« Je me souviendrai toute ma vie de ce crachat »
C’est au moyen d’un texte publié dans la dernière livraison du Point (21 avril 2016) que celui qui avait annoncé, en novembre dernier, qu’il allait s’imposer une « diète médiatique » [2], est venu à la rescousse d’Alain Finkielkraut. Dans ce texte, intitulé « Les noctambules de la République », Michel Onfray franchit allègrement toutes les limites de la décence, reléguant les réactions outrancières que nous avions relevées au rang de commentaires amicaux à l’égard de Nuit debout.
On exagère ? À peine. Ça commence comme ça :
Je crois que je me souviendrai toute ma vie de ce crachat qui maculait le visage d’Alain Finkielkraut quand il a quitté la place dite de la République, contraint par les insultes qui fusaient non pas d’un individu isolé, mais d’une meute en furie que rien ne retenait plus.
Selon Michel Onfray, le visage d’Alain Finkielkraut était donc « maculé » d’un crachat. On ne sait pas quelles sont les images auxquelles Michel Onfray se réfère, mais le moins que l’on puisse dire est qu’il semble avoir beaucoup d’imagination. En effet, s’il y a bien eu un crachat en direction de Finkielkraut, nous n’avons trouvé aucune image permettant d’attester qu’il avait atteint sa cible, et encore moins qu’il « maculait [son] visage ». Nous ne sommes pas les seuls, puisque les « Décodeurs » du Monde, dans un article s’attachant à rétablir « les faits » au sujet des incidents de la place de la République, affirmaient ceci :
Cette version n’a pas été contestée, à notre connaissance, par l’intéressé. Elle est même confirmée par les auteurs de la vidéo reprise sur de nombreux sites et chaînes de télévision, auteurs qui ne semblent pas faire preuve de complaisance à l’égard de Nuit debout : « Un groupement de citoyens hostiles a chassé Alain Finkielkraut de la Place de la République, en l’invectivant et même en lui balançant un crachat comme on peut le voir à la 40ème seconde de la vidéo (au ralenti, on peut voir que c’est notre caméraman qui reçoit ce “dommage collatéral”…) » [3].
La photo qui illustre dans Le Point l’article de Michel Onfray ne vient guère confirmer les affirmations de ce dernier. Faut-il en déduire que ni Onfray ni Le Point ne disposent d’images du « crachat qui maculait le visage d’Alain Finkielkraut », crachat pourtant au cœur de la « démonstration » du philosophe et dont il s’apprête à « se souvenir toute sa vie » ?
Le visionnage des vidéos de la scène donne quant à lui la mesure des élucubrations d’Onfray au sujet d’une « meute en furie que rien ne retenait plus » : si les insultes fusent, on peut facilement constater qu’Alain Finkielkraut n’est pas physiquement inquiété et qu’il peut ensuite tranquillement témoigner, à quelques dizaines de mètres des lieux de l’incident, devant la caméra qui l’accompagne. On a connu meute plus furieuse…
Mais Michel Onfray est lancé, et rien ne l’arrêtera plus désormais. La suite :
« Salaud », « facho », « dehors », « dégage », le tout hurlé, vociféré, crié, beuglé dans le ton qui fut assez probablement celui des premiers révolutionnaires qui coupaient au couteau les têtes de ceux qui ne leur revenaient pas afin d’accélérer la venue de la fraternité. Quelque temps plus tard, le couteau de ceux-là était remplacé par le rasoir de la guillotine – c’était le temps venu de Robespierre. Il existe aujourd’hui des prétendants robespierristes à la relève.
Sans transition, on passe donc du crachat au couteau, puis à la guillotine. Un sens de la modération auquel nous a habitués Michel Onfray qui, lui, bien sûr, ne « vocifère » pas mais « philosophe », ce qui n’a rien à voir, et qui permet donc au grand penseur de rapprocher tranquillement le chahut dont a été victime Alain Finkielkraut d’une exécution capitale [4]. Michel Onfray ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît.
Alain Finkielkraut, ce paria
S’ensuit un intéressant développement, durant lequel on apprend que le traitement médiatique de l’incident aurait été… défavorable à Alain Finkielkraut [5]. Voilà qui ne manquera pas de surprendre celles et ceux qui ont pu lire notre précédent article. Question de point de vue, sans doute.
Il faut dire qu’Alain Finkielkraut fait partie, estime Michel Onfray, de ceux qui « refuse[nt] la logique de l’ordre moral qui est celle de la majorité des médias, lesquels criminalisent toute pensée n’allant pas dans leur sens ». Voilà qui explique sans doute pourquoi, comme chacun a pu le vérifier au cours des derniers jours, des dernières semaines, des derniers mois, des dernières années et des dernières décennies, Alain Finkielkraut, victime d’une intolérable censure, n’est jamais invité dans les médias, et pourquoi il est particulièrement maltraité lorsque la parole lui est enfin donnée [6].
