Le monde libre est un pamphlet incisif dont la principale qualité (outre ses qualités stylistiques) est de reposer sur le témoignage direct de l’auteure, qui se porte garante de la véracité de ce qu’elle rapporte ou décrit : « Dans tous les événements qui seront relatés ici, il n’est pas une phrase, pas un fait, qui ait été informé ou même déformé. »
Cet essai (dont le titre détourne, par antiphrase, le nom de la holding qui possède le groupe Le Monde) est divisé en 24 épisodes, qui ne sont pas ceux d’un feuilleton ni les chapitres d’une fiction, mais les pièces détachées d’un système et les illustrations d’une étude de mœurs.
Celle-ci est renforcée par une galerie de portraits des acteurs impliqués dans les transformations de L’Obs, devenu ici L’Obsolète pour dire sa décrépitude. Le nom de ces acteurs a été modifié, parce que, nous dit Aude Lancelin, leur nom est moins important que leur rôle et que les pseudonymes dont ils sont affublés permettent d’« ajouter la légèreté du romanesque à la vilénie bien réelle de certaines situations » : prise de distance sans doute salutaire pour l’auteure, artifice d’un roman à clés destinés aux lecteurs, mais énigmatique pour nombre d’entre eux. Que l’on ne s’y trompe pas : la galerie de portraits, d’une indéniable cruauté, met en scène non des personnages romanesques, mais des personnages sociaux et les acteurs d’un véritable système (qui n’est pas seulement celui de L’Obs). Et ce sont bien le fonctionnement et les mœurs du microcosme médiatique qui nous intéressent ici, même si toutes nos remarques ne seraient peut-être pas estampillées par l’auteure.
Une forteresse vide ?
« La glissade à droite de tout le spectre intellectuel et politique était continue, d’une profondeur inouïe. Et ce qui ne laissait pas d’étonner, c’est que, même parmi les journalistes qui comprenaient la situation, rares étaient ceux qui s’aventuraient à en fournir le saisissant tableau » (p. 103). C’est ce tableau qu’Aude Lancelin esquisse au fil des pages, en particulier quand elle livre son diagnostic sur l’involution politique du Parti socialiste et surtout du gouvernement qui en est issu.
Nous cantonner à la critique des médias nous impose – hélas ! – un minimum de retenue à ce propos. En revanche, ce qui nous importe c’est l’involution éditoriale de L’Obs ou, plus exactement, les mécanismes et les effets de cette involution : une entreprise de purification éditoriale, semblable à celle qu’a connue Libération sous le règne de Laurent Joffrin (du nom de la station de métro), alias ici Laurent Môquet (du nom d’une autre station de métro). La prétendue « maison commune de la gauche » qu’il prétendait ouvrir s’est refermée (quelques tribunes libres mises à part) sur l’orthodoxie du libéral-socialisme [2].
Aude Lancelin entreprend donc de « décrire dans quelle duplicité politique stupéfiante ce journal [L’Obs] avait fini par tomber au fil des ans ». Une duplicité qu’elle résume en quelques mots : « À l’image du Parti socialiste en voie de putréfaction à qui ce journal servait de miroir, et qu’il semblait s’être donné pour absurde vocation d’accompagner jusqu’à sa chute finale, le journal veillait, plus que sur tout autre mensonge, à protéger celui que la gauche entretenait sur elle-même. » Quoi que l’on pense du Parti socialiste, c’est cet assujettissement, fermé à tout débat d’idées et à toute distance critique qui est en question. On dira que le propre d’un journal d’opinion est de défendre des opinions et que c’est bien une liberté à respecter. Même quand les opinions sont enfermées dans une forteresse et que cette forteresse est vide ?
En vérité, « forteresse » n’est peut-être pas le bon mot pour décrire l’enfermement de L’Obs : il a toutes les apparences d’un club.
Un club ?
