À l’appui de cette couverture, un sondage, ou plutôt une « consultation » menée par Harris Interactive, dont un article rend compte sur six pages. Et qui de mieux, pour rédiger cet article, que Jean-Daniel Lévy, « directeur du département opinion & corporate de Harris Interactive ? » Inutile de dépenser 5,90 €, vous pouvez retrouver l’intégralité de son analyse ici en PDF.
Le chapeau de ce gros dossier l’annonce sans ambages : « Oui, l’immense majorité, les trois quarts des journalistes penchent à gauche. Avec les conséquences qu’on imagine... » Dès lors, il revient au lecteur d’imaginer les conséquences, puisque Médias ne prend pas la peine de démontrer, ne serait-ce qu’avec un seul exemple, que les journalistes de gauche produisent une information de gauche. En guise d’« analyse », on se contentera d’un court article de Roland Cayrol, sondologue de l’institut CSA, qui s’applique à paraphraser brièvement ce que son compère Lévy développe longuement.
Pour connaître la position de la défense (car Médias prétend être une revue exemplaire en matière d’équilibre des opinions), le lecteur devra se ravir d’un entretien d’une page avec Christophe Deloire, directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ) de Paris, mis en demeure d’expliquer ce fait pour le moins édifiant : 100 % des étudiants de son école auraient voté à gauche lors d’une consultation interne !
Cent cinq journalistes interrogés
Mais le plus gros du morceau se trouve sans surprise dans la « consultation » qui justifie l’existence de ce dossier. En l’espèce, la revue Médias, qui nous propose, selon les mots de son directeur, Robert Ménard [1], de porter « un regard lucide et vigilant sur tous les médias », a dû oublier de porter ce même regard sur ce sondage, d’où elle tire comme enseignement, dans son éditorial, que « les journalistes votent à gauche, sont de gauche et, naturellement, soutiennent la gauche ».
La chose qui saute aux yeux en effet, lorsque l’on consulte la méthodologie de cette « consultation », c’est la taille de l’échantillon : 105 personnes... sur près de 37 000 détenteurs d’une carte d’identité de journaliste professionnel. Un échantillon pléthorique donc, qui plus est recruté sur le réseau social Twitter, où, comme chacun sait, tous les journalistes de France sont présents. Dans sa note explicative, Harris Interactive ne prend même pas la peine d’expliquer si une quelconque recherche de représentativité a guidé la constitution de son échantillon. Il suffit, pour sauver les apparences, de parler d’une « consultation » et non d’un sondage, mais que l’on interprétera comme un sondage.
Mais qu’importe la méthode tant qu’on a les résultats : preuve en est que cette consultation a été aussitôt reprise par un Renaud Revel ravi de s’exclamer, sur son blog : « 74 % des journalistes ont voté François Hollande ! » Le chroniqueur médias de L’Express n’a pas jugé utile d’informer ses lecteurs des moyens par lesquels ce constat a été dressé. Il en a été de même pour le site Internet Atlantico.
Les journalistes de gauche, argument de campagne de la droite
Nous pourrions donc nous arrêter au fait que cette consultation n’est qu’un simulacre pour déclarer nul et non avenu son résultat. Mais il serait dommage de ne pas relever que ce chef-d’œuvre de twittologie vient couronner plusieurs mois d’un campagne menée tambour battant par des militants de droite sur Internet. On se souvient peut-être que Nicolas Sarkozy a orienté sa campagne de réélection vers la critique des médias, en remettant en cause les règles du Conseil supérieur de l’audiovisuel et en s’estimant victime d’une campagne contre sa personne ; ses militants lui ont tout naturellement emboîté le pas en tentant de démontrer que les journalistes français n’étaient que de vulgaires gauchistes. Et qui mieux qu’Eric Brunet, auteur du visionnaire essai (et désormais culte) Pourquoi Sarko va gagner, pouvait porter cette utile vérité dans les médias ?
Pour pouvoir dire que les journalistes sont de gauche, rien de tel qu’un sondage : n’ayant pas encore sous la main celui de la revue Médias, les militants de droite invoquaient alors un autre sondage, paru dans Marianne en 2002, selon lequel 80 % des journalistes se disent de gauche ou votent à gauche – les versions varient, pour la simple raison qu’on ne trouve aucune trace de ce sondage sur Internet, si ce n’est l’utilisation qui en a été faite [2]
Admettons cependant que les résultats de cette consultation soient (approximativement) exacts : après tout, il ne serait guère étonnant que Hollande ait obtenu une large majorité des votes des journalistes au second tour de l’élection. Admettons également, en outre, que le vote pour Hollande soit un vote profondément motivé par des convictions de gauche et non par l’hostilité à Sarkozy. Supposons même que la majorité de cet électorat ne s’aligne pas sur les éminences du journalisme qui ont soutenu l’ex-futur président non pas pour son progressisme mais pour son « réalisme ». Et que ce même électorat de twitteurs, toutes catégories de journalistes confondues, ne se reconnaisse pas dans l’invitation cordialement adressée par nos éditocrates au nouveau président de gouverner à droite. Admettons tout cela : la majorité de journalistes serait donc de gauche.
