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Renoncements et bricolages : une proposition de loi cosm’éthique sur les médias

par Denis Souchon, Henri Maler,

Le 2 février 2016, une « proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias » rédigée par le député socialiste Patrick Bloche, a été enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale et renvoyée à la commission des affaires culturelles et de l’éducation. Du presque rien sur pas grand-chose, à la fois inoffensif et nocif.

Pour prendre la mesure du régime amaigrissant que l’actuelle majorité parlementaire fait subir à ses déjà maigres engagements via cette proposition de loi, il n’est pas inutile de revenir sur ce qu’elle a laissé dans son congélateur.


Dans le congélateur du gouvernement

Des propositions minimalistes formulées par le PS en 2011, il ne restait presque rien dans le programme de son candidat en 2012 : dans les engagements pris par François Hollande ou en son nom, ne figuraient que quelques entremets [1] Dans les débats du dernier congrès du Parti socialiste en 2015, il n’y avait rien [2].

Et depuis ? Le projet de loi sur le secret des sources des journalistes, pourtant adopté en commission, n’a toujours pas été présenté au vote des parlementaires, mais devrait l’être au mois de mars (si l’on en croit les promesses de Manuel Valls). L’engagement d’interdire de nouvelles appropriations des médias par des groupes dépendants de marchés publics a été retoqué.

Depuis 2012 la démocratisation du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), pourtant promise, s’est limitée à un jet de poudre de perlimpinpin : la nomination des présidents de France Télévisions et de Radio France ne dépend plus de l’Élysée, mais du CSA dont les membres sont désignés par le pouvoir politique (présidents de la République, de l’Assemblée nationale et du Sénat).

Qu’importe : il reste quelques mois pour proposer quelques amuse-gueule. La proposition de loi (dont on peut lire une présentation détaillée en « Annexe ») les sert sur son plateau, et le député socialiste et Président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation Patrick Bloche les commente dans une émission d’« Arrêt sur images » du 12 février et dans une interview à Télérama publiée le 16 février [3]. Des explications consternantes, comme on va le voir.


Sous le contrôle de « comités Théodule »

L’article 1er de la proposition de loi énonce solennellement : « Tout journaliste a le droit de refuser toute pression, de refuser de signer un article, une émission, partie d’émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu ou contre sa volonté. Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à son intime conviction professionnelle. »

Ce sympathique principe d’indépendance ne pose le problème de l’indépendance des journalistes que sous la forme de leur liberté individuelle, et passe donc sous silence la dimension structurelle et collective de leur dépendance économique, sociale et politique. Mais ne chipotons pas trop : ce principe étant posé, comment garantir son application et sanctionner sa transgression ?

Panne (volontaire ?) de proposition, panne d’imagination : ne figurent au microscopique menu législatif que des « comités Théodule » [4], pompeusement appelés « comités d’éthique », exclusivement dédiés aux radios et aux télévisions et ignorant donc la presse écrite et le rôle structurant d’internet (et des pratiques qui lui sont liées). Une médication qui n’est donc administrée qu’à une partie des malades réels ou potentiels.

Mais surtout la composition et le rôle de ces « comités » seraient comiques, s’ils n’étaient pas purement et simplement inacceptables.

La loi propose, pour composer ces comités, de coopter des personnalités « indépendantes », dont l’indépendance est, bien sûr, garantie par leur cooptation ! Qui nous dira ce que sont une « personnalité », et une personnalité « indépendante » ? de qui et de quoi est-elle censée être « indépendante » ?

La proposition de loi stipule :

Est regardée comme indépendante […] une personne qui, pendant ses fonctions et dans un délai de trois ans avant sa nomination, n’a pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans la société éditrice du service de radio ou de télévision en cause, dans l’un de ses actionnaires ou dans une des sociétés dans laquelle cet éditeur ou l’un de ses actionnaires détient une participation ou avec lequel il entretient une relation commerciale.

C’est tout ? C’est tout !

