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Pour garantir le pluralisme, contre la concentration et la financiarisation des médias

par Henri Maler,

La concentration des médias n’est ni un phénomène nouveau, ni un phénomène récent. Mais depuis quelques années, cette concentration ne cesse de s’accélérer et d’imprimer, sous des formes renouvelées, un dynamique particulière à l’ensemble des médias, en raison de son ampleur et surtout de ses moteurs : la poursuite du profit maximum et la recherche de moyens d’intervention politique.

Les concentrations sont multiformes : concentrations mono-média ou intramédia (comme celles que l’on connaît dans la presse écrite), concentrations multimédia ou intermédia, constitution de conglomérats (englobant l’édition, les entreprises de sport ou de tourisme, quand ce n’est pas l’aviation ou l’industrie du bâtiment), concentrations qui s’adossent notamment à la convergence technologique entre l’audiovisuel et les télécommunications et sont confortées par la multiplication des alliances croisées entre les groupes. Inutile d’y revenir ici en détail.

Ces concentrations financiarisées compromettent le pluralisme. Pourquoi ? Comment ? Quelques pistes pour y remédier...

I. Concentrations, concurrence et pluralisme

Les concentrations menacent le pluralisme, mais la concurrence commerciale aussi. La pluralité mercantile ne saurait être confondue avec le pluralisme.

Concentrations et concurrence

Si les concentrations compromettent ou menacent l’existence du pluralisme, c’est souvent en raison des concentrations elles-mêmes, comme on peut le vérifier notamment dans le cas de la presse quotidienne régionale. Mais les concentrations ne sont pas seules en cause : la concurrence commerciale, quand elle met aux prises des médias qui visent le même public et les mêmes annonceurs, peut également contrarier ou mutiler le pluralisme politique et la diversité culturelle.

1. Des entreprises médiatiques distinctes, quand elles sont placées en situation de concurrence commerciale, cherchent souvent à accroître leurs parts du marché publicitaire en visant les mêmes cibles. Avec pour conséquence une tendance à l’uniformisation des contenus qui peut toucher, selon les médias, l’organisation de leurs programmes ou leurs rubriques et/ou le contenu même des programmes et des rubriques.

1.1. En radio ou en télévision prévaut, malgré la concurrence (et, en vérité, à cause d’elle), une programmation fédérative qui vise à obtenir les plus grandes parts d’audience quantitative et instantanée.

Cette programmation fédérative, commune à la plupart des télévisions publiques et privées, détermine l’organisation chronologique, quotidienne et hebdomadaire, des programmes en fonction de la taille et de la composition de l’audience potentielle. Par principe, une telle programmation non seulement laisse de côté diverses minorités, mais elle vise au moins autant à éviter l’insatisfaction des majorités ciblées qu’à assurer leur satisfaction. La relative uniformité des programmes proposés en découle immédiatement, apparemment compensée par la contre-programmation proposée par certaines chaînes et par la diversification de l’offre thématique. Voir plus loin.

1.2. Dans la presse écrite généraliste nationale, les principaux titres visent le même "cœur de cible" publicitaire : les « cadres actifs », définis essentiellement par leur niveau et leur type de consommation.

Ici encore, la concurrence commerciale, dominée par la compétition sur le marché publicitaire, tend à uniformiser l’offre éditoriale, en dépit de la diversité des orientations politiques des journaux en présence, qu’il s’agisse des quotidiens ou des magazines généralistes hebdomadaires.

Plus généralement, la concurrence, quand elle met aux prises des médias qui visent le même public et les mêmes annonceurs, n’est pas par elle-même une garantie de pluralisme politique et de diversité culturelle.

2. Inversement, des entreprises médiatiques en position de quasi-monopole, peuvent, pour accroître à la fois leurs parts du marché publicitaire et leur diffusion (ou leur audience), différencier leurs cibles et leurs offres. C’est la situation qui prévaut dans la presse magazine spécialisée et dans les radios et télévisions thématiques. De là découle une profusion de titres et de canaux qui semble être un gage de diversité.

