Carlos Ghosn, un patron à admirer… sans modération !
Une seule information, le rapprochement en cours avec Mitsubishi qui assurera « peut-être un jour » une position de leader mondial à Renault-Nissan, est l’occasion pour notre économiste en chef de multiplier les chroniques dithyrambiques.
Le 1er juin 2016, il s’agit sobrement de souligner que « Carlos Ghosn [patron de Renault-Nissan] a sauvé Nissan ». Le 30 septembre, Dominique Seux appelle à nouveau Carlos Ghosn à l’admiration des foules, car « son groupe, Renault-Nissan peut devenir d’ici peu le numéro un mondial de l’automobile », avant d’ajouter, ému, « c’est vrai qu’on se pince quand on dit cela tranquillement assis devant ce micro ». Tout comme on est en droit de se pincer en écoutant cela tranquillement, assis devant son café…
Mais c’est le 21 octobre que Dominique Seux, laissant libre cours à son enthousiasme, donne toute la mesure de son très sélectif talent. Dans une rubrique intitulée sans rire « Carlos Ghosn, un surhomme ? », il affirme pour commencer qu’« on est […] forcément admiratif parce qu’il faut savoir que les Japonais le voient comme un sauveur », avant d’enchaîner, transporté, quitte à apparaître un tantinet flagorneur : « Peut-être un jour une première place sur le podium. Dans cette histoire, il y a les aspects industriels, les aspects financiers, il y a l’aspect commercial […] Il y a tous ces aspects, sur lesquels on dit “bravo”, mais il y a aussi une question que tout le monde se pose forcément. Comment un homme, Carlos Ghosn, peut diriger un tel ensemble, présider trois grandes entreprises ? Est-ce un surhomme ? ».
Le bénéficiaire de cette question admirative est à nouveau évoqué le 31 octobre. Trois odes en un mois… ou quand un éditorialiste sur France Inter se transforme en chroniqueur officiel des glorieuses œuvres du patronat, sans que personne défendant un point de vue un peu moins enthousiaste, voire même critique, sur le grand patron de Renault, ne puisse se faire entendre dans les mêmes conditions.
Jérôme Cahuzac versus Goodyear : toujours plus de modération
Constatant à quel point Dominique Seux savait exprimer sa sympathie pour les puissants, tout en prétendant être « modéré », il nous a semblé instructif de comparer ses deux chroniques consacrées respectivement à la condamnation de Jérôme Cahuzac (trois ans de prison ferme pour fraude fiscale), le 11 décembre 2016, et à celle des ex-salariés de Goodyear (deux ans de prison dont neuf mois ferme en première instance, pour séquestration et violence envers deux cadres dirigeants), le 13 janvier 2016. Sur ces deux décisions judiciaires qui ont marqué l’actualité de l’année passée, Dominique Seux nous dit une fois de plus quoi penser plutôt que de nous éclairer, mais cette fois d’une manière un peu plus sournoise, moins ostensible et moins assumée que précédemment.
À propos de Jérôme Cahuzac, il déclare : « Disons-le tout de suite : ce jugement est exemplaire et, plus encore, utile. On a conscience que s’exprimer ainsi peut avoir les apparences de la démagogie, voire du populisme. On sait aussi qu’une cour d’appel décidera peut-être qu’en droit, la sanction est trop lourde ou qu’elle jugera peut-être que la justice ne doit pas vivre au rythme de l’émotion publique. » Réussissant l’exploit de ne pas prononcer les termes de « fraude fiscale », Dominique Seux, dont on ignorait les compétences apparemment étendues dans le domaine juridique, juge que « sur une ligne finalement assez anglo-saxonne, c’est le parjure qui est au fond condamné le plus lourdement ». Et pas la fraude fiscale donc. Une opinion toute personnelle qu’il complète avec cette merveille de rhétorique libérale : « Bien sûr, les plus cyniques penseront qu’un ministre du Budget qui cache de l’argent en Suisse est bien la preuve éclatante que le système fiscal est confiscatoire. » Bien sûr.