Dans l’émission d’« Arrêt sur images », le journaliste (et syndicaliste) de Canal + Jean-Baptiste Rivoire s’insurge contre ces comités d’éthique, « en toc », dit-il, qui permettront à un Vincent Bolloré qui règne en maître sur Canal + de nommer ses amis. Certes, « il ne pourra plus, si la proposition de loi passe, nommer des gens qui ont des liens d’affaires avec lui mais il nommera ses amis ». Selon Julia Cagé, avec la condition restrictive, « ça ne va pas assez loin mais c’est mieux. » [5]

Et la discussion de se poursuivre :
- Patrick Bloche : « Moi je veux bien faire le bonheur des gens malgré eux, mais je veux dire par là qu’on voit d’où on part, je veux bien que vous torpilliez les dispositions de ma proposition de loi qui est la proposition de loi du groupe auquel j’appartiens à l’Assemblée nationale, mais ça correspond très précisément à la situation actuelle avec un souci d’efficacité dont vous verrez évidemment les conséquences. Je rappelle en plus, s’il le fallait, que ce comité d’éthique peut évidemment s’auto-saisir, qu’il peut être consulté non seulement par la direction de la société mais par toute personne, c’est à dire non seulement par les salariés mais par n’importe qui d’entre nous. »
- Jean-Baptiste Rivoire : « D’accord, les amis de Vincent Bolloré nommés par Vincent Bolloré vont s’autosaisir pour empêcher Vincent Bolloré de faire des censures dans le groupe de médias dont il a pris le contrôle. Et vous pensez qu’on va vous croire ? »
- Patrick Bloche : « J’ai pas d’argument, non j’ai pas d’argument parce que là, si vous voulez, on fait une proposition de loi qui est mal vécue par tous les possesseurs de médias, que ce soit la presse écrite, la presse audio-visuelle, je ne peux pas vous inviter à mes auditions mais j’aime mieux vous dire que j’en prend plein la gueule, donc si vous voulez à l’arrivée que vous considériez que ça ne sert à rien, c’est votre point de vue personnel, permettez-moi de le contester. C’est tout. »

Un Vincent Bolloré n’aura pas besoin de dire aux membres du « comité d’éthique » ce qu’ils auront à faire. Comme ils feront partie du même monde social que les chefferies patronales et éditoriales, ils penseront comme elles sur presque tous les sujets sans avoir à se concerter avec elles. Les ruses de la domination...

Les porteurs de la proposition de loi ne semblent pas voir que le principe de la cooptation est anti-démocratique car il trace une frontière entre ceux qui s’entre-désignent (selon des critères très partiellement publics et dont la définition varie au gré de l’évolution de leurs intérêts) et ceux qui n’appartiennent pas à ce petit monde socialement très sélectif.

Et quel sera le rôle de ces « comités » ainsi composés ? Alors que les syndicats revendiquent un statut juridique des rédactions qui leur permettrait d’agir et de réagir collectivement, les « comités » seront chargés de faire les gros yeux aux chefferies éditoriales, voire même – quelle audace – de saisir le CSA… dont l’indépendance est elle-même présentée comme étant garantie par les modalités de nomination de ses membres, alors que, comme nous l’avons dit plus haut, les dits membres sont désignés par le pouvoir politique ! Pis : le CSA serait ainsi investi du rôle de contrôleur général des pratiques journalistiques et de la déontologie. Les syndicats de journalistes refusent que le CSA remplisse un tel rôle ? La loi est là pour leur faire entendre raison.

Comment, à propos de ces « comités d’éthique » et de leur fonction dilatoire, ne pas penser à un sketch de Coluche sur les flics qui commettent des bavures (vers 9’) : « au bout de 30 avertissements on peut avoir un blâme et au bout de 30 blâmes on passe devant un conseil de discipline et on peut être dégradé. Robert lui il s’en fout, il est pas gradé ».



Sous la dépendance du CSA

L’ensemble des dispositions prévues sera placé sous la dépendance du CSA.

Ledit CSA, organisme fantoche et organisme croupion, restera fondamentalement inchangé, au lieu d’être transformé en Conseil national des médias, de tous les médias, dont la composition pourrait être effectivement démocratique et les missions redéfinies, comme nous le proposons [6].

Et pourtant cet organisme inchangé sera surchargé : investi des nouveaux pouvoirs, à la fois dérisoires et arbitraires.

 D’abord parce que c’est à lui qu’il reviendra de faire respecter les principes posés par l’article premier (et plus généralement par les dispositions relatives à la liberté de la presse). Avec en complément cette généralité floue et vraisemblablement sans effets décisifs :

Par le biais des recommandations prises en application du présent article et des stipulations de nature conventionnelle, il s’assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à ces principes.

Sinon ? Le CSA appréciera s’il convient de renouveler les autorisations d’émettre ! Le couperet s’abattra sans doute avec la même vigueur que pour TF1, qui n’a respecté aucun des engagements pris lors de sa privatisation. Mais attention : la proposition de loi fait obligation au CSA, dans le cadre du rapport annuel qu’il présente au Parlement, de « rendre compte de son action, des manquements qu’il a constatés, des suites qu’il a données à ces manquements ainsi que des raisons pour lesquelles il ne les a pas sanctionnés ». Terrifiant !

