« Un hybride de Jean-Luc Mélenchon et Patrick Sébastien »
Le lancement de la courte discussion [3] au sujet du film est éloquent :
Daphné Roulier : Pour revenir sur le thème cinéma et société je vous propose de revenir sur un film sorti le 24 février. Dans Merci Patron !, le journaliste militant François Ruffin, un hybride de Jean-Luc Mélenchon et Patrick Sébastien, orchestre la vengeance d’un couple de salariés contre le PDG de l’entreprise qui les a licenciés, un certain Bernard Arnault, coupable d’avoir délocalisé sa filiale textile. Cette comédie documentaire potache se taille un joli succès en salles, il montre la lutte des classes, comme une farce et arnaque où les plus forts ne gagnent pas forcément. Jacky…
François Ruffin serait donc « un hybride de Jean-Luc Mélenchon et Patrick Sébastien ». Un commentaire d’une très grande finesse, qui confirme que Daphné Roulier n’a rien d’une « militante » – comme la suite de la discussion va le démontrer – et sait mêler habilement analyse politique et critique culturelle : une hybride de Jean-Pierre Elkabbach et David Guetta en quelque sorte ? On notera en outre, au passage, l’emploi du terme « vengeance », beaucoup plus négativement connoté que, par exemple, « revanche », ainsi que l’évocation d’un « couple de salariés » alors que les protagonistes du film, les époux Klur, ne sont justement plus des salariés mais des… chômeurs. Une présentation « un tantinet malhonnête » en somme [4].
« C’est une démarche très léniniste »
Jacky Goldberg, des Inrockuptibles, semble avoir aimé le film. Et il tente d’expliquer pourquoi :
Ouais, moi c’est un autre film que j’aime beaucoup, cette semaine, qui est sorti il y a quelques semaines mais qu’il faut rattraper. 150 000 entrées déjà, 150 000 euros de budget, parallèle qui me semble intéressant. Pourquoi j’aime ce film ? Parce que ce n’est pas du tout un film théorique, un film analytique. L’analyse est faite en dix minutes ou en cinq minutes au début du film, si on n’y souscrit pas on ne sera pas convaincu. Il ne faut pas compter sur François Ruffin pour nous convaincre qu’il y a une lutte des classes, et que le capitalisme est vicié. C’est un film d’action, c’est un film d’action, ou ce journaliste documentariste va voir une famille dans le Nord et les aide, en gros, à arnaquer Bernard Arnault, à leur prendre de l’argent, argent que cependant ils méritent…
Il est alors interrompu par Daphné Roulier, visiblement agacée :
- Jacky Goldberg : « C’est un film d’action, c’est un film d’action, ou ce journaliste documentariste va voir une famille dans le Nord et les aide, en gros, à arnaquer Bernard Arnault, à leur prendre de l’argent, argent que cependant ils méritent… »
- Daphné Roulier : « C’est une démarche très léniniste. »
Après Patrick Sébastien et Jean-Luc Mélenchon, voici donc Lénine. Pourquoi pas ? Après tout, François Ruffin aime à citer Lénine, comme il a pu le faire lors de l’émission d’Arrêt sur images consacrée à son film [5], et il n’y a donc, a priori, rien de scandaleux à évoquer le révolutionnaire russe au cours d’une discussion autour de Merci Patron !. Mais dans la bouche de la journaliste, on sent que la référence à Lénine n’est pas un compliment (c’est peu de le dire), a fortiori lorsque l’on découvre le léninisme selon Daphné Roulier.
- Daphné Roulier : « C’est une démarche très léniniste. »
- Jacky Goldberg : « Très ? »
- Daphné Roulier : « Très léniniste. »
- Jacky Goldberg : « Voilà, on prend l’argent aux riches pour donner aux pauvres. »
- Daphné Roulier : « "Je sais ce qui est bien pour vous, et je vais réparer". »
Alors que pour Jacky Goldberg, Lénine semble être un genre de Robin des Steppes (« on prend l’argent aux riches pour donner aux pauvres »), pour Daphné Roulier, c’est tout autre chose : « "Je sais ce qui est bien pour vous, et je vais réparer". » On passera sur cette lecture un peu légère de Lénine, offerte par une journaliste-historienne des idées politiques – une sorte d’hybride entre François Furet et Bernard-Henri Lévy ? –, pour se concentrer sur le fond de l’affaire : selon Daphné Roulier, François Ruffin saurait, à la place du couple de chômeurs, « ce qui est bien pour eux ». Il est vrai que soutenir des chômeurs pour qu’ils obtiennent réparation après un licenciement et retrouvent un emploi, c’est leur imposer une idée qu’ils n’auraient probablement jamais eue. D’ailleurs, Daphné Roulier est formelle : François Ruffin « manipule » le couple Klur, comme nous l’apprend la suite.
