990, comme des géants que nul ne parviendrait à briser, mais le combat est bien engagé et le repli de Hachette Livre devant Amazon en 2014 ne laisse guère entrevoir un avenir ensoleillé… »
Jean Pérès