On croit souvent que, lorsqu’on investigue des phénomènes réputés paranormaux, le plus grand danger viendra de la sorcellerie, des esprits-frappeurs ou des envoûtements. C’est faux. Le plus grand danger, c’est la désinformation. Et elle peut être diaboliquement retorse.
J’ai eu la récente joie de parler au téléphone à un journaliste employé par Endémol. Grosse société de production télévisée, célèbre pour son rôle de pierre angulaire de l’esprit critique en France [2], Endémol est aussi un plan de carrière dans le précariat pour les journalistes : l’un d’eux, pigiste travaillant sur un sujet dit « paranormal » en vint à contacter l’Observatoire Zététique [3], cette association fondée en 2003 qui promeut l’investigation scientifique des phénomènes dits étranges ou extraordinaires. L’OZ analyse aussi toutes les théories bizarres, saugrenues ou tout simplement controversées qu’elle trouve.
Bref, il eut affaire à moi, et me proposa d’intervenir sur une sombre affaire d’entité malfaisante, une forme invisible qui aurait abusé d’une jeune femme, il y a quelques années [4]. Histoire d’envoûtement connue, battue et rebattue, cela rentrait exactement dans notre champ de recherche. Je l’écoutais, mes oreilles les plus écarquillées possibles.
L’argument du « Qu’importe le flacon »
Le journaliste me révéla en substance que l’idée était de présenter une émission au regard critique, pour une fois. De creuser la question de cette possession, et d’y donner un point de vue scientifique. Ravi, j’en étais à parler des syndromes de paralysie du sommeil et des hallucinations qui décrivent une bonne partie du ressenti effrayant des « possédé-es » [5], quand le journaliste crut bon d’ajouter sur un ton de reproche : « dîtes... euh... il ne faut pas tout casser non plus ».
Bon... Déconcerté, j’entrepris alors la lourde tâche de décortiquer avec lui ce lieu commun classique, en pure perte, comme les événements me le montrèrent plus tard [6].
Les zététiciens, comme on les appelle, savent d’expérience que briser directement la représentation mentale, fondée ou non, d’un individu sur un événement ou un souvenir est un exercice risqué : si la personne n’a aucune branche, aucun support auquel se raccrocher ensuite, l’exercice est aussi risqué que de balancer dans un lac un type sans bras, ou d’enlever les béquilles d’une personne paralysée en lui criant « marche ! » : les figures réalisées peuvent être jolies, mais ce n’est pas très courtois
Si je ne connais personne ayant jeté un manchot dans un lac, par contre des guérisseurs-miracles ordonnant à des paralytiques de marcher, il y en a. Deux évangélistes en ont fait leur spécialité [7] : br >
- le tristement célèbre Peter Popoff, par exemple, qui malgré ses fraudes démontrées par James Randi poursuit sa carrière [8] ; br>
- Benny Hinn (ne pas confondre avec Benny Hill) qui a réalisé encore quelques miracles le mois dernier aux îles Fidji [9] br>
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S’il convient d’être doux et d’avoir du tact vis-à-vis de croyances « affectives », en revanche casser un mythe, c’est-à-dire soupeser la faiblesse d’un scénario explicatif d’une catégorie de phénomènes, afin que d’éventuels spectateurs puissent se rendre compte que l’origine d’un de leurs maux ne provient peut-être pas d’entités immatérielles, relève non d’un choix, mais bien d’un devoir : ne pas le faire reviendrait à encourager une non-prise en charge, ou une prise en charge discutable du problème, comme les exorcismes. Expliquer que l’autisme n’est pas une conséquence d’un mauvais amour maternel comme le faisait croire Bettelheim [10], que le Sida ou les auto-combustions humaines ne sont pas des châtiments divins [11], et que la sensation d’être paralysé dans son lit n’est pas la preuve qu’un succube [12] est venu voler votre semence, ou qu’un incube est venu vous inséminer : à moins de faire de la littérature de fiction, tout ceci me semble être le moindre qu’on puisse demander à un média.
Au journaliste d’Endémol, j’ai ensuite raconté mon expérience de la conférence du Père Brune au festival Science Frontières en 2004 : un parterre de personnes majoritairement âgées, le père Brune parlant d’icônes et vendant ensuite à la pelletée ses livres sur la TransCommunication Instrumentale (TCI) avec l’au-delà, et mes collègues et moi nous regardant, hésitant quant à la marche à suivre : devons-nous dénoncer en public le caractère vampirique de ce genre de pratique s’abreuvant directement à la plaie des deuils ? Ou ferions-nous mieux de nous taire, pour ne pas briser une croyance à laquelle nous n’aurions pas le temps de substituer quoi que ce soit d’autre ? Que dire à une dame qui croit parler depuis dix ans avec sa fille morte ? Nous avons opté, raisonnablement, pour le silence. Mais les dents serrées.
