À l’école, critique ou contemplation des médias ?
L’Éducation nationale ne manque pas d’ambition quand il s’agit d’éducation aux médias. « Il s’agit de faire accéder les élèves à une compréhension des médias, des réseaux et des phénomènes informationnels dans toutes leurs dimensions : économique, sociétale, technique, éthique », apprend-on dans le Bulletin officiel du 26 novembre 2015 présentant les nouveaux programmes du collège.
Heureusement, les enseignant·e·s ne sont pas livré·e·s à eux/elles-mêmes pour remplir cette lourde tâche, et peuvent compter sur le Centre de liaison de l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI), principal pôle de ressources et de formation du ministère pour tout ce qui touche aux médias. Or une étude approfondie de son site internet montre que l’éducation aux médias version CLEMI affiche des priorités moins ambitieuses qu’annoncées dans les programmes. Celle-ci se cantonne très majoritairement à une description de la fabrique de l’information et à un travail de production par les jeunes.
Rien à redire sur le JT
Prenons l’exemple du journal télévisé. Le CLEMI propose plusieurs outils pour analyser la grand-messe de l’information, dont une série de sept vidéos intitulée « Le JT, toute une histoire ». Le prologue est ponctué par cette phrase :
« Un journal télévisé c’est avant tout une énorme machine parfaitement huilée. Une rédaction comme celle de TF1 représente près de 500 personnes dont 250 journalistes qui se relaient en permanence pour produire 40 sujets par jour, 280 par semaine, près de 15 000 par an. »
Cette mécanique bien huilée est-elle bien la même qu’Acrimed, et d’autres, ont maintes fois épinglée pour des bidonnages, fausses interviews et traitements déséquilibrés de l’information ?
Cette vision élogieuse n’est contredite qu’une seule fois en 74 minutes par un ancien présentateur, Claude Sérillon :
« À partir du moment où il y a de l’argent qui rentre, à partir du moment où il y a une bagarre des annonceurs, tout se joue […], on vous demande petit à petit d’avoir une stratégie commerciale et non plus je dirais une sorte de regard ou de rigueur plus exactement, de rigueur journalistique. »
Dérapages isolés ou mauvaises pratiques ?
Quand s’amorce un début de critique dans les supports de l’Éducation nationale – par exemple dans la vidéo « Le monteur, un menteur ? » –, celle-ci dénonce toujours les petites mains de l’information sans aller jusqu’à mettre en évidence les contraintes qui pèsent sur elles. Jamais ne sont mentionnés le rôle des patrons de médias et les pressions économiques qui s’exercent sur les journalistes.
Or la critique que nous proposons au sein d’Acrimed s’appuie sur ce constat : la domination des médias par des grands groupes privés favorise une information biaisée, faussement pluraliste et souvent orientée par les intérêts de quelques-uns. Dès lors on comprend que la connaissance des médias n’est qu’une première étape, nécessaire mais non suffisante. La critique documentée permet ensuite de mettre au jour les mécanismes de production de l’information liés aux intérêts des groupes industriels qui détiennent les organes de presse. Cette exigence d’aller au bout de la critique dans la formation aux médias est une nécessité. Si l’objectif est bien de former des citoyen·ne·s averti·e·s et non des consommateur/trices de contenus médiatiques.
Comment éduquer à la critique des médias sans encourager le conspirationnisme ?
Depuis les attentats de 2015, l’idée que les jeunes seraient particulièrement séduit·e·s par les théories du complot fleurit un peu partout dans les médias dominants.
Si l’on peut difficilement nier que l’accès généralisé à Internet a favorisé la diffusion d’une information alternative parfois fantaisiste, il est nécessaire de prendre avec précaution les discours qui dénoncent ce phénomène de manière trop systématique. En effet, certains réflexes pouvant expliquer l’attrait pour le conspirationnisme pourraient aussi bien être le terreau d’une construction de l’esprit critique : défiance envers les figures institutionnelles, envie de mettre au jour des injustices et des manipulations. En outre, il s’agit d’être vigilant·e·s face à des médias qui amalgament théories du complot et critiques bien fondées des collusions et des manigances avérées qui pourraient leur faire du tort. Ceci alors même qu’ils profitent eux-mêmes de l’attrait de ces théories en faisant constamment des Unes nous révélant « les dessous de... » ou « la vérité sur… ». Vous avez dit hypocrisie ?
Tout cela rend la posture des enseignant·e·s d’autant plus difficile à trouver dans leur mission d’éducation à la critique des médias. Quels sont donc les outils à leur disposition pour encourager un regard critique sur les médias tout en éloignant les élèves du conspirationnisme ? Comment décourager les théories du complot sans apparaître comme les « chiens de garde des versions officielles » ?
