L’enveloppe, recto et verso, est aussi engagée et engageante qu’une publicité pour les soldes d’hiver.
Le courrier lui-même ressemble à une tentative ultime de racolage pour sauver un journal en perdition. À l’intérieur donc on découvre la lettre de Laurent Joffrin que tous les destinataires attendaient avec impatience, ainsi que la raison de cette lettre.
Le bon citoyen doit s’abonner à Libération
Dans son « Appel aux citoyens lecteurs », Laurent Joffrin lui-même s’engage… pour que les citoyens s’engagent… à s’abonner à Libération (dont les ventes sont en chute libre). Pour tenter de les séduire, il annonce ce que le quotidien proposera durant les six prochains mois dans le cadre de la couverture de la campagne présidentielle. L’ « Appel », citoyen et commercial, décline les grandes lignes du sommaire des prochains numéros du quotidien : « Chaque jour, de cette fin année jusqu’à l’été, Libération publiera dans ses pages et sur son site internet le journal de la présidentielle. »
La missive mérite d’être lue patiemment. Elle commence par une adresse aux indifférents qui peut passer pour un éloge de la démocratie : « Si la politique ne vous intéresse pas, si le sort du pays vous indiffère, si vous préférez laisser les autres décider à votre place, ce message n’est pas pour vous. » Mais le manifeste, en vérité, est une glorification commerciale de Libération : « si vous pensez qu’un citoyen ne peut se désintéresser des affaires publiques, si vous estimez qu’il doit connaître les enjeux, évaluer les hommes, juger les propositions, détecter les manœuvres de coulisse et les artifices de communication, alors la lecture de Libération vous est indispensable. »
Annonce séduisante ! Annonce prometteuse ! Pourtant à la lecture du reste de l’appel, il semble que Libération ait choisi de privilégier le jeu politicien plutôt que les enjeux politiques… Ainsi, la description du contenu laisse rêveur : « Une vingtaine de journalistes experts, avec l’appui de l’ensemble de la rédaction, suivront l’évolution des rapports de force, le comportement des chefs de file, les secrets de campagne, les ruses du "story-telling", les implications idéologiques ou concrètes des projets présentés par les protagonistes. » Pour faire simple, durant les prochaines semaines, les journalistes de Libération vont se passionner pour les petits jeux du microcosme politique. Le « comportement », les « secrets » ou les « ruses », sont autant de termes qui rappellent les éléments de langage des séries américaines, mais surtout qui enflamment le microcosme journalistique…
« Intrigues », « rebondissements » et « trahisons »
D’ailleurs Joffrin explicite une vision de la politique, hélas partagée par nombre d’éditorialistes et de journalistes politiques : « La présidentielle est un roman, avec ses intrigues, ses rebondissements, ses trahisons et ses fidélités, ses triomphes et ses chutes. » Nous sommes ici plus proches de Game of Thrones que d’une élection présidentielle, ainsi que nous l’analysions déjà lors de la campagne de… 2007 [1] : « La médiatisation des campagnes électorales double et redouble la figure du récit sportif par celle du feuilleton. Un feuilleton dont la mise en scène, presque intégralement dédiée, non aux textes, mais aux personnages, tend à transformer les programmes en simples éléments de décor. » [2]
« Sur 4 pages, précise ensuite Joffrin, tous les jours, avec des dossiers d’actualité, des archives, des analyses de vote, des rubriques désintox ou portraits, des données et des infographies, un décryptage des sondages et des évolutions souterraines [sic !], Libération vous racontera cette bataille cruciale. » On se demande bien à quoi peuvent correspondre ces « évolutions souterraines » mais gageons que Laurent Joffrin et son équipe de « journalistes experts » sauront les débusquer à la sortie du tunnel… Quoi qu’il en soit, comme d’habitude, les commentateurs vont commenter les commentaires et spéculer sur les spéculations des spéculateurs…
Enfin, les deux pages intérieures du dépliant sont faites pour allécher les clients. On peut y découvrir, outre la promesse de pages « Idées », l’attention portée au FN …
… et une confirmation que Libération ira à l’essentiel :
Laurent Joffrin et avec lui Libération espèrent séduire le chaland en proposant un abonnement de 25 euros par mois avec des recettes éculées. Si les médias traditionnels subissent une crise de confiance et si la presse est en perte de vitesse, ce n’est certainement pas en utilisant les méthodes qui ont contribué à son discrédit qu’ils vont sortir la tête de l’eau. Libération, bien plus que les autres quotidiens, a tous ses voyants dans le rouge : une baisse de 29,46% des ventes en kiosque entre décembre 2015 et novembre 2016 et une diminution de 17,08% de la diffusion payante en France sur la même période. Seul élément positif : la diffusion non payée (gratuite, donc) est passée de 753 exemplaires à 7 917 entre décembre 2015 et novembre 2016 [3]. En somme, pour gonfler les ventes auprès des annonceurs, on préfère donner le journal plutôt que de le vendre…
À n’en pas douter, en soulignant, à quelques réserves près, qu’ils vont couvrir la campagne présidentielle à la manière d’une « compétition décisive » – présentée ici comme une course de chevaux, Joffrin et les publicitaires de Libération confirment qu’ils n’ont pas compris que c’est justement pour cela que le journal n’est plus lu : son goût pour le « story-telling », sa passion des « portraits » et des personnages politiques, et son penchant pour le commentaire. Mais de cela, Laurent Joffrin se moque probablement, car si le quotidien fondé par Jean-Paul Sartre disparaissait, nul doute que comme ses prédécesseurs Serge July ou Nicolas Demorand, il saurait trouver un point de chute…
Mathias Reymond