Ces constats ravissent les adeptes de la « pensée de marché » qui, à l’instar des membres et rapporteurs de la commission Lancelot [1] se satisfont d’une situation dans laquelle la raréfaction des titres de la presse écrite serait compensée par le pluralisme interne auquel chaque titre s’obligerait (comme on peut le vérifier quotidiennement...) et par l’explosion de l’offre médiatique dans l’audiovisuel et sur Internet.

Pluralité et pluralisme


Ces bienheureux confortent leur diagnostic apaisant par un comparatisme de pacotille qui, dans le temps, prend pour repère une évolution de courte durée qui relativise la diminution du nombre des titres de presse écrite et, dans l’espace, se félicite (avant de s’en plaindre...) d’une concentration médiatique plus faible en France que dans d’autres pays. Puisque le pire est derrière nous ou ailleurs, tout va bien !

Mais surtout, les rebouteux de la "Commission Lancelot" entretiennent, sur le pluralisme, des confusions intéressantes, et peut-être intéressées.

 Pour croire et faire croire que la pluralité des titres (le « pluralisme externe ») peut être compensée par le pluralisme interne à chaque organe de presse (auquel il serait plus ou moins obligé notamment quand il est en situation de monopole pour garder la confiance de la majorité de ses lecteurs), il faut non seulement oublier de les lire, mais, plus simplement, tenir pour négligeable que le relatif consensus qu’ils cherchent à maintenir se paie de l’effacement des minorités (et elles sont nombreuses) et réduit la conflictualité, inhérente au pluralisme véritable, au simple jeu des « tribunes libres ».

 Pour croire et faire croire que la pluralité des canaux et des offres thématiques laissées au libre choix des consommateurs équivaut au pluralisme des opinions et à la diversité des goûts, il faut confondre la multiplicité (qui en est la condition) avec la diversité (qui est rarement le résultat de cette multiplicité). Cette confusion permanente entre pluralité des offres, d’une part, et pluralisme et diversité des contenus, d’autre part, permet de passer sous silence le mimétisme et le conformisme qui règnent sur chaque segment des marchés et d’assimiler la diversité marchande à la diversité politique et culturelle.

La confusion entre pluralité (ou multiplicité) et pluralisme (et diversité) permet donc de passer sous silence deux constats :

 La réduction du nombre de titres de la presse écrite généraliste (et notamment des titres de la presse quotidienne régionale où la plupart des titres sont en position de monopole ou de quasi-monopole dans chaque région) constitue indéniablement une atteinte directe au pluralisme externe que le maintien d’un minimum de pluralisme interne dans chaque journal ne permet nullement de compenser.

 La multiplication des canaux de diffusion audiovisuels peuvent les placer en position concurrentielle sur un même marché ou sur un même segment du marché qui incite à uniformiser l’offre de programmation et de programmes. Et cela d’autant plus qu’une politique de réduction des coûts incite à recycler des programmes déjà existants. Autrement dit, préférable - on s’en doute... - au média unique ou aux médias uniformes, la multiplicité n’est pas par elle-même une garantie de pluralisme et de diversité.

 Même s’ils offrent une pluralité de contenus, les médias écrits ou audiovisuels, qu’ils soient généralistes ou thématiques, quand ils sont directement payants [2], ne donnent accès qu’à un pluralisme externe qui donnent le choix entre plusieurs médias sans favoriser un égal accès à la pluralité informationnelle et culturelle. Cet accès égal ne peut reposer que sur la gratuité (non publicitaire) et/ou sur le pluralisme interne des médias généralistes. Or ni l’un ni l’autre ne sont garantis par l’ordre libéral existant.

Concentrations et financiarisation

Si les concentrations compromettent ou menacent le pluralisme, c’est en raison des intérêts indissolublement politiques et financiers qu’elles servent.

Les entreprises médiatiques ne sont pas des proies de la financiarisation capitaliste (et de la mondialisation libérale), elles en sont des acteurs et, sous des formes plus ou moins sournoises, les propagandistes.

