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OGM : retour sur « l’affaire Séralini » et le journalisme scientifique

par Sophia Aït Kaci,

Nous publions ci-dessous un article paru en avrils 2013 dans le n°7 de Médiacritique(s), le magazine imprimé d’Acrimed.

* * *

Peut-être se souvient-on encore de la publication en septembre 2012 des résultats d’une étude du professeur Gilles-Éric Séralini et de son équipe concluant à la toxicité du maïs transgénique NK 603, des conditions de cette publication, de l’intense médiatisation qui s’en est suivie et des vives controverses qui l’ont entourée.

Si nous nous proposons de revenir sur ce temps fort de l’actualité médiatique, ce n’est pas pour nous prononcer sur la validité scientifique de cette étude : elle excède nos compétences. Ni pour prendre position dans la confrontation entre les anti et les pro- OGM : une telle prise de position ne relève pas de la critique des médias. Il vaut la peine en revanche de s’interroger sur les conditions d’exercice du journalisme scientifique dans un contexte de déferlement et de controverses médiatiques.

I. Un « scoop » du Nouvel Observateur

Tout a débuté en septembre dernier. Le Nouvel Observateur publie un dossier de huit pages sur « une expérience inédite à laquelle s’est livrée dans le plus grand secret une équipe de chercheurs français . Dès les premières lignes, le ton est donné : « C’est une véritable bombe que lance ce 19 septembre à 15 heures, la très sérieuse revue américaine « Food and Chemical Toxicology » », qui publie les résultats de l’expérience. Et pas n’importe quelle bombe, « une bombe à fragmentation : scientifique, sanitaire, politique et industrielle ». Déjà, la Une de l’hebdomadaire ne faisait pas dans la demi-mesure : « Oui, les OGM sont des poisons !  »

Une exclusivité injustifiable

Pour toute personne habituée à suivre l’information scientifique, l’exclusivité accordée au Nouvel Obs peut surprendre. D’ordinaire, les revues scientifiques envoient une semaine à l’avance à tous les journalistes accrédités auprès d’elles (des milliers dans le monde) les articles à paraître à condition qu’ils ne publient rien à leur propos pendant toute cette semaine. Cet « embargo » laisse la possibilité aux journalistes de consulter les spécialistes d’une discipline – autres que les auteurs de l’étude - pour apporter un regard à la fois critique et éclairé sur les travaux publiés. Ils ont aussi le temps de vérifier les informations, se renseigner sur l’état de la recherche dans le domaine en question, comprendre les enjeux des résultats publiés pour en faire part à leurs lecteurs. Bref, faire leur travail de journaliste.

Dans le cas de l’étude Séralini, non seulement les journalistes du Nouvel Obs, et quelques autres, ont reçu l’article avant leurs confrères mais cette faveur s’accompagnait d’une condition incompatible avec les modalités élémentaires du journalisme scientifique : ne pas recueillir l’avis d’autres scientifiques sur cette étude. Pourquoi ? « Pour éviter les pressions auprès de l’éditeur pour que l’article ne soit pas publié », se justifiera ensuite Séralini. Cet accord a provoqué l’ire de nombreux journalistes scientifiques en France et à l’étranger [1] L’Association des journalistes scientifiques a publié un communiqué pour rappeler les bonnes pratiques communément admises dans la profession. Même la revue Nature s’est fendue d’un éditorial très critique envers « l’offensive de relation publique  » des auteurs de l’étude.

Un dossier marketing

Le résultat de cette clause de confidentialité est immédiat : l’absence de contrepoids se fait assez vite sentir dans le dossier du Nouvel Obs. Sur sept pages aucun avis contradictoire. D’abord, un article détaille les conditions de réalisation de l’étude : une recherche menée « comme un véritable thriller  », « dans une quasi-clandestinité  » avec des courriels cryptés « comme au Pentagone  ». Ambiance.

Viennent ensuite les conclusions de l’équipe de recherche que le journaliste reprend à son compte, c’est-à-dire sans guillemets : « Tous les groupes de rats, qu’ils soient nourris avec le maïs OGM traité ou non au Roundup, l’herbicide de Monsanto (…) sont frappés par une multitude de pathologies lourdes au 13e mois de l’expérience.  » Le journaliste est convaincu : « Pour les OGM, l’ère du doute s’achève. Le temps de la vérité commence. »

Les pages défilent et se ressemblent. On tombe sur « Le réquisitoire de Gilles-Éric Séralini », suivi d’extraits du livre à paraître de… Gilles-Éric Séralini ! Et pour finir la parole est à Corinne Lepage, fondatrice et présidente d’honneur du Comité de Recherche et d’Information sur le Génie Génétique (Criigen), dont fait partie Séralini et qui a géré les financements de ses recherches.