Le club est désormais cerné, non seulement par le fondateur – Jean Daniel, « Le Narcisse de Blida » (chap. 3), « pape médiatique de toute la gauche » – mais aussi par quelques importants qui ne le sont que parce qu’ils importent à la direction de l’hebdomadaire. Ainsi de Bernard-Henri Lévy – sobrement appelé « Bernard » (chap. 7) –, qui faisait « régner à Paris une véritable terreur », au point que « les directeurs successifs de “L’Obsolète” rampaient littéralement devant lui » (p. 53). Ou encore Alain Finkielkraut – devenu l’emblème de « La gauche Finkielkraut » (chap. 13) :
Même dans une rédaction se revendiquant de la gauche, s’en prendre à lui exposait à des désagréments sans fin. Un article critique sur Finkielkraut, c’était une semaine de flinguée pour un journaliste et parfois même un mois de négociations empêtrées pour la direction du journal. Son arme, c’était le téléphone dont il harcelait sans vergogne les employeurs de ceux qui le contrariaient. (p. 107-108)
Le club enfin est placé sous surveillance (avec ingérence à l’appui) par le gouvernement et par « le Président qui croyait à la presse » (chap. 20) : un exécutif qui, parce qu’il se dit « social-démocrate », s’arroge un droit de regard sur un hebdomadaire qui prétend l’être aussi sans savoir lui-même ce qu’il met sous ce titre.
Longtemps, L’Obs fut un club ouvert : ouvert à des « intelligents », triés il est vrai sur le volet (les « amis du journal », chap. 10) [3]. La sélection demeure, de plus en plus rigide, et de moins en moins… « intelligente ».
Et si le club est resté entr’ouvert, c’est parce que sa chefferie n’est pas coupée du microcosme où s’agitent des penseurs à grande vitesse, quelques éditocrates et des associés rivaux :
Les patrons des trois plus grands hebdomadaires, « L’Obsolète », Le Point et Marianne, qui toute l’année faisaient mine de s’empailler sur les tréteaux comme des marionnettes batailleuses, passaient tous leurs Nouvel Ans à festoyer ensemble. Tantôt dans l’hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés qui appartenait à l’un d’entre eux, tantôt dans leurs datchas respectives de la côte normande qu’ils avaient achetées à proximité tant leur symbiose était totale et ne s’embarrassait pas d’obstacles idéologiques. (p. 42)
Certes, les divergences d’opinion ne font pas toujours barrage à l’amitié. Mais l’amitié elle-même repose souvent sur des proximités sociales qui atténuent fortement les oppositions politiques :
Tous ces trafics s’effectuaient bien sûr à l’extinction des spots, dans le dos du public, qui, lui, croyait dur comme fer à l’authenticité de leurs incompatibilités, à leurs coups de colère simulés, à l’existence de courants d’idées opposant réeellement les leaders médiatiques du pays. La chose était d’autant plus stupéfiante à remarquer dans le cas de Marianne, fer de lance de la dénonciation de la pensée unique depuis la fin des années 90. (ibidem)
Revenons à L’Obs. Ce que l’essai d’Aude Lancelin met clairement et avant tout en évidence, c’est le fonctionnement interne de l’hebdomadaire : un fonctionnement qui vaut, peu ou prou, pour d’autres médias.
Une seigneurie ?
Tout commence par la connexion ou la convergence entre les modalités d’appropriation de l’hebdomadaire, à la faveur de ses déboires économiques, par un trio d’actionnaires (Pierre Bergé, Xavier Niel, Mathieu Pigasse) et les transformations de son orientation éditoriale. L’évolution politique de L’Obs favorise la prise de pouvoir par les actionnaires et en particulier par Xavier Niel, « L’ogre venu des télécoms » (chap. 1). Et cette prise de pouvoir contribue à l’évolution – l’involution – politique et culturelle de l’hebdomadaire : causalité circulaire, au point que l’on ne sait, ni ce qui est premier – l’œuf ou la poule –, ni qui est l’œuf ou la poule. Et dans l’enceinte ainsi formée s’agitent les résidents d’une seigneurie.
La hiérarchie qui règne en son sein ressort clairement de la visite guidée que nous propose Aude Lancelin.