1. Les entreprises médiatiques sont des acteurs de la financiarisation capitaliste et, partant, des concentrations qui lui sont liées. La concentration des médias, sans être nouvelle, prend aujourd’hui des formes toujours plus menaçantes, parce que souvent ces concentrations sont transnationales, multimédias et conglomérales.

Mais, à se focaliser exclusivement sur les concentrations, on risque de manquer la cible : la financiarisation des entreprises médiatiques et leur subordination politique. Cette financiarisation implique que les entreprises médiatiques, concentrées ou pas, ne visent plus seulement à être rentables (ce qu’elles sont difficilement dans la presse écrite), mais profitables comme dans n’importe quel autre secteur économique. L’objectif n’est pas seulement de dégager des marges bénéficiaires qui leur permettent de payer leurs salariés et d’investir pour accroître leur capacité d’informer, mais de dégager des taux de profit équivalents à ceux qu’ils pourraient espérer dans les secteurs les mieux boursicotés. Cette financiarisation pèse, indirectement, sur les médias qui ne lui sont pas directement assujettis : sur le secteur public de la télévision par exemple dès lors qu’il se bat sur le même terrain et avec les mêmes armes financières que celles du secteur privé, la redevance ne suffisant pas à couvrir ses besoins. Elle pèse également sur la presse magazine, mais également sur la presse généraliste qui, à défaut d’être profitable et même souvent rentable, tente de sauver ce qui peut l’être, en se soumettant à des groupes financiers ou en s’efforçant d’échapper à leur emprise par des moyens similaires, comme le montre l’exemple du Monde.

C’est la financiarisation des entreprises médiatiques qui est le moteur des concentrations. C’est elle qui imprime à la marchandisation de l’information, du divertissement et de la culture une dynamique dont les effets sur les conditions de la production et sur le contenu, constitue, par elle-même, une menace sur le pluralisme et la qualité de l’information, de la culture et du divertissement. Une menace d’autant plus lourde que les concentrations elles-mêmes peuvent avoir non seulement des effets, mais également des visées proprement politiques.

 Les entreprises médiatiques sont des propagandistes de la financiarisation et de la mondialisation capitalistes dont elles bénéficient ou dont elles cherchent à tirer les bénéfices. Certes, la soumission de leurs orientations éditoriales à leurs formes d’appropriation et de développement n’est nullement mécanique et peut rester indirecte : les journalistes ne sont pas de simples fantassins soumis aux ordres de leurs employeurs.

Mais dans les mains de ces derniers, les entreprises médiatiques sont des outils d’influence en faveur des politiques qui préservent leurs intérêts et/ou protègent l’ordre libéral, quand elles ne sont pas des instruments d’interventions politiques directes si l’intensité des conflits sociaux et politiques met en péril l’ordre qu’elles défendent et qui les sert. Sous des formes diverses selon les groupes et les conjonctures et avec des intensités variables, la plupart des médias concentrés ne sont pas seulement des instruments de valorisation capitaliste, ils sont aussi de puissant leviers d’intervention politique au point que cette visée est souvent déterminante.

Course au profit et/ou à l’intervention politique ont pour conséquence un pluralisme rabougri et une information dégradée. Et cela d’autant plus que les métiers du journalisme sont de plus en plus dépendants et fragilisés : dépendants, parce que leurs droits sont de moins en moins garantis au sein des entreprises qui les emploient ou face à toutes les formes de la communication, commerciales ou politiques ; fragilisés, parce que se développent massivement les emplois précaires et l’effritement des garanties statutaires.

II. Contre les privatisations, les concentrations et la financiarisation des médias

Dans ces conditions, la défense du pluralisme passe par la mise en œuvre des dispositifs qui visent, directement et indirectement, à limiter les concentrations financiarisées et à leur opposer les renforcements des médias sans but lucratif et des droits des journalistes et des salariés.

Renforcer les dispositifs anti-concentration

Les dispositifs anti-concentration ne consistent pas seulement, ni même peut-être prioritairement, en mesures d’imposition de seuils de concentration ; ils doivent veiller simultanément à contrecarrer la financiarisation des médias et l’emprise de la publicité.

