Une odyssée télévisuelle
En 250 pages environ et 11 chapitres thématiques [3], le chroniqueur de Télérama nous entraîne dans une odyssée télévisuelle dont l’une des forces est de nous faire rire tout en nous faisant grincer des dents, le tout sans jamais verser dans la caricature ni tomber dans la « dénonciation manichéenne des médias en général et de la télévision en particulier » évoquée par Philippe Corcuff dans un billet de blog sur Mediapart – au début duquel il reconnaît ne pas avoir lu le livre de Samuel Gontier, ceci expliquant peut-être cela. Car rien ne préjuge, dans l’ouvrage, des réceptions des téléspectateurs et des téléspectatrices, et de la distance qu’ils peuvent avoir vis-à-vis de ce qui leur est proposé. En outre, le journaliste ne manque pas de relever que parfois, au milieu du pire, quelques rayons de soleil peuvent briller, qui montrent par contraste la médiocrité dominante : « Foin du syndrome de Stockholm : Ma vie au poste n’est pas tendre avec son geôlier. De mes interminables gardes à vue, j’ai extrait matière à périple au fil de ses torts et travers. La télévision n’en demeure pas moins, à certains moments, un précieux outil de découverte et d’émancipation. »
Dans l’ouvrage, les exemples foisonnent de ces « dérapages » télévisuels qui, à l’instar des « dérapages » racistes de la droite extrême ou de l’extrême droite, ne sont pas des écarts ou des excès, mais des révélateurs de logiques de fond, structurelles, résumées par l’auteur dans sa conclusion : « Même si des programmes plus subversifs subsistent, la télé scrutée dans “Ma vie au poste” véhicule une idéologie (au sens, non péjoratif, de “vision du monde”) conservatrice, ultralibérale, servile, sexiste, xénophobe, consumériste. » Une « idéologie » qui n’est pas le produit d’une volonté machiavélique de « laver les cerveaux » des téléspectateurs et des téléspectatrices, ni même des seules opinions des éditorialistes et journalistes vedettes, mais qui prend également sa source dans les formats télévisuels eux-mêmes et dans les logiques concurrentielles : course à l’audimat, au « buzz » et au scoop, poids – parfois direct, souvent indirect – des pourvoyeurs de la manne publicitaire, mimétisme et « circulation circulaire de l’information », etc. Ma vie au poste nous offre un regard qui insiste à la fois sur les contenus et les contenants, loin d’une dénonciation méprisante de la télévision « populaire », mais sans compromis quant aux logiques à l’œuvre dans les principales chaînes de télévision et au mépris qu’elles affichent elles-mêmes à l’égard de « leur » public.
« Vols, agressions, braquages : flics de choc contre voyous prêts à tout »
On ne pourra ici détailler les exemples et les thèmes retenus par Samuel Gontier tant ils sont nombreux, variés, et prennent toute leur force au sein de l’exposé de l’auteur, dont l’écriture et le style nous invitent à l’accompagner tout au long de son périple, aussi insupportables soient nos compagnons de voyage. L’extrait qui suit, tiré d’un chapitre consacré au traitement médiatique de « l’insécurité », donnera une idée générale du ton et du propos du journaliste :
Yves Calvi et consorts mobilisent bien d’autres moyens pour me filer la frousse. Car, en dehors du « risque terroriste », d’infinis dangers me guettent en permanence. « Vous savez que les Français sont exaspérés par ce qu’on pourrait appeler les violences de rue », rappelle Yves Calvi aux invités de « Mots croisés », en 2011 sur France 2. Ces derniers ne manifestant pas assez de compassion pour l’exaspération des Français, l’animateur doit insister : « Je vous interroge sur les violences de rue, la façon dont les Français peuvent à tout moment avoir l’impression qu’on va leur piquer des choses, leur téléphone portable. » Impossible pour les invités de se défausser, « le thème de la sécurité s’est invité et il sera présent dans la campagne des municipales ». Quel malpoli, ce thème qui s’invite sans prévenir !
Du coup, les présentateurs sont obligés de lui accorder un « chapitre » dans les JT. « Pour en revenir à nos problèmes de vie quotidienne, voici le chapitre sécurité », prévient Claire Chazal en février 2012 sur TF1. « Prenons un seul sujet, l’explosion des cambriolages », propose en février 2014 David Pujadas dans « Des paroles et des actes ». Dans « Le 19.45 » de M6, en avril 2010, une enquête sur les dynamitages de distributeurs de billets avait déjà promis d’expliquer « pourquoi cette forme de délinquance explose depuis quelques mois ». Et six mois plus tôt, le même JT racontait « comment se prémunir contre les vols d’identité, une nouvelle forme de délinquance qui explose ».
« C’est vrai qu’on a peur, on a très peur », admet une commerçante dans un numéro d’« Appels d’urgence » de mars 2009 intitulé « Vols, agressions, braquages : flics de choc contre voyous prêts à tout ». Sur TF1 et sur M6, mais aussi sur leurs filiales de la TNT, divers magazines se prétendant d’« investigation » consacrent l’essentiel de leurs sommaires à la traque des délinquants par de valeureux défenseurs de la loi assez prévenants pour embarquer des journalistes avec eux. […]
Comme les magazines d’ « investigation », les émissions « criminelles » font régner la terreur, ressassant à l’infini les mêmes faits divers commis par des « monstres ». « Le crime parfait des amants diaboliques », titre « 90’ faits divers » sur TMC en novembre 2009. Les meurtriers ayant tout de même écopé de cinquante-cinq ans de prison à eux deux, je suspecte le « crime parfait » de ne pas l’être tant que ça.
Un ouvrage à lire donc, sans modération, ne serait-ce que pour profiter du travail de fourmi de Samuel Gontier, l’un des rares – avec Acrimed – à proposer de longues transcriptions de programmes télévisuels. Ce faisant, il offre un panorama sur huit années qui nous révèle, nous rappelle, ou met en relation des séquences aujourd’hui introuvables et souvent oubliées. Les médias de flux ont en effet une tendance marquée à produire des contenus qui disparaissent souvent aussi vite qu’ils ont été diffusés.
Or c’est précisément l’accumulation de centaines d’heures de visionnage de ces flux de programmes plus ou moins jetables qui permet de repérer les phénomènes récurrents et de construire un regard distancié sur des médias qui, de leur côté, s’imposent de moins en moins de distance par rapport aux événements et aux phénomènes sociaux à propos desquels ils prétendent informer. La position de Samuel Gontier, « journaliste de canapé » (comme il aime à se définir lui-même), est originale, singulière et à bien des égards indispensable pour quiconque veut mieux connaître la télévision, ses dérives et ses méfaits, et prendre le parti d’en rire, même si c’est parfois de dépit, sans s’interdire de réfléchir.
Julien Salingue
- Samuel Gontier, Ma vie au poste, La Découverte, Paris, 2016, 264 pages, 17 euros.