L’impression d’encart publicitaire est renforcée par la répétition des références aux livres de Gilles-Éric Séralini et à celui de Corinne Lepage. Mais on apprenait dès le premier article du dossier que l’opération est tout aussi bien ficelée côté audiovisuel : « Dès le 26 septembre, chacun pourra voir au cinéma le film choc de Jean-Paul Jaud, « Tous cobayes ?  », adapté du livre de Gilles-Éric Séralini, et les terribles images de rats étouffés dans leurs tumeurs. Des images qui vont faire le tour de la planète et d’internet puisqu’elles seront diffusées sur Canal+ (au « Grand Journal  » du 19 septembre) et sur France 5 (le 16 octobre dans un documentaire) ».

Une autocritique bidon

Face aux critiques sur la médiatisation de l’étude, Le Nouvel Obs publiera deux semaines plus tard une réponse dans laquelle il ne se reprochera qu’un seul écart : « Nous aurions dû titrer « ces OGM sont des poisons ». Et non « les ». » Mea culpa vite minoré par cet argument : « 60% des plantes transgéniques sont comme le NK603 des OGM résistants aux herbicides. » « Scoop » oblige, l’hebdomadaire se retranche derrière l’ « embargo » imposé par Food and Chemical Toxicology pour justifier l’absence de tout regard critique Avant d’ajouter que « depuis, la parole a été donné à qui le souhaitait sur nouvelobs.com » et qu’une interview du directeur de l’Inra a été publiée.

II. Controverses médiatiques

Quoi qu’il en soit, l’impact médiatique de la « révélation » du Nouvel Observateur est considérable.

Des médias moutonniers

Les images des trois rats déformés par des énormes tumeurs font effectivement le tour de la planète. Ou du moins des rédactions françaises : Ils « ont été nourris à partir de maïs OGM NK 603 traité avec l’herbicide Round Up, deux produits de la marque Monsanto. Ils ont développé des tumeurs », apprend-on dans la légende du Parisien. Le lien de cause à effet est laissé à l’appréciation du lecteur, plus sûr moyen de ne pas se tromper. On retrouve ces photos dans Le Monde daté du 21 septembre, Le Figaro, L’Humanité et Libération du 20 septembre. Les quotidiens régionaux aussi, comme DNA, les reprennent.

Le suivisme fait son œuvre. Pour être sur le coup, les journalistes reprennent le dossier du Nouvel Obs, avec plus ou moins de distance. Exemple avec le journal Libération : « Nous avons publié un article laudateur, un pompage pur et simple du Nouvel Obs », se souvient Sylvestre Huet, journaliste scientifique pour le quotidien.

Dans Le Parisien qui en fait sa « Une » du 20/09 (« Comment éviter de manger des OGM »), et y consacre la page 2, on oublierait presque que l’article scientifique de l’équipe Séralini n’est pas encore disponible sur le site de la revue Food and chemical Toxicology quand le Nouvel Obs publie son dossier. Elle ne le sera que quelques heures plus tard.

Faute d’éléments pour juger le fond, certains journaux comme Le Monde et Le Figaro prennent de la distance avec les résultats de Séralini en associant la présentation de l’étude à un second papier sur la stratégie de communication de l’équipe de chercheurs : « Une opération de communication savamment menée  » (Le Monde, 21/09) et « Un plan de communication savamment orchestré » (Le Figaro, 20/09). Ainsi, Le Monde nous apprend que la publication de l’étude, l’exclusivité accordée au Nouvel Obs, la parution simultanée du livre de Séralini et la diffusion du documentaire de Jean-Paul Jaud, ainsi que l’accord de confidentialité signé par les journalistes, « le tout a été orchestré par une agence de communication ».

Le plan média fonctionne. Dès le 19 septembre, Gilles-Éric Séralini est sur le plateau du « Grand Journal » de Canal+. Il est interviewé pour le journal de 19 heures d’Arte, le « 20 heures » de TF1 et celui de France 2. Sur les chaînes d’information continue, son étude est l’un des sujets du jour, d’Euronews à BFM TV. Et les effets de cette médiatisation sont immédiats.