Une bien étrange manière de souligner, comme à contrecœur, « l’exemplarité » et « l’utilité » du jugement, que d’énumérer méthodiquement les arguments de ceux qui ont pu en critiquer la sévérité. Si Dominique Seux avait voulu relativiser la gravité de la fraude fiscale, sans doute ne s’y serait-il pas pris autrement. Et si vous n’êtes pas d’accord, écoutez la chronique de… personne d’autre.
Mais quand il s’agit de commenter la condamnation des Goodyear [4], Dominique Seux est moins louvoyant. À la question qu’il se fait poser par Patrick Cohen (« Est-ce choquant ? ») sa réponse, nette et sans bavure, ne se fait pas attendre : « Non, je ne crois pas – sur le principe. Nous sommes dans un État de droit ». Un « État de droit » dont Dominique Seux donne par la suite une interprétation très personnelle : les huit hommes n’ont pas vraiment été jugés pour leurs actes propres – ce qui constitue pourtant le fondement du procès équitable dans un « État de droit » –, mais en raison de « la dureté du conflit et de l’attitude jusqu’au-boutiste de la CGT d’Amiens », sur « les images de la chemise arrachée d’Air France [qui] ont peut-être pesé aussi » et sur la « guérilla judiciaire totale – admirons la formulation – menée par la CGT pendant des années », laquelle « a saturé tous les tribunaux locaux qui en ont peut-être eu tout simplement marre. L’arroseur arrosé ! ». Quant à la chronique d’un commentateur moins hostile à la CGT, on l’attend toujours !
Les rapports publics, une source inépuisable de matraquage « modéré »
Les institutions chargées de produire des rapports et autres études sur l’économie française sont une bénédiction pour Dominique Seux – comme pour tous ses compères en commentariat [5]. Non pas pour y trouver statistiques et analyses qui nourriront et étayeront ses réflexions, mais bien pour y puiser des éléments qui conforteront ses a priori.
C’est ainsi que pour traiter du Budget 2017 Dominique Seux s’est appuyé à au moins trois reprises ces derniers mois sur un seul et unique « avis » du Haut conseil des finances publiques. Une institution dont l’expert ès économie de France Inter ne dit strictement rien et se garde bien d’indiquer qu’elle a été imposée par le Traité européen de 2012 pour amener la France à respecter la fameuse règle d’or des 3%... Qui plus est, lorsque Seux évoque le contenu de « l’avis », son lyrisme consterné semble en décalage complet avec le formalisme officiel d’un document résolument analytique et obstinément dépourvu d’affect : les 27 et 29 septembre 2016, il relève notamment que les prévisions de réduction de déficit avaient été jugées « improbables », ce qui constituait « une gifle » et avait même « fait blêmir » l’exécutif, tandis que le 21 novembre, il affirme que le Haut conseil « s’est presque étranglé » face au niveau de dépenses publiques.
Lorsqu’une institution dont les objectifs sont loin d’être politiquement neutres, est érigée en source unique d’expertise, et que, de surcroît, les conclusions de cette institution sont dramatisées pour coller aux obsessions de l’éditorialiste, on est en droit de se demander si Dominique Seux ne confond pas les colonnes des Échos - son quotidien - avec l’antenne de Radio France. Répétons-le : Dominique Seux a le droit d’être convaincu des vertus du libéralisme. Mais qu’il professe ses opinions au nom de la « modération » et sans aucun contradicteur laisse pour le moins songeur.