- Daphné Roulier : « "Je sais ce qui est bien pour vous, et je vais réparer". »
- Jacky Goldberg : « Je vois ce que vous voulez dire. »
- Daphné Roulier : « Enfin bon. »
- Jacky Goldberg : « Vous voulez dire qu’il manipule peut-être cette famille ? »
- Daphné Roulier (agacée) : « C’est peu de le dire ! »
- Jacky Goldberg : « Néanmoins ce film… »
- Daphné Roulier (agacée) : « C’est peu de le dire ! »
- Jacky Goldberg : « Peu importe, pas peu importe, je ne suis pas d’accord, il ne les manipule pas, mais on va peut-être en parler. Cependant ce qui me tient à cœur… »
- Daphné Roulier (agacée) : « Il les manipule ! »
Quiconque a vu le film pourra se faire une opinion sur la validité de l’accusation de « manipulation ». On se contentera de faire remarquer ici, quitte à se répéter (suivant en cela l’exemple de Daphné Roulier), qu’il est pour le moins curieux d’accuser ainsi François Ruffin, dont l’action aux côtés des Klur a permis à ces derniers de toucher des compensations pour leur licenciement, et à M. Klur de retrouver un emploi. Étrange manipulation…
« Mais c’est un tantinet malhonnête ! »
Et l’échange de se poursuivre :
- Jacky Goldberg : « Alors peut être qu’il les manipule un peu pour faire son documentaire. Néanmoins, moi je crois qu’il est sincère avec eux… »
- Daphné Roulier : « Il en fait beaucoup. »
- Jacky Goldberg : « … et qu’il veut les aider. Et il les aide vraiment, ça marche un coup, ce n’est pas répliquable ce qu’il fait là. »
- Daphné Roulier : « Mais il y beaucoup de narcissisme. Il y a le même narcissisme que chez Michael Moore. »
L’accusation de « manipulation » ne semblant pas convaincre les interlocuteurs de Daphné Roulier, cette dernière change son fusil d’épaule : François Ruffin est un « narcissique ». La journaliste, décidément déterminée à disqualifier le réalisateur – sans évidemment parler du contenu du film – va-t-elle enfin obtenir l’assentiment de l’un de ses chroniqueurs ? On reprend :
- Daphné Roulier : « Mais il y beaucoup de narcissisme. Il y a le même narcissisme que chez Michael Moore. »
- Ava Cahen (Clap !) : « Parce qu’il se met en scène. »
- Jacky Goldberg : « Très narcissique, c’est l’histoire du cinéma. »
- Philippe Rouyer (Positif) : « L’autre existe plus que chez Michael Moore. L’autre n’existe jamais, y a que Michael Moore. Là, c’est quand même extraordinaire, c’est qu’il est fait… »
- Daphné Roulier (agacée) : « Bon ! Oui, oui ! »
L’énervement de l’animatrice est palpable, qui en arrive même à concéder, semble-t-il, que sa remarque était infondée. Mais ce n’est que pour mieux rebondir, en mettant un terme, sèchement, à la discussion :
- Daphné Roulier (agacée) : « Bon ! Oui, oui ! »
- Philippe Rouyer : « Tout est pour eux. Il y a presque l’idée du cinéma en abyme. C’est avec le cinéma qu’on va sauver la lutte des classes. Et là, on retrouve Lénine. [sic] »
- Ava Cahen : « Il y a des codes du film d’espionnage… »
- Daphné Roulier (coupant la parole pour passer à autre chose) : « Avant de nous quitter, je voudrais… »
La maîtresse de cérémonie aura donc tout tenté pour qu’aucune opinion positive ne soit émise au sujet de Merci Patron !, jusqu’à interrompre ses chroniqueurs, alors en pleine discussion, pour passer à autre chose. Mais c’est peine perdue. Deux chroniqueuses, sans doute elles aussi léninistes, manipulatrices et narcissiques, poursuivent :
- Daphné Roulier : « Avant de nous quitter, je voudrais… »
[Brouhaha]
- Marie Sauvion (Marie-France) : « Par ailleurs, je voulais dire d’un mot. C’est extrêmement amusant, et je ne vois pas bien qui peut résister à une histoire de Robin des bois moderne. Voila on s’amuse énormément. »
- Sophie Avon (Sud-Ouest) : « Ils sont plus malins qu’on ne peut le penser au début. »
- Daphné Roulier (agacée) : « Mais c’est un tantinet malhonnête ! »
Nouvelle (et dernière) accusation lancée par Daphné Roulier, sans plus d’arguments que pour les précédentes : la « malhonnêteté » du film. Un domaine dans lequel la journaliste excelle, puisqu’elle profite de sa position d’animatrice principale pour clore la discussion sur cette accusation, ne laissant aucun chroniqueur répondre, et pour enchaîner, cette fois-ci pour de bon : « Avant de nous quitter, je voudrais vous signaler un autre documentaire : In Jackson Heights, de Frederick Wiseman […] ».
Et voilà. Bernard Arnault peut respirer : Merci Daphné Roulier !
Julien Salingue
– Merci à Alexandre qui nous a signalé cette séquence et en a assuré la transcription.