Et alors ? Qui peut croire un seul instant que ce sont ces opinions qui guident l’orientation éditoriale des titres ? Que l’on peut ainsi amalgamer des journalistes d’information, dont 40 % travaillent dans la presse spécialisée et ne pèsent pour rien dans les productions du journalisme politique, avec les chroniqueurs et éditorialistes dont les bavardages envahissent les colonnes et les écrans et qui, eux, ne se signalent pas uniformément par leurs penchants pour la gauche ?
Il est peu probable que la revue Médias se pose un jour ou l’autre les bonnes questions [3] : pourquoi, si les journalistes sont majoritairement de gauche, la plupart des médias le sont-ils si peu ?
Pourquoi les grands médias ont-ils unanimement considéré, tout au long de la campagne, que la rigueur était incontournable ? Pourquoi les grands médias ont-ils tous défendu la contre réforme des retraites imposée par le gouvernement Sarkozy à l’automne 2010 ? Pourquoi ont-ils, puisqu’ils sont de gauche, présenté Jean-Luc Mélenchon (par exemple, puisqu’il fut le seul candidat de la gauche de la gauche à avoir eu, pour un temps, leur attention), comme le défenseur d’un programme « archaïque », « irréaliste » et autres clichés que nous avions relevés ?
Quelques pistes pour lire « entre les lignes »
« Tous les médias sont-ils de droite ? », demandions-nous, dans le livre publié à la suite de l’élection présidentielle de 2007 [4]. Et la réponse tombait dès les premières lignes : « évidemment non, si l’on s’en tient aux orientations éditoriales qu’ils affichent ». Mais c’était pour mieux souligner que, par les pratiques journalistiques qui les dominent (sondologie, personnalisation, mépris des petits candidats, formulation des problèmes), ils émoussent le conflit démocratique et se comportent, alternance mise à part, en gardien du statu quo. De gauche ?
Notre légendaire générosité nous pousse donc à proposer aux animateurs de la revue Médias, pour leurs activités futures, quelques pistes de réflexion :
– La détention des grands médias par de grands groupes, médiatiques ou non, soumis aux lois du marché est-elle sans effet sur les orientations éditoriales ?
– Tous les journalistes sont-ils logés à la même enseigne ? La dichotomie profonde entre, d’un côté, le corps journalistique « de base », corvéable, soumis à la fois aux pressions salariales et à celles du lectorat et de ses sources, à qui il rend directement des comptes, et, d’un autre côté, le corps journalistique « d’en haut », celui qui s’exprime sur les plateaux de télévision, qui donne son avis dans les colonnes des journaux et qui ordonne au premier de traiter l’information comme on le lui demande, quitte parfois à changer lui-même le message d’un article ou d’un reportage. Point intéressant de la « consultation » de Médias : 63 % des journalistes interrogés estiment que « ce n’est pas un problème » de travailler dans un média d’une autre sensibilité politique que la leur. Que veulent-ils dire ? Ni la question, ni la réponse ne permettent de le savoir. Si, étant de gauche, servir de rouage ne leur pose aucun problème, on est en droit de s’inquiéter. Mais s’il s’agit de motifs alimentaires, heureusement, serait-on tenté de dire, qu’ils acceptent, sans quoi travailler tout court pourrait devenir un problème.
– Pourquoi nombre de journalistes sont-ils si individualistes ? La sociologie du corps journalistique lui-même, composé majoritairement de personnes issues de la petite bourgeoisie, ayant adhéré, parce que c’est l’image que les journalistes veulent avoir d’eux-mêmes, à l’idée que le métier de journaliste est une « vocation » qui nécessite de ne pas « compter ses heures » comme un fonctionnaire. Nombre de ces journalistes ne font pas grève car c’est honteux de faire grève. Les mêmes ne se mobilisent pas collectivement, sauf en cas de péril majeur, sur leur emploi, car c’est à chacun de se débrouiller. Et pour « réussir », c’est-à-dire gravir les échelons qui leur permettront d’accéder à un emploi stable et confortablement rémunéré, les journalistes les plus moutonniers acceptent de se soumettre aux idées de leurs supérieurs. Des désirs qui sont souvent des ordres [5].
Tout cela « avec les conséquences qu’on imagine » et qui ne sont pas précisément celles que suggère la revue Médias, sans oser les formuler, et qui sont fortement éloignées de la propension d’une majorité d’entre eux à voter à gauche, parce que celle-ci n’a pas les conséquences qu’on « imagine » sur les pratiques journalistiques que, de gré ou de force, ils mettent en œuvre.
« Lire entre les lignes », voilà le beau projet fièrement affiché sur la couverture de chaque numéro de Médias [6]. S’agit-il d’un défi lancé au lecteur qui peut tenter, si cela l’amuse, de déceler tous les mensonges et les omissions contenus dans cette revue qui tente de dissimuler un positionnement politique derrière une pseudo-étude ?
Franz Peultier (avec Henri Maler)