Casse-tête ou cauchemar ?
À 20h, sur France 2, David Pujadas est soulagé. Introduisant le sujet consacré au vote de la proposition de loi, il évoque la modification du temps de parole en la commentant ainsi : « C’était une belle exposition pour ceux qu’on appelle les petits candidats, mais un casse-tête aussi pour les médias. » Cette mise en balance en dit long, entre un principe démocratique pourtant assez rudimentaire, et les difficultés que les médias rencontreraient dans l’application de ce principe – difficultés sans doute réelles, mais qu’ils parviennent pourtant à peu près à surmonter, aux dires du régulateur chargé de les surveiller. Et tout est dit quand l’Assemblée nationale tranche, à la majorité absolue [2], contre ce principe démocratique, en faveur des pôvres médias en prise avec ce « casse-tête » – ou ce « cauchemar », selon un article du Figaro publié le 6 avril :
« “C’est le bon sens” : l’expression revient dans la bouche des patrons des rédactions de télévisions et radios. Assouplir la règle du temps de parole accordé aux candidats est une nécessité. Personne ne veut revivre le cauchemar des élections de 2012, où pendant cinq longues semaines, les télés et radios ont dû respecter l’égalité parfaite du temps de parole, que ce soit pour les candidats majeurs […] ou pour des candidats plus obscurs comme Philippe Poutou. »
N’en déplaise aux « obscurs », c’est le « bon sens » qui parle, puisque c’est celui des « patrons de rédactions », et que « personne » ne saurait les contredire. Tout le monde est d’accord, c’est bien ce que nous explique la suite de l’article. D’abord, les patrons de chaîne, par la voix de Guillaume Dubois, directeur général de BFM-TV, qui ne manque pas d’argument, cette loi d’airain ayant « conduit nombre de grandes chaînes à se détourner de la campagne électorale ». Car on peut s’aligner sur les intérêts des partis dominants, à condition de le faire au nom de la démocratie et par souci affiché de pluralisme. Nul doute que les « obscurs » profiteront à plein du regain d’intérêt des chaînes pour une campagne électorale où leur effacement s’appuiera enfin sur la loi.
Le CSA ensuite, puisque Le Figaro nous rappelle qu’il « avait recommandé de réduire la période de l’égalité du temps de parole à la seule campagne officielle ». Le CSA qui, comme ne nous le rappelle pas Le Figaro, est composé de membres désignés par le pouvoir politique et donc par les partis majoritaires, et pour (une bonne) partie choisis parmi l’élite journalistique et les chefferies éditoriales.
On le voit, tout ce petit monde est étonnamment d’accord, et Le Figaro le constate : « On le voit, un consensus s’était dégagé entre le régulateur du secteur, les médias et les politiques pour assouplir les règles. » Un consensus large, qui exclut la quasi-intégralité des partis minoritaires, et ne se soucie guère, manifestement, de l’avis de la population. On remarquera d’ailleurs qu’à notre connaissance, aucun sondage n’a été publié sur ce sujet – sans doute par prudence vis-à-vis de ce mode de consultation, très contestable, de « l’opinion publique ». Et puis, si cela fait « consensus » !
Sondages et implication du candidat
Concrètement, la stricte égalité du temps de parole et d’antenne ne sera désormais applicable que pendant la « campagne officielle », soit pendant les deux semaines précédant le premier tour. Pendant les trois semaines de la « période intermédiaire » [3], on aura droit au régime de l’équité, sur la base de deux critères :
- « la représentativité de chaque candidat, appréciée, en particulier, en fonction des résultats obtenus aux plus récentes élections par les candidats ou les formations politiques qui les soutiennent et en fonction des indications d’enquêtes d’opinion ;
- la contribution de chaque candidat à l’animation du débat électoral. »
La proposition de loi reprend ici les critères indiqués par la loi précédente, dont la « contribution du candidat à l’animation du débat électoral – celles des obscurs ayant toute chance d’être décuplée par le traitement « équitable » que leur réservera l’arbitraire éditorial des chefferies médiatiques. Mais elle innove sur un point, et pas des moindres car l’équité se fondera donc désormais (officiellement) sur les « enquêtes d’opinion », les sondages, un outil rigoureux et fiable d’une aide précieuse pour définir un « principe d’équité » déjà passablement nuageux [4]. Ainsi, selon une logique totalement viciée et vicieuse, qui fait comme si leur niveau d’exposition médiatique n‘avait aucune influence sur la cote de popularité sondagière des responsables politiques, les sondages décideront désormais des temps de parole, qui conditionnent les sondages, qui...
Mais c’est encore Le Figaro qui en parle le mieux :
« Cette notion étant un savant mélange entre le poids des candidats aux précédentes présidentielles, leur poids au Parlement et la dynamique des sondages. »
« Savant mélange », ou délicate tambouille, à la recette suffisamment floue, susceptible d’appréciations diverses : le principe idéal laissant toute latitude, ou presque, aux grands médias pour faire à peu près ce qu’ils veulent, et qu’ils appliqueraient volontiers pour toute la durée de la campagne. Car les « difficultés » mises en avant pour contester l’égalité des temps de parole ne sont rien, en réalité, face au refus des médias dominants de se porter garants et de faire vivre un véritable pluralisme. Ainsi s’expliquent les réticences de ces médias à accepter le principe démocratique et politique dont cette disposition est – ou était – la conséquence (très insuffisante d’ailleurs). Une conception égalitaire qui prend violemment à revers la conception médiatique dominante de la politique, focalisée sur le commentaire des faits, gestes et petites phrases des deux ou trois candidats à qui la victoire est selon eux promise. Ces cinq semaines d’égalité ne montraient que plus crûment l’écart entre ces deux conceptions. En réduisant cette période d’égalité à deux semaines, on rendra peut-être l’écart moins visible – mais il continuera de se creuser.
Olivier Poche