Entre le 11 et le 13 septembre – c’est le 12 que Timothy Cook [2], le PDG d’Apple, présente publiquement le téléphone –, LeMonde.fr déroule le tapis rouge au joujou ré-vo-lu-tion-naire à 1 160 euros (mille cent soixante euros) : sept publications lui sont dédiées [3]. Dans la seconde moitié du mois, trois articles supplémentaires traitent de caractéristiques techniques étroitement associées au smartphone de la « marque à la pomme » [4].
En octobre, le quotidien « tempère » en publiant une tribune critique – mais pas trop – d’un collectif d’intellectuels : « La vraie révolution serait qu’Apple produise des smartphones socialement, écologiquement et fiscalement soutenables ». Le 29 octobre, soit deux jours après avoir sous-traité (dans tous les sens du terme) la critique d’Apple avec cette tribune, LeMonde.fr met en ligne un article intitulé « Smartphones : faut-il résister à la mode des écrans sans bord ? » qui parle abondamment de l’iPhone X, et n’incite pas franchement à « résister » à quoi que ce soit.
En novembre, au moment où l’iPhone X débarque sur le marché français, le site Internet du Monde fait une rechute d’Apple-mania : six publications entre le 3 et le 15 novembre [5].
Fait notable : la version papier du Monde ne compte « que » quatre articles sur le précieux téléphone. Le matraquage techno-consumériste est ainsi réservé en priorité aux internautes, la chefferie éditoriale estimant sans doute qu’ils constituent un public plus ciblé que celui de la presse écrite pour ce genre de publications/produits. Quoi de plus rentable et pratique que le Web, en outre, pour une telle opération publicitaire ?
Deux mille mots pour un téléphone
Le 14 novembre, LeMonde.fr, via sa rubrique « Pixels » – « Chroniques des (r)évolutions numériques » –, met en ligne deux tests : le premier sur la technologie de reconnaissance faciale utilisée par l’iPhone X, le second sur les mérites et démérites du téléphone lui-même.
Dans ce dernier article, le « quotidien de référence » met le paquet : 2 000 mots (12 000 signes) entièrement consacrés au nouveau produit de l’entreprise la plus fortunée du monde [6]. Le titre – « On a passé dix jours avec l’iPhone X, voici notre verdict » – surfe sur la mise en récit, à la manière d’un reportage embarqué, pour générer davantage de clics et attirer l’œil. Deux objectifs que le journaliste ne perd jamais de vue : l’article comprend au total quatre vidéos, neuf photos et schémas, et il est, sans surprise, globalement élogieux, les véritables critiques sur les caractéristiques de l’appareil étant rares ou relativisées. En résumé, « l’iPhone X est un téléphone exceptionnel mais il est très cher ».
Des esprits chagrins argueront que Le Monde compromet son indépassable dignité en rapportant de telles « informations » : « Les capteurs de Face ID ont un usage ludique qui réveillera l’âme d’enfant de certains utilisateurs. Il devient possible de remplacer sa tête par celle d’un poulet, d’un singe ou d’une licorne, pour enregistrer un court message vidéo [7]. » Vite, un GIF avec Hubert Beuve-Méry affublé d’une tête de poulet !
« Conclusion personnalisée »
Et ce n’est pas fini… L’article présente une originalité qui n’aura pas manqué de nous interloquer : offrir au lecteur une « conclusion personnalisée » lui permettant d’en « choisir la tonalité ».
L’internaute peut ainsi cliquer sur « Plus sévère », « Neutre » ou « Plus gentil » et prendre connaissance de l’avis correspondant. On imagine (avec gourmandise) ce que pourrait donner cette loufoquerie journalistique appliquée au traitement d’autres domaines, comme la politique sociale ou l’information internationale par exemple…
Sous couvert de pluralisme, cette trouvaille a tout du gadget : le verdict « Plus sévère » n’est pas particulièrement accablant et le « Neutre » n’en a que le nom. Jugeons sur pièces sa conclusion, faisant référence aux utilisateurs qui pourraient se laisser tenter par le smartphone malgré son prix astronomique : « Mais de temps en temps, le cœur a ses raisons que la raison ignore ». Allusion opportune aux e-Pensées de Blaise Pascal ! Quant à l’avis le plus enthousiaste, il ressemble tout bonnement à une publicité pour le téléphone : « L’iPhone X est très cher, c’est vrai, mais il procure le sentiment d’être l’early adopter de la prochaine génération de smartphones, ce même sentiment que l’on a eu en utilisant le premier modèle de 2007. Une fois passées deux semaines avec le X, se saisir d’un iPhone traditionnel fait ainsi l’effet d’un bond de 10 ans… en arrière. » Le lecteur du Monde.fr a-t-il l’impression d’être l’ « early adopter » (le primo adoptant) du journalisme du futur ?...
Cette conclusion à choix multiple est-elle une façon de se prémunir contre les soupçons de publi-reportage tout en proposant un « journalisme ludique » ? Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours de parler copieusement de l’iPhone X, d’en faire un sujet à part entière, méritant un traitement approfondi et bienveillant.