Il est nécessaire tout d’abord de reconnaître auprès des élèves que leur méfiance est légitime : machinations avérées, poids du propriétaire d’un média sur l’orientation du bien qu’il possède, influence des entreprises de « relations publiques » sur les médias dans la continuité des méthodes d’Edward Bernays, renvois d’ascenseurs entre éditorialistes... Les exemples concrets ne manquent pas, Francis Bouygues lui-même déclarant lors de l’achat de TF1 : « Ce n’est pas une télé que j’achète, c’est un pouvoir d’influence [1]. » À l’encontre des interprétations de type « manipulation » pour expliquer un problème dans l’information, on peut travailler avec les élèves, suivant leur âge, sur le modèle économique de la presse et les conditions pratiques de production de l’information : le problème de la concentration, l’urgence, la concision imposées, la précarité, la tyrannie de l’audimat…
Ce qui permet par la suite de mentionner des médias alternatifs – alternatifs par leur modèle économique, leur rythme de parution, etc. Travailler sur le rôle qu’ont joué les journalistes dans la révélation de grandes affaires peut aussi contrebalancer l’idée qu’ils nous cachent quelque chose.
On peut bien sûr, et cela se fait déjà beaucoup, travailler à recouper les informations, et notamment à remonter à la source : retrouver celle d’une image et voir si elle correspond bien à sa légende, celle d’un discours pour vérifier s’il n’a pas été déformé, distinguer ceux et celles qui produisent l’information de ceux et celles qui se contentent de la relayer...
Il est également important d’apprendre à travailler avec les moteurs de recherche, ce qui suppose de questionner leur classement des résultats, qui dépend notamment de l’historique des recherches effectuées et des sites consultés : la « hiérarchie » qu’ils semblent proposer doit être systématiquement remise en cause.
Si l’on veut pouvoir détourner efficacement des théories du complot, on ne peut se cantonner à critiquer la presse écrite classique avec laquelle les élèves ne sont que peu en contact. Quelles que soient leurs pratiques informationnelles, le rôle de l’image doit être interrogé : quel sens véhicule un cadrage, un point de vue, un éclairage, etc. (voir plus loin).
À partir de tout cela, il doit être possible de diriger la critique des élèves vers les méthodes journalistiques et les conditions de production de l’information plutôt que vers des interprétations de type « tous pourris » qui les conduisent au conspirationnisme.
En outre, il semblerait que beaucoup de jeunes soient déjà dans la bonne démarche : sur France Culture la sociologue Monique Dagnaud affirmait récemment que les jeunes auprès desquel·le·s elle a enquêté sont dans une posture de méfiance et de mise à distance par rapport aux sources officielles plus que vraiment attiré·e·s par les théories du complot, qui n’en toucheraient finalement qu’une infime partie [2].
Autres ressources :
– Médiacritique(s) n°11 : « Médias et Complots » (disponible gratuitement en pdf ici même).
– Maestrutti Marina, « Personne n’est à l’abri », Le Monde diplomatique, Juin 2015.
Quelle éducation critique à l’image ?
« J’ai compris que parler d’une image, du visuel, du visible, des apparences est déjà une position politique. Il faut considérer les images comme un champ de bataille. » Georges Didi Huberman
« Pour cette image, j’ai eu un coup de pot. Je suis arrivé sous le bon angle […]. Un collègue de Paris-Match avait photographié la même scène, mais de l’autre côté du corps, et la photo ne fonctionne pas de la même manière. La lumière n’est pas la même, tu vois des gens calfeutrés dans un bistrot, il n’y a pas ce côté solennel et solitaire de mon image. Je n’avais pas vu le côté symbolique de ce cliché, il a fallu qu’on me l’explique. » Jérôme Delay
Les élèves sont saturé·e·s d’images : journaux télévisés, Unes dans la rue et dans les kiosques, réseaux sociaux… Or ils et elles n’ont pas tou·te·s le recul nécessaire à l’intellectualisation et au décryptage de ces contenus. Cela se traduit par 3 effets :
1. La violence des images peut provoquer chez les enfants et les ados des troubles psychologiques, notamment des troubles du sommeil, de la paranoïa… L’APA (American Pediatrics Association) recommande que les enfants soient accompagnés dans leurs usages des médias, que la violence soit présentée de façon moins séduisante.
2. L’omniprésence de ces images peut au contraire, par un mécanisme d’auto-préservation, conduire à une accoutumance et à une escalade dans l’attente d’images-chocs, une dimension bien connue des enseignant·e·s.