Les propriétaires et le conseil de surveillance veillent sur la santé économique et sur la ligne politique du titre. L’emprise des actionnaires (à commencer par Xavier Niel [4]) n’est pas nécessairement directe. Mais les propriétaires désignent de facto le directeur de la rédaction qui doit être suffisamment ajusté à sa fonction pour que les rappels à l’ordre soient exceptionnels, mais efficaces, comme ils le furent pour écarter Aude Lancelin et Pascal Riché des postes de directeurs adjoints, avant que la première soit purement et simplement licenciée.
C’est donc en toute indépendance revendiquée et en toute dépendance effective que les directeurs de la rédaction exercent leurs fonctions : du contrôle éditorial au management.
– Exemple exemplaire de contrôle éditorial : celui qu’exerçait Laurent Joffrin quand il remplissait les fonctions de garde-barrière de l’orthodoxie de L’Obs. Évocation :
La relecture ligne à ligne des papiers à portée idéologique pouvait prendre plusieurs heures dans son bureau, parfois étalées sur plusieurs jours, le temps de laisser le fautif méditer solitairement ses crimes de pensées et rogner lui-même ses paragraphes coupables. Parfois, l’affaire s’envenimait sérieusement, et c’est alors à un véritable tribunal que vous pouviez avoir à faire face. (p. 51-52)
Le même Laurent Joffrin « ne renonçait jamais à dire publiquement tout le bien qu’il pensait de ses patrons, ce qui n’avait jamais nui à sa carrière » (p. 56). En effet ! Après le licenciement d’Aude Lancelin, il ne s’est pas privé de témoigner de son arrogante servilité (comme on peut le lire en « Annexe » de cet article).
– Exemple exemplaire de management : celui qu’entretenait l’actuel directeur de la rédaction, Mathieu Croissandeau (« J’ai décidé de professionnaliser le management », chap. 17). Celui-ci, plus préoccupé de recherche de financement publicitaire et de marketing que de journalisme et d’orientation éditoriale, « en vint à inscrire l’ensemble de la hiérarchie de “L’Obsolète” à des coûteuses séances de coaching comportant certains jeux de rôle déshonorants » (p. 151), et à « inventer la plus redoutable moyen jamais mis au point pour zombifier un collectif entier : la réunion perpétuelle » (p. 193).
Plus grave encore sans doute, non seulement le directeur de la rédaction et son entourage pèsent de tout leur poids sur certaines rubriques (en bordant ce qui est culturellement recevable, et en libérant le traitement de l’économie de toute retenue… antilibérale), mais surtout ils disposent d’un pouvoir redoutable sur le « recrutement des troupes » : un pouvoir qui prédispose ses bénéficiaires à servir librement de rouages . Ainsi : « En quinze ans, un directeur de rédaction aguerri peut littéralement paralyser un corps collectif, le priver de ses nerfs, saper toute capacité de résistance, y rendre l’intelligence odieuse, l’originalité coupable, la syntaxe elle-même suspecte » (p. 35). Soulignons toutefois que cette « capacité de résistance » n’est pas érodée au point d’interdire les mouvements de révolte, comme le montre la solidarité dont Aude Lancelin a pu bénéficier à l’occasion de son licenciement.
Inutile de le dissimuler : la lecture proposée ici, condamnée à être sélective, procède d’un choix d’autant plus nécessaire que la réception médiatique très étendue dont l’essai d’Aude Lancelin a bénéficié est pour le moins troublante. Quelques-uns, séduits par les qualités littéraires de l’ouvrage, ont honoré avant tout, voire exclusivement, la révolte intellectuelle d’une intellectuelle (et reconduit ainsi les mondanités du milieu et ses rébellions de papier). D’autres, prisonniers de la concurrence entre les médias, se sont surtout délectés d’un réglement de compte avec L’Obs et la gauche gouvernementale, plutôt que de s’attarder devant le miroir qui leur était tendu [5]. Plus rares ont été ceux qui, sans mésestimer d’autres lectures possibles, ont préféré voir dans ce témoignage une forme de critique qui concerne, sinon tous les médias dominants, du moins la plupart d’entre eux. Nous sommes de ceux-là.
Prisonnière pendant près de quinze ans du petit monde dont elle dissèque les mœurs, Aude Lancelin a décidé de s’en libérer.
