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Médias et Libye - Des experts militarisés déguisés en civils : le cas de Pierre Servent

par Nicolas Boderault,

Mars était le nom du dieu de la guerre des romains, c’est aussi, en cette année 2011, le mois de l’offensive médiatique de l’« expert » en questions militaires et (surtout) du colonel de réserve Pierre Servent.

Il est normal que l’armée française et le ministère de la défense exposent et défendent leurs points de vue dans les médias, et que des services officiels comme le Service d’information et de relations publiques des armées (Sirpa) se consacrent à cette activité.

Toutefois, il est plus troublant de voir et d’entendre toujours les mêmes points de vue partisans de la politique militaire française exposés par des « experts » dont les médias ne nous donnent pas les liens passés et présents avec les institutions militaires et diplomatiques.

Suivons l’offensive médiatique de l’un de ces « experts » : Pierre Servent.

Les états de service de Pierre Servent

À lire ses notices sur le site de son éditeur Buchet-Chastel [1]et sur le site de Glam Speak, une « agence conseil en conférenciers et animateurs », Pierre Servent a un curriculum vitae pouvant impressionner des médias en mal d’experts :

- « Diplômé de l’IEP et DEA d’Histoire contemporaine »
- « journaliste, chroniqueur et essayiste », « journaliste indépendant »
- « ancien du Monde », « écrit régulièrement des chroniques dans le quotidien La Croix »
- « auteur de plusieurs ouvrages politiques et historiques »
- « Directeur de la communication du groupe Caisse d’Épargne de 2002 à 2005, il exerçait les mêmes fonctions au groupe Vivendi Waters (Veolia) de 1997 à 2002 »
- « excellent animateur [tarifé] de conventions »
- « spécialiste des conflits et de l’armée », « consultant « Défense et Stratégie » pour un grand nombre de médias audiovisuels français et étrangers »

Une lecture plus approfondie de ces notices [2] nous amène à rajouter quelques brillants galons à ce CV :

- « a servi comme officier dans les Balkans, en Afghanistan et en Afrique (notamment au sein de l’état-major de la Force Licorne/Côte d’Ivoire, au côté du général Poncet) »
- « a été conseiller du ministre de la Défense de 1995 à 1997 et porte-parole de ce ministère avec en point d’orgue la création du point presse hebdomadaire en 1996 »
- « Colonel de réserve »
- « Président de la Réunion des ORSEM (association regroupant plus de 1200 officiers de réserve français et européens spécialistes d’état-major) »
- « Directeur de séminaire au Collège interarmées de défense (CID) »
- « Conseiller du Commandement des opérations spéciales (COS) »

On le voit, les liens passés et présents de Pierre Servent avec les institutions militaires sont si forts que les passer sous silence ne permettrait pas de comprendre ses prestations médiatiques qui ne contredisent jamais le point de vue des autorités françaises sur les interventions militaires… de l’armée française.

Pierre Servent, spécialiste de l’expertise ou expert en spécialités ?

Et pourtant... tout au long de ce mois de mars 2011, les médias qui ont fait appel, de manière directe ou indirecte, à l’ « expertise » de Pierre Servent (près de quarante fois !) ont été d’une remarquable discrétion sur ses liens avec l’armée française et très imaginatifs pour le qualifier. « Spécialiste » ? « expert » ? « journaliste » ? qu’on en juge plutôt avec cet inventaire à la Prévert :

« Spécialiste » par lepelerin.info le 9 mars, france-info.com le 20 mars ; « spécialiste des conflits et de l’armée » par radiobfm.com le 5 mars ; « spécialiste de la défense » par le parisien.fr le 22 mars, 20minutes.fr le 22 mars ; « spécialiste des questions de défense » par Europe1.fr le 18 mars, france-info.com le 20 mars, parismatch.com le 19 mars, site du téléphone sonne de France Inter le 3 mars, le site de C dans l’air de France 5 les 16 et 18 mars ; « spécialiste des questions militaires » par pelerin.info le 9 mars, lexpress.fr le 18 mars, lepoint.fr (dans 2 dépêches) le 18 mars ; « spécialiste des problèmes de défense » par rfi.fr le 20 mars ; « spécialiste des affaires militaires » par le jdd.fr le 20 mars ; « spécialiste des conflits » par letemps.ch le 22 mars.