3. L’absence de recul critique sur les conditions de production des images conduit certain·e·s élèves à une assimilation directe image = vérité.
De nombreux angles ont été mobilisés par les enseignant·e·s qui travaillent sur ces questions et dont on peut trouver les travaux en ligne. Nous en retiendrons deux exemples : le droit d’auteur, d’une part, la production d’images par les élèves eux/elles-mêmes d’autre part.
Sur le droit d’auteur, les élèves peinent souvent à comprendre qu’une image disponible sur le Web n’est pas nécessairement libre de droits. Or cette compréhension s’articule avec l’idée qu’une image est produite par un·e auteur·e, avec une intentionnalité. L’image semble pour les élèves exister « en soi », hors de toutes conditions de production. Il y a donc là matière à travailler…
La production d’images par les élèves peut alors constituer une approche de cette notion d’intentionnalité : les images font sens, et les photos prises pour Snapchat, Instagram ou Facebook véhiculent un message, elles ne sont pas accidentelles, ni ne reflètent une vérité absolue. La notion de mise en scène est alors une porte d’entrée intéressante pour travailler avec les adolescent·e·s sur les conditions de production de l’image.
Car ce qui est en jeu dans cette mécompréhension de la nature d’une image médiatique, c’est la notion d’objectivité. Une éducation critique aux médias ne peut faire l’impasse sur cette réalité centrale : les contenus médiatiques ne reflètent pas une vérité objective. Ils sont produits, contextualisés, anglés, cadrés. Ils véhiculent, délibérément ou non, un discours. Toute image est certes une médiatisation de la réalité, mais les conditions de production de l’image « médiatique » décuplent cette « médiatisation ». De la captation à l’intégration au média, en passant par la sélection et même la retouche, les images médiatiques correspondent bien à un point de vue – qu’il soit professionnel ou amateur, de terrain ou de studio – et à une intentionnalité – consciente ou non. En tant que professionnel·le·s de l’éducation, c’est un enjeu incontournable de l’éducation critique à l’image médiatique.
Dans son livre L’image peut-elle tuer ?, écrit après le 11 septembre, la philosophe M.-J. Mondzain explique que « la violence d’une image donne de la force quand elle ne dépossède pas le spectateur de sa place de sujet parlant ». L’éducation des regards est donc primordiale pour aider les élèves à construire leur place de spectateur/trice face aux flots d’images véhiculés par les médias.
Sites utiles pour les enseignant-e-s
– Le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information)
Cet organisme de l’Éducation nationale propose des ressources pour l’éducation aux médias et une recension des journaux et radios scolaires. Chaque académie dispose d’un site spécifique.
– Eduscol (le portail national des professionnels de l’Éducation)
Autre organisme lié au ministère, mais dédié aux personnels éducatifs. Le dossier pédagogique « Éducation aux médias » propose des outils, aborde également les questions juridiques et la différenciation entre information et rumeur. Un lien vers les Edu’Bases permet d’accéder à des séquences pédagogiques prêtes à l’emploi.
– Savoirs CDI (ressources professionnelles pour les enseignants-documentalistes)
Ce site propose via des mots clés un accès facile à une grande quantité d’informations sur l’éducation aux médias et à l’information ainsi qu’un panorama de la presse jeunesse.
– Le dossier « Éducation aux médias » de France TV
Et en particulier la web-série « Les clés des médias », vidéos d’animation de 2 minutes à destination des élèves de collège sur les enjeux et problématiques des médias.
– CREM (Centre de ressources d’éducation aux médias)
Cet organisme associé à l’université québécoise Uqam propose des ressources pédagogiques et des articles de réflexion.
– Fréquence écoles
Cette association lyonnaise agréée par l’Éducation nationale travaille depuis vingt ans « à favoriser une attitude critique des jeunes face aux médias » et propose aux enfants et adolescent·e·s de réaliser des émissions de radio, de télé ou des articles de presse.
– Les Décodeurs du Monde ; la rubrique Désintox de Libération
Ces rubriques analysent certaines déclarations de responsables politiques relayées par les médias en les soumettant à la vérification par les faits (fact-checking). Ils font, en somme, ce que devrait être le travail de tout journaliste !
– Hoaxbuster (première ressource francophone sur les canulars du web)
Ce site recense les rumeurs et canulars qui se propagent sur le Net et propose des outils pour les repérer et les vérifier.
– Sans oublier les sites consacrés à la critique des médias comme celui d’Acrimed, bien sûr, ou d’Arrêt sur images.
Sophia Aït Kaci, Elsa Duam, Chloé Jiro, Brigitte Li et Julie Morel (avec Sophie Muret)
Annexe : le 4 pages en pdf