 Ensuite, et peut-être surtout, parce que c’est à lui qu’il reviendra de négocier la composition des « comités d’éthique » et de rédiger les conventions correspondantes :

La composition et les modalités de fonctionnement de ces comités sont fixées par la convention conclue avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel avec les éditeurs privés de services de radio ou de télévision ou par le cahier des charges des sociétés nationales de programme.

Autant dire que le CSA, organisme dont les membres sont eux-mêmes cooptés par le pouvoir politique et limité à l’audiovisuel, aura pour charge de contrôler la composition et le fonctionnement d’organismes dont les membres seront cooptés. Il se verra attribuer des compétences en matière de contrôle des pratiques journalistiques et de déontologie [7]. On ne peut pas rêver plus antidémocratique et plus contraire au contrôle collectif par les journalistes eux-mêmes de leurs chefferies patronales et éditoriales !

Les revendications d’un statut juridique des rédactions et d’une annexion d’une charte de déontologie à la convention collective des journalistes ? Retoquées ! Le projet d’un « Conseil de la presse » sur lequel Acrimed avait été consulté en 2014 [8] ? Abandonné ! Tout le pouvoir au CSA.


Sous une chape de complaisance

« Pourquoi n’y a-t-il rien qui tende à limiter la concentration ? », demande Richard Sénéjoux dans l’entretien déjà mentionné publié par Télérama. La réponse est particulièrement… concentrée :

Patrick Bloche : « Il existe déjà des seuils, comme ne pas pouvoir posséder plus de 49% d’une chaîne ou plus de sept canaux sur la TNT, la loi de 1986 sur la concentration dans la presse, etc. Selon moi, les groupes privés multimédia sont tous en concurrence, et donc pas en position hégémonique. L’idée n’est pas non plus de les dissuader d’investir dans les médias ou de racheter des titres… »

Dans l’émission d’« Arrêt sur image », Patrick Bloche répète les mêmes arguments : il n’y a plus de position hégémonique et il y a la nécessité de disposer d’investisseurs privés dans la presse écrite :

Si vous voulez, si on veut aller vers plus de pluralisme le fait qu’il n’y ait plus d’hégémonie est déjà de mon point de vue un mieux. Avec des grands groupes multimédias dont on voit qu’ils sont présents pour beaucoup d’entre eux et dans la presse écrite et dans les médias radio, télé, et même certains comme Drahi possèdent et sont dans les télécoms. Donc on est face à ce paysage extrêmement mouvant, avec en plus ce paradoxe qui est une vraie difficulté, qui interpelle en responsabilité le législateur que je suis, c’est qu’en plus ces médias, et je pense notamment à la presse écrite, ont besoin d’investisseurs privés pour que des titres subsistent. Et parce que j’avais été très frappé voire marqué par l’incapacité qui était la nôtre quand Bernard Arnault a vendu La Tribune pour pouvoir acheter Les Échos et que finalement on est venus in fine à la disparition du deuxième quotidien économique dans notre pays qui assurait au moins un minimum de pluralisme dans l’information économique.

Sauf erreur de notre part, les Arnault, Bolloré, Bouygues, Dassault, Drahi, Lagardère, Niel, Pigasse et autres Pinault qui possèdent la quasi-totalité des médias dominants appartiennent à la classe dominante (et plus précisément aux fractions économiquement dominantes de la classe dominante). Patrick Bloche, pour qui le pluralisme médiatique existe à partir du moment où plusieurs oligarques régissent l’espace médiatique, invente donc la notion de « pluralisme oligarchique ».

Mais encore ?

- Patrick Bloche : « Sur les phénomènes de concentration évidemment je ne vais pas les contester, je viens moi-même de citer Drahi, Bolloré et quelques autres. »
- Daniel Schneidermann : « Mais ils ne figurent pas dans votre proposition. »
- Patrick Bloche : « Oui parce que, alors là j’en assume totalement la responsabilité, par souci d’efficacité et l’objectif étant de renforcer l’indépendance, l’honnêteté, le pluralisme de l’information et des programmes, je n’ai pas fait le choix de passer par le biais économique et par la mise en place de nouveaux dispositifs anti-concentrations mais par d’autres moyens. »

Julia Cagé rappelle opportunément que le Parti socialiste, en 2011, comme nous l’avions signalé [9], promettait de « revoir les seuils de concentration » et d’« empêcher des industriels sous contrat avec l’État de posséder des médias » [10].