Un débat chasse l’autre

Corinne Lepage intervient sur plusieurs médias pour demander une réévaluation de la toxicité de tous les OGM. Même son de cloche avec José Bové (Canal+, BFM TV). Dès le 19 septembre, Les ministres de la santé, de l’environnement et de l’agriculture publient un communiqué commun réclamant une évaluation de l’étude par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation) et le cas échéant une suspension en urgence de l’importation du maïs NK603. Quand le communiqué indique que « le gouvernement demande aux autorités européennes de renforcer dans les meilleurs délais et de façon significative l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux  », on peut s’en féliciter. Mais, aussi légitimes soient-elles, ces décisions prises dans l’urgence sont l’effet d’une médiatisation qui, dans la plupart des cas, évacue l’étape d’évaluation de la validité scientifique de l’étude du Professeur Séralini. Le débat de société, dont nul ne peut contester l’importance, enserre au risque de l’étouffer le débat proprement scientifique.

Et quand les premières critiques arrivent, et elles arrivent très rapidement, elles émanent de scientifiques ouvertement pro-OGM, sans que les médias prennent toujours la peine de préciser ce positionnement.

Des détracteurs sous influence

Pain béni pour Le Canard enchaîné qui épluche le CV de ces « experts » pendant plusieurs semaines. Le 26 septembre, il épingle Marc Fellous « président de la Commission du génie biomoléculaire » et surtout « condamné pour diffamation  » envers Séralini. Le 3 octobre, c’est le tour de Gérard Pascal « membre du Fonds français pour l’alimentation et la santé et de l’Ania, le club des industriels de l’agroalimentaire  » et de Louis-Marie Houdebine : « La lecture de la déclaration publique d’intérêt de ce troisième larron est, à elle seule, un plaidoyer pro-OGM. Le bonhomme est co-fondateur de BioProtein Technologies, spécialisé dans les OGM animaux.  » Et le 7 octobre, deux experts européens, Claudia Paoletti (de l’Efsa, autorité européenne de sécurité des aliments) et Andrew Chesson, sont cités pour avoir déjà rendu des avis positifs sur les OGM. Difficile de se déjuger.

Un autre exemple particulièrement frappant est celui des experts cités dans Les Échos. Le quotidien économique donne la parole à Tom Sanders, directeur du département des sciences nutritionnelles au King’s College de Londres et à Mark Tester, présenté comme professeur à l’université d’Adélaïde en Australie. Les citations des deux scientifiques sont extraites d’un communiqué du Science Media Center. Fondation britannique se disant indépendante et œuvrant à « rétablir la confiance du public envers la science », elle fournit aux journalistes des citations clés en main sur les sujets d’actualité à haute teneur scientifique. En réalité, les avis émis rejoignent très souvent les positions de l’industrie. Surtout, ce que Les Échos oublient de préciser concernant Mark Tester est qu’il est membre du comité de direction du semencier Australian Grain Technologies qui tire une partie de ces revenus de la vente de PGM. Sans surprise, les déclarations de Sanders et Tester sur l’étude Séralini sont négatives.

L’indispensable médiatisation de ces soupçons, contribue, sans nul doute, à accroitre les exigences de transparence, mais au risque d’évacuer le débat scientifique sur l’étude de Séralini.

Un impossible débat scientifique ?

Dans ces conditions, en effet, lorsque Michel de Pracontal, journaliste scientifique, pense naïvement pouvoir critiquer le manque de rigueur de cette étude , il récolte une volée de bois vert : « Mediapart a publié, le 22 septembre, sous ma signature, un article intitulé « OGM : une étude fait beaucoup de bruit pour presque rien », explique-t-il sur son blog. Cet article se démarquait du chœur médiatique qui présentait l’étude de Séralini comme une « bombe », sans questionner sa validité ni s’interroger sur la campagne publicitaire qui accompagnait la publication. »

En quelques jours, l’article de Michel de Pracontal attire plus d’un millier de commentaires, dont certains très agressifs vis-à-vis du journaliste, accusé d’être « vendu à Monsanto  ». Au point que celui-ci pense devoir préciser dans son billet : « Je n’ai aucun lien avec Monsanto ni avec aucune autre firme industrielle ». Il revient ensuite sur les raisons de publier un article à charge contre l’étude sur le NK603 qui « ne démontrait pas ce qu’elle était censée démontrer ». Avant d’ajouter : « Il existe donc une disproportion considérable entre le retentissement médiatique des recherches de Séralini et l’intérêt scientifique de ses résultats. Autrement dit, le battage fait sur cette étude, sans aucun recul critique, et dans des conditions inhabituelles pour un travail scientifique, aboutit à une désinformation du public.  »

III. Les effets ambivalents d’une médiatisation

Quel rôle l’équipe Séralini a-t-elle fait jouer aux médias ? Et quel rôle ceux-ci ont-ils finalement joué ?

Transparence ?