Signalons, par souci d’honnêteté, que les trois dernières publications du Monde.fr à propos de l’iPhone X sont plus critiques que les dix-sept précédentes (à l’exception de la tribune déjà mentionnée) [8], comme si on pouvait se permettre de tirer quelques torpilles en bois sur le porte-conteneurs qu’on a contribué à mettre à flot.
Information ou promotion ?
En accordant une telle visibilité à un produit, Le Monde en fait évidemment la promotion, renforçant la notoriété de l’objet et celle de son fabricant. Calqués sur les calendriers promotionnels d’une entreprise pourtant guère dépourvue de moyens [9], les articles des médias dominants amplifient les propres opérations « marketing » d’Apple – le journal de Xavier Niel et Matthieu Pigasse étant loin d’être une exception [10] –, et étirent gratuitement la surface médiatico-publicitaire du nouveau téléphone. En tant qu’annonceur, la firme inonde déjà de réclame les écrans, les magazines et les espaces publics [11]. Une campagne massive qui « ruisselle » dans les médias, créant un véritable rouleau compresseur promotionnel.
Certains objecteront peut-être que, étant donné qu’Apple est l’entreprise la plus riche du monde et que l’iPhone est son produit phare [12], il est « normal » d’en parler abondamment [13]. Nous répondrons qu’aucune charte de déontologie journalistique ne prescrit d’aider une entreprise privée à vendre ses produits (en dehors des espaces réservés aux annonceurs bien sûr...). L’interdiction d’une telle pratique est même très clairement formulée. La charte de Munich dispose que parmi les « devoirs essentiels du journaliste, dans la recherche, la rédaction et le commentaire et la transmission des événements », il y a celui qui consiste à « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs [14] ».
La propre « charte d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde » exige que « soit observé l’ensemble des principes contenus dans la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes (Munich, 1971), dont la pérennité est indispensable à l’indépendance éditoriale et qui constitue le socle déontologique de la profession de journaliste. Ces principes s’appliquent à la réalisation de tous les contenus éditoriaux produits par les rédactions du groupe, quels que soient leurs supports de diffusion. »
Ce document précise plus loin : « Dans chacun des titres du groupe Le Monde, sur support papier ou numérique, comme dans leurs suppléments ou numéros spéciaux, l’espace rédactionnel et l’espace publicitaire ou promotionnel doivent se distinguer sans aucune ambiguïté. » Sans aucune ambiguïté…
Si le test de produits a sa place sur les sites, blogs et magazines de consommateurs, les médias généralistes doivent-ils être les duplicatas de ces pages « conso » ? Au vu des dérives qu’implique la confusion journalisme/publicité (que notre association a maintes fois critiquée) et des reculs, pour l’information, dont elle est le symptôme, la réponse est dans la question. Car de quoi ces articles sont-ils finalement le nom ? Sans doute de l’état de délabrement d’une presse en manque toujours plus accru de moyens, contrainte de générer du clic pour augmenter ses ressources et de lisser ses liens avec les annonceurs. Une tendance sur laquelle nous n’avons de cesse d’alerter.
Quand il ne reste plus aux médias qu’à indiquer l’adresse de l’Apple Store le plus proche, les actionnaires et les dirigeants de la multinationale peuvent envisager les ventes de Noël avec sérénité.
Laurent Dauré
Annexe 1 – L’iPhone X dans les principaux titres de presse
Entre le 11 septembre et le 26 novembre, soit sur une période de deux mois et demi, voici le nombre de publications – par ordre croissant – dans lesquelles l’iPhone X occupe une place centrale [15] :
– L’Humanité (1) ;
– Marianne (1) ;
– Libération (6) ;
– La Croix (8) ;
– Le Parisien-Aujourd’hui en France (11) ;
– L’Express (14) ;
– Le Point (17) ;
– L’Obs (19) ;
– Le Monde (20) ;
– Challenges (25) ;
– Les Échos (29) :
– Le Figaro (34).
Annexe 2 – Le Monde et la concurrence, un amour trahi !
En accordant une telle surface médiatique au nouveau produit d’une entreprise aussi puissante qu’Apple, nous pourrions dire que Le Monde piétine le principe de la « concurrence libre et non faussée » pour lequel il a pourtant une tendresse particulière [16].
En effet, le journal n’accorde une pareille exposition à aucun des téléphones fabriqués par les marques concurrentes. En ce qui concerne Samsung, le principal rival d’Apple sur le marché des smartphones, LeMonde.fr a consacré « seulement » quatre articles au Galaxy S8, son modèle haut de gamme le plus récent ; en l’occurrence, des publications à la tonalité sensiblement plus dépréciative [17]. Quant au Mate 10 de Huawei, troisième entreprise du secteur, il n’a fait l’objet que d’un seul article, qui traite d’ailleurs davantage de la firme que de son smartphone luxueux [18].
Le Monde semble donc estimer que le téléphone d’Apple mérite cinq fois plus de publications que celui de l’entreprise sud-coréenne et vingt fois plus que celui du groupe chinois. En privilégiant ainsi la firme californienne, le quotidien vespéral des marchés ne commet-il pas une infidélité vis-à-vis de la sain(t)e concurrence qui lui tient tant à cœur ?