Le moins que l’on puisse dire c’est que Sciences et Avenir a mis les petits plats dans les grands pour rendre compte de « l’événement », à savoir un entretien de deux heures organisé par le magazine entre Emmanuel Macron et cinq scientifiques (Jean-Claude Ameisen, Claudine Hermann, Axel Khan, Hubert Reeves et Cédric Villani [3]).
Quatre pages dans l’édition de mars 2017, avec le nom du candidat en (très) grand sur la couverture, et sur le site du mensuel dédié à « l’actualité des sciences », six articles et... vingt-neuf vidéos [4] !
Dans Sciences et Avenir (et Macron), les autres candidats sont marrons
Il ne nous appartient pas de commenter ici le contenu des échanges dont le thème général était « Quelle place pour la science en France ? » Toutefois, sans sortir du rôle d’Acrimed, on peut constater que le « débat » annoncé sur la couverture du magazine ressemble plutôt à une audience accordée par Emmanuel Macron à cinq scientifiques de renom : une audience qui met le candidat et ses idées en valeur, les plaçant au centre de l’attention. Cette promotion est rehaussée par la configuration de la rencontre : « cinq grands scientifiques », transformés pour l’occasion en panélistes (bienveillants), lui posent des questions pour s’enquérir de ses positions sur les différents sujets abordés.
Le mensuel justifie ainsi l’initiative : « À moins de trois mois de l’élection présidentielle, grâce à la médiation de Sciences et Avenir, les cinq éminents scientifiques [...] ont pu librement s’entretenir pendant deux heures avec Emmanuel Macron, candidat qui nous avait directement fait savoir son souhait de s’exprimer sur ces sujets d’avenir . » D’où l’on comprend que c’est le fondateur d’« En marche ! » qui a demandé à la rédaction du magazine d’être reçu dans ses pages, celle-ci, manifestement soucieuse de lui donner satisfaction, se contentant de déterminer les modalités.
Sans doute consciente de l’impression que risque de produire l’accueil royal réservé à Emmanuel Macron, la rédaction précise : « Sciences et Avenir a fait parvenir la série des questions abordées lors de cet entretien aux autres candidats à l’élection présidentielle. Leurs réponses seront publiées dans une prochaine édition du magazine ainsi que sur notre site Internet [5]. » Comme la seule édition du magazine avant le scrutin sera celle du mois d’avril (alors que le premier tour de l’élection présidentielle doit se tenir le 23 de ce mois-là), il est d’ores et déjà clair que les autres candidats ne bénéficieront pas du même traitement qu’Emmanuel Macron, à la fois qualitativement et quantitativement. Toutes leurs réponses seront réunies dans une même édition – on doute qu’il leur soit accordé quatre pages chacun... – et ils ne seront ni filmés ni photographiés en train de tenir en haleine des scientifiques connus.
Un internaute déclarant être un abonné de Sciences et Avenir exprime bien sur le site du magazine le mécontentement que la « préférence Macron » peut légitimement susciter chez les lecteurs d’une publication dédiée à la vulgarisation scientifique :
Le seul mathématicien médiatique de France est... pro-Macron
Il y aurait un travail spécifique à faire sur la médiatisation de Cédric Villani, l’un des cinq membres du panel de scientifiques sélectionnés par Sciences et Avenir (voir quelques réflexions à ce sujet en annexe). Ce mathématicien est un soutien officiel de l’ancien locataire de Bercy. Il le dit très explicitement dans cette intervention lors du meeting d’Emmanuel Macron à Lyon (4 février 2017) ou dans cet entretien accordé à Mediapart (24 février 2017). Pourquoi la rédaction de Sciences et Avenir n’a-t-elle pas informé les lecteurs de cet élément d’appréciation important ? Cela leur aurait permis de comprendre pourquoi le mathématicien n’a cessé de tendre des perches fraternelles à son candidat lors de l’échange avec les cinq scientifiques, comme celle-ci par exemple : « Les grandes universités se plaignent de ne pas avoir vraiment d’autonomie, de rester contraintes face à la puissance publique concernant l’utilisation de leur budget [6]. »
Une étonnante « synergie » entre Sciences et Avenir et Challenges
Le « débat » publié par Sciences et Avenir n’a pas été sans écho, du moins au sein du groupe Perdriel, détenu à 93 % par l’industriel [7] et homme de presse Claude Perdriel, cofondateur – avec Jean Daniel – du Nouvel Observateur et fondateur du Matin de Paris [8]. Celui-ci possède également l’hebdomadaire économique Challenges [9].
On comprend immédiatement le concept de « synergie » dans un groupe de presse en prenant connaissance de l’article de Challenges.fr qui rend compte de « l’entretien événement » de Sciences et Avenir ; la rédaction du site le présente complaisamment ainsi : « Alors que ses adversaires lui tirent leurs meilleures flèches, brocardant son absence de programme (dont la présentation détaillée est prévue début mars), ironisant sur ses sorties de route (la colonisation ; la manif pour tous), Emmanuel Macron s’intéresse au temps long, voire très long, celui de la recherche scientifique, de la transition écologique, de l’avenir de la planète dans les colonnes de Sciences et Avenir ».
Et l’on est d’autant moins surpris par cette synergie qu’Emmanuel Macron a fait la Une de Challenges sept fois, entre août 2012 et février 2017 [10].