Et Michel Onfray de poursuivre :
D’où vient cette haine dont Alain Finkielkraut a fait l’objet place de la République ? D’une malveillance beaucoup plus ancienne qui, depuis des années, coule à flots continus dans certains journaux, certaines radios, certaines émissions de télévision, certains sites Internet où la chasse à ceux qui pensent librement est ouverte jour et nuit. D’une pétition de certains Immortels qui refusaient l’entrée du philosophe à l’Académie française, aussi. La meute se permet tout, y compris, à la une de journaux, ce que les noctambules de la République se sont contentés de répéter – vieux tropisme moutonnier. On ne peut appeler à faire couler symboliquement le sang et regretter un jour qu’il coule réellement. Les mots tuent en invitant à tuer ; d’aucuns qui ont pignon d’écriture sur rue semblent l’avoir oublié.
Difficile de commenter l’ensemble de ce grand moment de Michelonfrisme, au cours duquel on apprend entre autres qu’Alain Finkielkraut, académicien, animateur d’une émission hebdomadaire depuis 30 ans sur le service public radiophonique, invité permanent des grands médias, y compris des principales émissions politiques diffusées sur le service public, est en réalité un paria, victime d’une malveillance permanente. Nul doute que nombreux sont ceux qui aimeraient connaître une telle mise à l’écart.
Mais le plus notable est sans doute ici qu’emporté par son propre élan, Michel Onfray semble désormais considérer que le sang a « réellement coulé » à République lors de la visite d’Alain Finkielkraut. Difficile en effet de comprendre autrement la formule selon laquelle « on ne peut appeler à faire couler symboliquement le sang et regretter un jour qu’il coule réellement ». Alain Finkielkraut ensanglanté suite à une agression physique sur la place de la République ? Probablement pas. Mais visiblement c’est tout comme, surtout à la lecture de la phrase suivante :
Le crachat sur le visage d’Alain Finkielkraut était visible, luisant dans la nuit comme une bave mortelle, lui balafrant le haut de la joue comme un coup de couteau qui aurait raté sa carotide.
Pensons au public non-philosophe qui pourrait éprouver des difficultés à suivre la pensée de Michel Onfray, et tentons de résumer son raisonnement : crachat = balafre = sang = guillotine = mort. C’est complexe, mais c’est normal. Pour un crachat imaginaire, se métamorphoser en coup de couteau reste de l’ordre du possible, et Michel Onfray semble nager en pleine fantasmagorie. Malheureusement, nous, lecteurs et lectrices, ne rêvons pas.
Nazis debout ?
Puis, dans une fulgurance comme seul un grand penseur peut en fulgurer, Michel Onfray s’en prend soudainement aux « comiques » qui « ont réussi à faire croire que la haine, quand elle est enveloppée d’un rire, le mépris, quand il est accompagné d’un sourire, la méchanceté, quand elle est emballée dans un gloussement, remplacent avantageusement une pensée qu’ils sont incapables d’avoir en dehors du catéchisme du moment ». Nous ne sommes pas bien certains de comprendre à qui Michel Onfray fait référence – le plus probable est qu’il désigne ainsi une partie de ceux qui n’apprécient pas Michel Onfray à sa juste valeur –, mais pour lui cela ne fait aucun doute : ces « comiques » sont coresponsables de la lamentable agression à la guillotine dont Alain Finkielkraut a été victime. Et Michel Onfray ne prend pas de gants :
Ces faux clowns sont de vrais miliciens. Le droit à cracher sur une personne a donc aussi pour généalogie ces émissions dites comiques où seuls les animateurs rient, et toujours au détriment des mêmes. Dans un camp de concentration, le droit à l’humour se trouve toujours du même côté.
Vous avez bien lu. De fil en aiguille et de crachat en rasoir, nous voilà arrivés aux camps de concentration. Voilà qui vaudra sans doute à l’auteur de cette indécente comparaison une récompense lors de la prochaine remise des prix de l’amalgame outrancier.
Et Michel Onfray, quelques lignes plus loin, de continuer à déraper dans ses propres crachats :
Ce crachat porté sur sa joue, comme le tatouage porté sur l’avant-bras de ses parents, m’a fait honte, terriblement honte, plus que terriblement honte.
On l’aura donc compris : les manifestants de République qui ont invectivé Alain Finkielkraut sont des nazis. Effectivement, Michel Onfray devrait avoir « honte, terriblement honte, plus que terriblement honte ».
Nous vous avions prévenus : dans sa défense d’Alain Finkielkraut, Michel Onfray a surpassé l’ensemble de l’éditocratie et, après avoir touché le fond de l’ignominie, pris une pelle et commencé à creuser.
Les dernières lignes de l’article sont à l’image du reste des propos du « philosophe », à la fois risibles et grandiloquents :
Ce crachat pourrait bien être le dernier avertissement avant la catastrophe.
Sic.
En ce qui concerne Michel Onfray, la catastrophe est déjà là.
Julien Salingue