Séphane Foucart, journaliste au Monde a analysé avec quelques semaines de recul, ce qu’il pense être les objectifs de Séralini et du Criigen. Il en a parlé lors d’un chat organisé par Lemonde.fr, le 22 octobre 2012 : « A mon sens, le but de cette étude n’est pas d’accroître les connaissances disponibles sur la toxicité des OGM. (…) Le but de ces travaux est certainement de lancer un débat public sur la faiblesse des tests réglementaires aux termes desquels les OGM et les produits phytosanitaires sont mis sur le marché. De ce point de vue, M. Séralini a parfaitement réussi, puisque cette question est désormais à l’ordre du jour. »

Les critiques adressées à son étude permettent à Séralini de prendre à témoin l’ensemble de la société. Pourquoi ce qui est acceptable pour les études d’homologation des OGM ne l’est pas pour la sienne ? Ainsi, il met assez habilement en lumière les insuffisances de l’évaluation des OGM. La valeur statistique de ses résultats est trop faible car il n’a pas pris assez de rats ? Mais, explique-t-il, « 98 % des études toxicologiques de recherche portent sur trois à quatre rats par groupe Et d’ajouter : « Les études réglementaires sur les OGM, qui ne durent que trois mois, comprennent dix rats par groupe. C’est d’ailleurs un reproche qu’ont émis les agences réglementaires à l’égard d’un test présenté par la société Monsanto ; mais elles n’ont pas exigé le retrait du maïs transgénique concerné.  » Ainsi le discours de Séralini revient finalement à exiger que s’imposent à l’évaluation scientifique des règles plus contraignantes et une plus grande transparence.

Et avec l’aide des médias, il semble avoir obtenu gain de cause puisque le 14 janvier 2013, l’Efsa a rendu publiques les données expérimentales – jusqu’alors tenues secrètes – que lui avaient livré les industriels pour l’homologation du maïs transgénique NK 603. Cette annonce est une victoire pour les opposants aux OGM. Le Criigen milite depuis plusieurs années pour plus de transparence sur les effets des OGM sur la santé.

Oui, mais…

Seul hic, cette victoire s’accompagne d’une vive contestation de la part de journalistes scientifiques et de chercheurs qui considèrent que la déontologie et la rigueur de leurs professions ont été plus que malmenées dans cette affaire. Le verdict des agences de sécurité alimentaire est sans ambiguïté. Les agences françaises et européennes ont toutes jugé les conclusions de l’étude non fiables. Ainsi du HCB qui estime que « le dispositif expérimental, les outils statistiques utilisés et les interprétations données par les auteurs de l’étude, souffrent de lacunes et faiblesses méthodologiques rédhibitoires, qui ne permettent pas de soutenir les conclusions avancées ».

Ce n’est donc pas sur le terrain des sciences que les anti-OGM ont remporté la partie, mais sur celui de la communication. L’équipe du Pr Séralini, soutenu par le Criigen, s’est livrée à une campagne de communication qui a exploité au mieux la différence entre le temps médiatique (un sujet fait rarement l’actualité plus de quelques jours) et le temps scientifique (il faut plusieurs semaines voire plusieurs mois pour confirmer ou infirmer une étude).

Pour attirer l’attention des médias et de l’opinion sur le manque de transparence dans l’évaluation des OGM fallait-il recourir à de telles méthodes ? Voici ce qu’en a dit Cédric Villani, médaillé Fields 2010, devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques, le 19 novembre 2012 : « En tant que citoyen je pense qu’il y a un laxisme inacceptable des gouvernements des pays développés concernant l’usage des OGM. (…) Avec une telle prédisposition, je ne cacherai pas que j’étais plutôt agréablement surpris quand j’ai entendu parler des résultats de l’équipe Séralini. Je me suis senti d’autant plus déçu, pour ne pas dire trahi, quand j’ai pris conscience, après lecture et discussions avec des experts, à quel point cette annonce impliquait ce qui me semble être - je le dis sans animosité - des brèches graves de déontologie scientifique, avec trois conséquences inacceptables : un effilochage des liens de confiance entre les scientifiques et la société ; la fragilisation du lien de confiance entre les scientifiques eux-mêmes ; et accessoirement le risque, par effet boomerang, de desservir la cause pour laquelle les auteurs de l’étude luttent.  »

A la médiatisation outrancière d’études opaques (et grevées par des soupçons de conflit d’intérêt) a donc répondu la médiatisation fracassante d’une étude scientifiquement discutable. Le débat politique entre les pro-OGM et les anti-OGM peut-il être clarifié par de telles médiatisations ? Ce n’est pas certain. .

 
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Notes

[1En France voir l’article publié par Sylvestre Huet sur son blog Science2 « OGM, Séralini et le débat public ».

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