C’était une évidence désormais, jamais je ne retournerais dans l’une de ces maisons centrales pour journalistes où l’on écrivait le mot liberté sur la grille d’entrée pour chaque jour mieux la saccager. Jamais plus je ne me contenterais de glisser la vérité seulement dans quelques interstices, heureuse lorsque la chose n’était ni détectée, ni réprimée. Jamais je n’accepterais plus longtemps l’humiliation d’avoir mon rond de serviette au milieu de tous ces auxiliaires d’une gauche trompeuse, œuvrant sans relâche à la démolition de la vraie.
En annonçant ainsi l’abandon de ses dernières illusions sur la liberté affichée à l’entrée des « maisons centrales pour journalistes », Aude Lancelin parle ici pour son propre compte. Mais son essai invite plus généralement les journalistes de médias livrés à des actionnaires sans scrupules et à des hiérarchies incontrôlables, à abandonner les illusions sur leur indépendance individuelle, qui, quand elle existe, masque leur dépendance collective.
Henri Maler
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Annexe : Laurent Joffrin juge de Laurent Môquet
Où il est démontré qu’un licenciement pour motif politique n’est pas un licenciement politique !
Le mardi 27 septembre 2016, l’émission « Le Nouveau Rendez-vous », sur France Inter, accueillait Laurent Mauduit et Laurent Joffrin pour « débattre » du livre du premier nommé : Main basse sur l’information. Le majestueux Laurent Joffrin (que les actionnaires de Libération et de L’Obs s’arrachent à tour de rôle) n’a eu de cesse de rendre l’échange impossible par ses interruptions et son insupportable arrogance.
Ainsi, il a suffi que Laurent Mauduit évoque le licenciement d’Aude Lancelin pour que le chef en alternance de Libération et de L’Obs [6] s’énerve, coupe la parole et assène… qu’un licenciement pour motif politique n’est pas un licenciement politique !
On écoute :
Et on reprend :
- Laurent Mauduit : « Observez ce qui se passe. Même dans le groupe Le Monde […] Regardez ce qui s’est passé au Monde : pour la première fois, dans l’histoire du Monde et de L’Obs, puisque maintenant c’est le même groupe ; il y a un licenciement de caractère politique. La numéro deux de L’Obs, Aude Lancelin a été… »
- Laurent Joffrin : « Vous vous trompez encore une fois. »
- Laurent Mauduit : « Ah bon ? Je me trompe ? Aude Lancelin n’a pas été licenciée… »
- Laurent Joffrin : « Elle défend des positions qui ne sont pas du tout celles de L’Observateur historique. Je les connais bien : j’ai dirigé ce journal pendant des années. »
- Laurent Mauduit : « Vous pensez qu’on peut licencier – c’est formidable ! – … Vous abondez dans mon sens. »
- Laurent Joffrin : « C’est un désaccord politique. Vous êtes d’accord avec elle. Vous n’êtes pas d’accord avec… Vous avez le droit. Il se trouve que c’est un désaccord politique. »
Laurent Mauduit soutient que lorsqu’il était directeur adjoint du Monde, il existait un pluralisme notamment en économie [7], et il poursuit :
- Laurent Mauduit : « Laurent Joffrin, vous entendez ce que vous dites : on peut licencier… On peut faire un licenciement politique dans un journal. C’est possible ? C’est concevable ? »
- Laurent Joffrin : « Le Nouvel Observateur a une ligne politique. Si les gens ne sont pas d’accord, ils [inaudible : « s’en vont » ?] […] De toute façon, moi je ne m’occupe pas de cette affaire-là. »
- Laurent Mauduit : « Votre solidarité avec l’actionnaire de L’Obs est assez saisissante… »
- Laurent Joffrin : « Je vous explique qu’il y a un différend politique. À un moment il faut bien le résoudre. »
- Laurent Mauduit : « Ah bon ? Et on licencie un journaliste pour délit d’opinion. »
- Laurent Joffrin : « Ce n’est pas un délit d’opinion. Chaque journal a une ligne politique. Je ne suis pas ici pour parler de L’Obs. Je suis ici pour parler de Libération. Ce que vous dites sur Libération est faux. »