En outre, Challenges.fr publiait le 16 octobre 2016 un très long entretien en trois parties du marcheur en chef, alors qu’aucune autre personnalité politique n’a bénéficié d’un tel privilège. Et, pour couronner le tout, dans un texte paru le 30 janvier dernier sur le site de l’hebdomadaire, l’éditorialiste Maurice Szafran entend démontrer – c’est le titre – « Pourquoi Emmanuel Macron n’est pas le candidat des médias », ainsi que nous l’avions relevé dans cet article : « À Challenges, une voix s’élève contre le Macron-bashing médiatique ».
Une coïncidence troublante : un propriétaire macronphile
Évidemment, il n’est nul besoin d’imaginer une intervention directe du propriétaire sur les deux organes de presse, et notamment sur Sciences et Avenir, dont il est le président et directeur de la publication, bien qu’il ait la réputation d’être particulièrement interventionniste, comme on le voit dans le documentaire de Raymond Depardon sur les débuts du Matin de Paris – Numéros zéro (1980) [11] – et comme le confirme le rôle qu’il a joué dans le licenciement d’Aude Lancelin de la rédaction de L’Obs [12].
Ce serait donc – peut-être ou sans doute ? – en toute « indépendance » (puisque c’est le mot qui lui conviendrait) que la rédaction de Sciences et Avenir a choisi de privilégier Emmanuel Macron. Et Claude Perdriel a alors tout lieu de se réjouir de cette coïncidence bienvenue. En effet, ce dernier, aujourd’hui âgé de 90 ans, soutient très officiellement la candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle. Il retrouve chez celui-ci « quelque chose de Mendès France », le considère comme « un homme libre qui dit ce qu’il pense et qui réfléchit », « très cultivé » et allant « au fond des choses » [13].
Pourtant, Claude Perdriel a souhaité nuancer son soutien. Il déclarait ainsi au Figaro (24 octobre 2016) : « Soyons précis : je n’ai pas dit que je “soutenais” Emmanuel Macron. Ses idées sont salutaires. Elles apportent une perspective de changements qui manquait dans le débat politique et idéologique. Jamais la bataille droite-gauche n’a été aussi violente. Dans ce contexte, j’apprécie qu’Emmanuel Macron “parle vrai”, qu’il cherche des solutions novatrices. J’écoute Macron et j’entends la musique, les paroles de Mendès France, de Mauroy, de Rocard ou de Delors – ceux qui incarnent cette gauche à laquelle je me suis toujours référé. » Et il ajoutait : « Ces réflexions, cet éventuel engagement, n’engagent que moi et non pas Challenges. »
Dans la même interview, il affirmait qu’il n’exerce aucune pression pro-Macron : « Notre journal s’est doté d’une charte et nous tenons à ce qu’elle soit respectée […]. À l’intérieur d’un journal règne un pluralisme d’opinions, c’est cela qui est merveilleux. »
À en juger par le merveilleux pluralisme d’opinions qui règne dans les magazines que Claude Perdriel dirige, on est en droit de se demander à quoi sert la charte éthique dont il semble si fier – et qui est chargé de la faire respecter.
Challenges a évidemment le droit de soutenir Emmanuel Macron si c’est le souhait de la rédaction, et pas seulement du propriétaire. Mais autant le dire clairement, nier l’évidence de ce soutien serait une insulte à l’intelligence des lecteurs (trois couvertures en trois mois...).
Mais le cas de Sciences et Avenir est différent compte tenu de l’objet du magazine. Nous peinons à croire que la rédaction d’un mensuel dédié à l’actualité des sciences approuve collectivement d’être mise au service du candidat préféré de l’actionnaire du titre. La directrice de la rédaction, Dominique Leglu, et le rédacteur en chef du pôle digital, Olivier Lascar, semblent consentants, mais qu’en est-il du reste de l’équipe [14] ? À cette heure nous ignorons s’il y a eu des protestations en interne [15].
Quoi qu’il en soit, élection présidentielle oblige, la chefferie éditoriale de Sciences et Avenir s’assoit sur la déontologie la plus élémentaire pour favoriser le candidat qui a la préférence du propriétaire. Avec Claude Perdriel, le pluralisme est en effet « merveilleux », c’est-à-dire imaginaire.
Laurent Dauré
Annexe :
À propos de Cédric Villani, le très médiatique mathématicien pro-Macron
Les médias dominants semblent considérer que Cédric Villani est l’unique mathématicien français digne d’intérêt [16]. Nous ne nous prononcerons évidemment pas sur les travaux qu’il a produits dans sa discipline, nous n’en avons ni la compétence ni la vocation. En dehors de l’effet de notoriété généré par les distinctions académiques reçues et les nombreuses responsabilités exercées [17], il nous semble que cette exposition médiatique exceptionnelle pour un mathématicien s’explique par trois facteurs qui se renforcent mutuellement :
- (1) la prédilection des journalistes pour la figure romanesque du scientifique original et un brin excentrique [18] ;
- (2) les aptitudes de Cédric Villani à l’autopromotion ;
- (3) sa proximité avec certains cercles de pouvoir.
Le mathématicien est par exemple l’un des sept membres du conseil scientifique de la Commission européenne [19], administrateur du think tank EuropaNova et « Young Leader » de la French-American Foundation [20], comme Emmanuel Macron, pour ne citer qu’un autre « élu » [21].
Cédric Villani a officialisé son soutien à ce dernier en février 2017. Et à qui Sciences et Avenir consacrait la couverture de son édition ce mois-là [22] ?...