De là, la nécessité d’un ensemble de mesures législatives destinées à :

- abaisser le seuil des concentrations autorisées par les dispositions françaises et lutter pour leur abaissement conjoint et unifié dans l’ensemble des pays européens [3]. Les critères de limitation des concentrations mono-médias ou multimédias doivent cumuler des seuils de concentration capitalistique, des maxima de nombre de titres et de canaux possédés, des maxima d’audience ou de diffusion [4] ;

- interdire le contrôle des actifs médiatiques par des firmes qui sont largement présentes dans d’autres secteurs d’activité économique et, en particulier, par des firmes qui dépendent de l’obtention de marchés publics. De telles dispositions s’imposent particulièrement en France face à l’emprise de Bouygues, Dassault et Lagardère :

- s’opposer à toute privatisation des médias publics et des infrastructures de télécommunication et remettre en cause les privatisations déjà réalisées ;

- s’opposer à la prise de contrôle des médias de masse par des fonds de pensions ou des groupes et conglomérats multinationaux ;

- limiter l’ampleur des financements publicitaires, la surface ou la durée des messages publicitaires.

Mais il serait illusoire de tenter de contenir uniquement par des dispositions législatives anti-concentration les effets de la recherche de profits destinés à des actionnaires privés et/ou d’une appropriation privée réalisée à des fins politiques.


Renforcer les médias sans but lucratif et les droits des journalistes et des usagers

Les dispositifs permettant de limiter l’emprise des médias concentrés et financiarisés ne doivent pas seulement viser à contenir leur concentration et leur financiarisation ; ils doivent favoriser le renforcement prioritaire des médias à but non lucratif et le droit des journalistes et salariés des médias.

De là, la nécessité d’un ensemble de mesures destinées à :

- refonder un service public audiovisuel de l’information et de la culture, adossé à deux formes de propriété ou deux secteurs : le secteur public et le secteur associatif ;

- favoriser le développement des médias associatifs et coopératifs ;

- créer un statut des sociétés de presse à but non lucratif ;

- transformer les aides publiques à la presse, qu’elles soient directes ou indirectes, pour qu’elles soient attribuées prioritairement, voire exclusivement aux médias sans but lucratif, quel que soit leur statut juridique ;

- opposer à l’appropriation privée (et aux concentrations capitalistiques), l’appropriation publique (et la mutualisation des moyens), par la constitution d’un « pôle public » incluant le secteur public de l’audiovisuel, l’AFP, les infrastructures techniques, et par la mutualisation des moyens de production, d’impression et de diffusion mutualisés ;

- permettre un renforcement des droits des journalistes et des salariés des médias dans toutes les entreprises médiatiques, qu’elles soient associatives, publiques ou privées ;

- constituer, en lieu et place du CSA, un Conseil national et des Conseils régionaux des médias, en charge notamment, de veiller sur le respect du pluralisme et de la législation en vigueur [5].

L’adoption de cet ensemble de mesures, à la fois défensives et prospectives, même si celles-ci ne suffiraient pas à atteindre cet objectif, s’inscrit dans la perspective d’une appropriation démocratique des médias.

Henri Maler


 
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Notes

[1Voir sur le site de la Direction du développement des médias : « Les problèmes de concentration dans le domaine des médias, rapport de la commission Lancelot », et, ici même, « Les extases libérales d’Alain Lancelot sur France Culture ».

[2Mais tous les médias le sont, même indirectement, dans la mesure où la publicité est payée par les consommateurs...

[3Les dispositifs anti-concentration existent dans la plupart des pays, mais ils diffèrent à la fois par leur ampleur et leur mesure (en Allemagne, par exemple, le seuil de concentration s’estime en part de diffusion et de l’audience, alors qu’en France il est évalué en termes de contrôle du capital).

[4Alors que la « Commission Lancelot » propose de supprimer les premiers et de réduire les seconds.

[5Sur tous ces points, voir tous les articles déjà parus ou à paraître dans cette rubrique.

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