« Expert en stratégie militaire » par le dauphine.com le 2 mars, le site de C dans l’air de France 5 les 16 et 18 mars, leparisien.fr le 20 mars ; « expert » par ledauphine.com le 2 mars, l’ estrepublicain.fr le 22 mars ; « expert militaire » par l’ estrepublicain.fr le 22 mars ; « expert en défense » par le parisien.fr le 22 mars ; « expert en questions militaires » par le site des matins de France Culture le 18 mars ; « expert des questions militaires » par pelerin.info le 9 mars.

« Journaliste indépendant » par radiobfm.com le 5 mars, lejdd.fr le 20 mars ; « journaliste spécialiste des questions stratégiques et militaires » par le site d’Inter activ’ de France Inter le 18 mars ; « analyste » par lexpress.fr le 18 mars, lepoint.fr le 18 mars ; « consultant militaire » dans Mots croisés sur France 2 le 28 mars.

Et enfin :
« Enseignant au Collège interarmées de défense » par ledauphine.com le 2 mars ; « professeur à l’École de guerre » par le site du téléphone sonne de France Inter le 3 mars, letemps.ch le 22 mars ; « professeur au Collège interarmées de défense » par le site des matins de France Culture le 18 mars.

Mission accomplie ! Pierre Servent est bien un « pro » de la communication car il arrive à se faire percevoir et présenter par la quasi totalité des médias comme il le souhaite, c’est à dire comme un « spécialiste », un « expert », un « journaliste », c’est à dire comme quelqu’un d’indépendant des pouvoirs militaires et diplomatiques… ce qu’il n’est évidemment pas.

Psychologie de guerre

Notre « expert » atteint son objectif d’occultation quasi-totale de ses engagements présents aux côtés des autorités françaises, et, depuis le début du mois de mars 2011, en bon petit soldat de « la communication de crise », il n’a tenu aucun propos dissonant par rapport au discours officiel. Et délesté de son bel uniforme, il traduit en langage civil la ligne diplomatico-militaire du moment, avec un tropisme « psychologisant » prononcé : « mener une action psychologique » [3], « Casser le moral de l’armée. Abîmer psychologiquement les généraux […] le mental des troupes […] mener une guerre psychologique » [4], « une phase militaire et psychologique importante […] sidérer psychologiquement » [5], « la psychologie des généraux du régime » [6], « les mensonges et manipulations psychologiques […] politiquement et psychologiquement » [7]. Etc.

D’une certaine façon, Pierre Servent est un peu au traitement médiatique de la guerre, ce que Christian de Boissieu [8] ou Daniel Cohen sont au traitement médiatique de l’économie : des partisans. Si ces derniers sont acteurs dans la finance (car membre d’institutions financières ou bancaires), ils ne sont pas moins des commentateurs – des « experts » - adoubés par les médias. Il en est de même avec Pierre Servent, « expert » médiatique et militaire.

Quand un individu doit sa position sociale à une institution (militaire, par exemple), qu’il est formé aux techniques de communication et qu’il est reconnu comme « spécialiste » ou « expert » par des médias, il officie comme un porte-parole de cette institution lorsqu’il est convié dans les médias.

Nicolas Boderault

Complément – Un billet paru sur le site de Survie, le 9 mai 2010 (et publié ici même avec leur accord)

« Problème de communication »



Lu dans le quotidien régional Sud Ouest (14 avril 2010), l’entretien avec Pierre Servent, colonel de réserve, journaliste et chargé de cours au Collège interarmées de défense à propos de l’arme de la communication dans les conflits : « En France, le travail d’explication et de pédagogie n’est pas assez important. Le ministre de la Défense se démène. Mais cela ne suffit pas. Il manque plusieurs échelons, notamment au niveau du président de la République. (…) En France, nous pourrions avoir deux à trois fois par an, un débat télévisé avec le chef d’Etat-major des armées, avec à ses côtés l’ambassadeur de France à Kaboul et un général. Rien ne l’interdit ». Dans le genre loufoque, on n’a pas mieux. Et si on commençait par une véritable communication à destination de la représentation nationale ? Assemblée qui pourrait enfin connaître, par exemple, le véritable coût des opérations extérieures et débattre, au hasard, de la présence militaire française en Afrique. Rien ne l’interdit.

 
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Notes

[1Lien périmé, 30-11-2012.

[3estrepublicain.fr le 22 mars.

[4leparisien.fr le 20 mars.

[5europe1.fr le 18mars.

[6lejdd.fr le 20 mars.

[7letemps.ch le 22 mars.

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