La Cour des comptes sert également de porte-parole à notre libéral « modéré ». Le 14 décembre dernier, jour où François Ruffin reprochait à Dominique Seux ses parti-pris, « elle point(ait), la Cour, l’absentéisme des facteurs, 50 % plus élevé que celui des ouvriers du secteur privé. Elle râl(ait) encore, la Cour, contre un retard de La Poste sur le numérique ». Le message subliminal – infusé régulièrement dans notre petit-déjeuner – renvoie indubitablement à l’archaïsme de la fonction publique et à la paresse congénitale des fonctionnaires, deux évidences partagées par tout libéral qui se respecte. Que le rapport explique en réalité le taux d’absentéisme, par une « exposition quotidienne sur le terrain à des situations parfois complexes et accidentogènes (circulation en véhicules deux-roues, agressions canines, etc.) » et « par le vieillissement progressif de la population des facteurs (42 % ont plus de 50 ans ) », n’est évidemment pas le problème de Dominique Seux : celui-ci ne va tout de même pas ruiner ses conclusions préétablies et autres idées reçues pour tenir compte des arguties socialisantes d’un quarteron de fonctionnaires, fussent-ils de la Cour des Comptes ! Une chronique ne dispense pas d’informer avec exactitude, surtout quand elle est sans contrepartie…
Méprisant le réel et toute autre version des faits lorsqu’ils s’écartent des évidences qui charpentent son petit monde, Dominique Seux entend également se faire juge et censeur du débat public. Jean-François Copé ne connait pas le prix d’un pain au chocolat ? « Cette polémique est baroque » (30 septembre 2016). François Filllon est critiqué pour son programme sur l’assurance-maladie ? « La polémique est cornecul » (13 décembre 2016). On s’attaque au CETA ? « […] Les 28 Européens ont estimé que c’était équilibré. Donc, on peut craindre qu’il y ait beaucoup de théorie complotiste dans la dénonciation de l’accord » (24 octobre 2016). Voilà qui est asséné ! Sans que les prétendus « complotistes » aient l’occasion de s’exprimer.
La politique de la modération
Abondamment présente dans l’« Édito éco » du matin, la politique est traitée par Dominique Seux comme l’économie, selon la technique éprouvée du porte-voix. Le 11 octobre 2016, en pleine campagne des « primaires » de droite, il n’hésite pas à décerner un satisfecit global aux candidats. On relèvera tout de même que ses scrupules déontologiques, sa prudence et sa retenue l’incitent à ne pas prendre position personnellement, et à préférer s’autoriser de l’opinion de « quelqu’un » : « Quelqu’un, hier, disait très justement : “la droite fait une campagne de remords, tout ce qu’elle n’a pas fait depuis 1995, elle le veut maintenant. Elle a raison de dire que les réformes homéopathiques, cela suffit […]” »
S’agissant des autres candidats putatifs, Dominique Seux s’inquiète ouvertement, le 11 janvier 2017, du « sérieux budgétaire » de leurs programmes présidentiels : « Alors, on ne parle même pas de celles du Front National et de Jean-Luc Mélenchon, où les dizaines de milliards valsent à qui mieux mieux, entre le retour à la retraite à 60 ans, les allocations en tous genres, etc. ». Voilà pour eux. Les programmes de la « gauche classique » le laissent également perplexe : « On ne sait pas vraiment ce que tout cela coûterait », « les guichets sont ouverts », « on ne sait pas bien qui paierait ». Un autre avis d’un autre chroniqueur ? La direction de France Inter n’en a pas trouvé !
Si les critiques faites au programme de François Fillon sur l’assurance-maladie sont, comme nous l’avons noté plus haut, « cornecul », celles concernant la suppression de postes de fonctionnaires ne valent pas mieux (« François Fillon est-il un ultra-libéral ? », le 23 novembre 2016) : « Les propositions sur la table consistent à revenir à la situation de la France en 2000, il y a quinze ans. On peut penser que c’est un recul, mais ce n’était ni la bougie ni la préhistoire. Et donc on peut se calmer sur l’ultralibéralisme. Parce que l’argument est un peu court. » Dominique Seux n’a manifestement pas peur de faire preuve de partialité, ni d’être « un peu court » lui-même en se référant à la France de 2000 qui comptait le même nombre de fonctionnaires, mais… cinq millions d’habitants en moins ! Il est regrettable que personne ne lui ait fait cette remarque de bon sens sur France inter.