À Daniel Schneidermann, puis à ses autres interlocuteurs qui demandent avec insistance pourquoi cela n’a pas été fait, Patrick Bloche répond : « Mais parce qu’un autre choix a été fait. » Mais pourquoi, pourquoi « autant de renoncements », insiste Julia Cagé ? Pas de réponse. Autrement dit : c’est comme ça ! Circulez, y a rien à voir.

Julia Cagé « en profite », comme elle le dit elle-même pour « poser une question rapide ». En substance : que devient la règle des 2 sur 3, qui interdit à un même actionnaire d’être actionnaire majoritaire de plus de 2 des 3 supports (presse, radio, télévision), même si on laisse de côté internet ? Et plus précisément :
- « Patrick Drahi qui est monté à 49 % de Next radio tv nous annonce qu’il va devenir l’actionnaire majoritaire dans les prochains mois, donc si je compte bien Libération, L’Express, BFM, RMC ça fait 3 sur 3. D’une certaine manière, comment se fait-il en France qu’on puisse annoncer ça alors que c’est même contre l’esprit de la loi sans craindre l’intervention du régulateur ou l’autorité de la concurrence ? Est-ce que ça veut dire que même sur ces seuils qui existent de fait on va faire comme aux États-Unis ou de facto aux États-Unis c’est encore plus strict mais en fait on s’est assis dessus à chaque fois et que l’existant ne respecte pas le texte de la loi ? »

Les réponses de Patrick Bloche brillent par leur clarté et leur fermeté :
- Patrick Bloche : « S’il rentre dans l’illégalité il se retrouvera confronté à de vraies difficultés. »
- Julia Cagé (ne lâchant pas l’affaire) : « Il n’y a pas eu de réaction de Fleur Pellerin quand il a annoncé ça, c’est écrit, il y a un contrat qui a été signé, il est à 49 %, il va monter majoritairement. »
- Patrick Bloche : « J’ai trop d’amitié et de reconnaissance… »
- Julia Cagé (d’humeur taquine) : « Pour Patrick Drahi ? »
- Patrick Bloche : « Pour Fleur Pellerin, pour revenir sur des interventions ou des propos publics qu’elle a tenus. Moi je ne suis pas régulateur d’ailleurs, je suis législateur. »

Pour justifier son injustifiable silence sur les intentions illégales de Patrick Drahi, le député avance le fait qu’il n’est pas régulateur. En d’autres termes, il s’en lave les mains.

Nous sommes déçus… mais pas vraiment surpris – même si François Hollande (ou son représentant) avait promis à Acrimed (mais si !) qu’il proposerait d’adopter « un véritable encadrement de la concentration en matière de médias qui adoptera des mesures comparables à celles qui sont en place dans d’autres grandes démocraties », à la suite d’une « vaste concertation avec tous les acteurs » [11].


***



Contourner les questions fondamentales sur l’appropriation des médias, esquiver toute transformation démocratique et badigeonner d’éthique le rôle des journalistes et leurs relations avec leurs employeurs sans reconnaître un statut juridique aux rédactions : tout cela s’apparente à des manœuvres de diversion.

Cette proposition de loi représente un tour de force, les mesures qu’elle préconise étant à la fois mystificatrices et néfastes : mystificatrices, puisqu’elle laisse inchangées la toute-puissance effective de l’oligarchie médiatique et l’impuissance collective des rédactions. Et néfastes, non seulement parce que ces mesures sont mystificatrices, mais aussi parce qu’elles attribuent de nouveaux pouvoirs au CSA dans des domaines qui devraient lui rester étrangers.

Qui dit mieux ?



Henri Maler et Denis Souchon



Annexe

« Proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias »
– Les principales dispositions –
 
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Notes

[4Pour reprendre l’expression employée par un communiqué du SNJ.

[5« Moi je pense qu’il faut apaiser les débats », dit-elle, peut-être parce qu’en novembre 2015 elle a elle-même été cooptée, en qualité de « personnalité qualifiée », au conseil d’administration de l’AFP ainsi que nous l’avions signalé.

[10Et elle souligne : « J’imagine que vous étiez en plus en charge, au moins en partie, de l’écriture du chapitre sur les médias. » À quoi Patrick Bloche répond : « J’étais à l’époque secrétaire national du PS aux médias, donc effectivement c’est même moi qui ai rédigé, je connais par cœur ce dispositif. »

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