De même pour Carlotta Moran, la fameuse possédée. Il convient d’être prudent devant une personne ayant vécu des choses similaires. Toutefois, devant un écran, il en va de la probité journalistique que de proposer les alternatives valables à ces scénarios de possession. Le journaliste se retrouve dans la position de certains des étudiants de pharmacie auxquels je fais cours, et qui s’écrient : « Effectivement l’alternative (anti-rides, ADN végétal, Fleurs de Bach, homéopathie) n’est pas valable en tant que telle... mais elle rapporte. Et si les gens la demandent, au fond, tout le monde est content. ». Le journaliste, faisant un dossier se terminant de façon « ouverte », croit donner du rêve aux gens. À son insu, il crée de l’aliénation, et se réconforte à l’idée que les spectateurs sont ravis. Je ne vois pas une énorme différence avec les propos que pourrait tenir un vendeur d’héroïne cynique : au fond, l’acheteur est content. Cela illustre un point fondamental de la zététique : l’argument purement publicitaire du « si celui qui achète et celui qui vend sont contents, tout va bien » n’est vrai que si les deux parties en présence ont accès aux mêmes informations, et possèdent bien les enjeux et les risques de chacune des alternatives. Or, le pharmacien sait plus que le client. Le journaliste sait plus que le spectateur. Endémol sait bien que socialement parlant, ses émissions ne vont pas dans un sens d’une stimulation de l’intelligence des téléspectateurs. Ne pas le dire aurait-il un prix ?
Quand les médias font Onfray raëlien
Je reste dans le même sujet. Une mésaventure vient d’arriver à Michel Onfray, le philosophe qui anime l’Université Populaire de Caen. Raël, qui n’en est pas à sa première frasque, et dont le look vendeur cache des idéaux politiques de type géniocratie qui feraient frémir nos pires oligarques, vient de nommer Onfray « prêtre honoraire »... sans lui demander son avis ! Il valait mieux : il est peu probable qu’Onfray, connu comme peu enclin aux charmes opiacés des religions et des groupes sectaires, eut accepté si on lui avait posé la question.
Michel Onfray, le 7 avril 2006 : « Le plus étrange n’est pas que Raël saisisse l’opportunité de la vague médiatique induite par les 220.000 exemplaires vendus du Traité d’Athéologie ou le succès de l’Université Populaire de Caen pour déclarer de Miami qu’il me nomme "prêtre honoraire" de sa tribu de demeurés mais bien plutôt que chaque désir de ce crétin soit amplifié par la presse qui se précipite pour lui tendre micros, caméras, porte voix et occasion de caisse de résonance à ses propos d’abruti [13] ». Et le philosophe de poursuivre, à juste titre à mon avis : « Et si c’était Le Monde qui, en se précipitant pour donner un écho aux sottises de Vorilhon, se faisait raëlien malgré lui ? (...) S’il existe des « prêtres honoraires » à la secte, nul doute qu’on peut proposer des noms de journalistes et des supports qui les appointent... ».
En clair, la sphère médiatique joue parfois un jeu dangereux. Ce qui est le plus tragique, c’est que beaucoup de ses acteurs se drapent d’un blanc-seing « démocratique », au nom de l’idée qu’il faut bien donner la parole à tout le monde. Onfray toujours : « L’un à qui je refuse de tomber dans le piège tendu par Raël me reproche de ne pas « jouer le jeu démocratique » ! Singulière conception du jeu démocratique : l’un vous insulte, la presse nationale relaye l’insulte, elle vous demande ce que vous en pensez, et voilà un traitement équitable : une minute pour l’insulteur, une pour l’insulté, un partout. Embrassons nous Folleville... ».
Tout à fait le même genre d’argument que nous servent les tenants de l’Intelligent Design [14], qui réclament un temps d’antenne en vertu du nombre et du prestige de certains de leurs affidés ; idem dans d’autres champs pour une certaine quantité de scénarios scabreux, allant de la négrologie de Stephen Smith [15] au négationnisme de Roger Garaudy [16]. Et si, pour Garaudy, les journalistes marchent sur des oeufs, pour Smith par exemple, les fleurs plurent en tombereaux. Les trompettes de la renommée, faussement démocratiques, restent finalement bien mal embouchées.
Les médias se comportent généralement vis-à-vis de ces thèses, « paranormales », voire pour le cas présent sectaristes, à l’instar de ce personnage soldat médecin des Tuniques bleues, qui dans un des volumes de mon enfance, blessait d’un coup de pique le type d’en face puis sortait vite sa trousse pour le soigner.
Richard Monvoisin