Une position équilibrée ou une position d’équilibriste ?
Sous des apparences didactiques, les contre-vérités, analyses tronquées ou bâclées sont nombreuses et parfois cocasses. Ainsi, le 10 novembre et le 11 décembre 2016, les indicateurs sont au vert, quand il s’agit de célébrer la mondialisation : « Jusqu’en 2000-2005, la mondialisation commerciale s’est faite à l’avantage des pays disons du Nord, qui y ont gagné des baisses de prix fantastiques » ; « La ligne centrale des partis de gouvernement – et probablement Dominique Seux – a été depuis 15 ans favorable au libre-échange et à la mondialisation parce que la majorité des Français y a considérablement gagné en pouvoir d’achat avec la baisse des prix. »
Mais le 21 novembre, lorsqu’il s’agit de savoir pourquoi les candidats à la « primaire » de droite portent « le projet de rupture le plus ouvertement libéral depuis peut-être les débuts de la Vème République », Seux Dominique n’hésite pas à contredire Dominique Seux, et tous les indicateurs passent subitement au rouge : « [parce qu’ils font] le constat que la France stagne depuis dix ans, son revenu par tête est le même qu’en 2008 », « le pays a besoin d’un choc et non plus de demi-mesures ».
Pas avare en contradictions, cet habituel pourfendeur de la dépense publique salue le 13 octobre 2016 les cinq milliards versés aux entreprises à travers le Crédit d’impôt recherche, « un succès », avant de reconnaitre du bout des lèvres en fin de chronique : « Il y a sans doute eu des cas limite, parce qu’il est difficile de savoir exactement ce qu’est une dépense de recherche. Mentionnons aussi que la Cour des Comptes exprime des réserves – et on les cite bien sûr puisqu’on a parlé hier de ce que dit la Cour des comptes sur les collectivités locales ». Une Cour des comptes convoquée – et instrumentalisée – avec une toute autre vigueur quand il s’agissait de fustiger les agents de collectivité ou, comme on l’a vu, les facteurs ; quant aux « réserves » pudiquement évoquées par Dominique Seux, elles s’apparentaient davantage à un bilan d’échec et de gaspillage d’argent public [6], ce que Dominique Seux, en défenseur inconditionnel de « l’entreprise », pouvait difficilement ignorer. Or sur France inter, personne n’est à la même heure ou dans les mêmes conditions en mesure de le souligner.
Pour paraphraser Dominique Seux, « les plus cyniques » penseront peut-être qu’un éditorialiste qui se contredit d’une semaine sur l’autre est un garant du pluralisme. Mais nous avons tendance à penser que cela n’est guère suffisant.
Conclusion mesurée
Chaque matin Dominique Seux construit un monde qui n’est pas toujours en rapport avec la réalité mais qui, reconnaissons-le, aime les puissants et se soucie constamment des intérêts patronaux, sans oublier de promouvoir la droite. Ses interventions ne laissent guère de chance à l’auditeur de juger par lui-même et ses précautions oratoires diverses dissimulent mal le doctrinaire qu’il est en réalité, quand bien même il prétendrait le contraire. Alors nous dira-t-on, Dominique Seux est un éditorialiste, libre de commenter ce qu’il souhaite, d’avoir des positions engagées, et le fait de n’avoir aucun contradicteur n’est pas son affaire. Certes. Les questions qui se posent sont donc simples : comment une information aussi dégradée, souvent truffée de raccourcis, d’erreurs, d’approximations, voire de contradictions, peut-elle perdurer ainsi sur l’antenne ? Pourquoi France Inter, radio de service public, offre-t-elle quotidiennement au seul Dominique Seux, à une heure de très grande écoute, la rubrique dédiée à l’économie ? Et quand sera-t-il mis un terme à cette atteinte manifeste au pluralisme qui devrait pourtant être l’exigence et l’objectif minimal de cette station ?
Françoise Sandrine