Trois » questions à Romaric Godin
- Pourriez-vous revenir pour nous sur les conditions dans lesquelles la décision de supprimer le service de macroéconomie a été prise et sur les conséquences actuelles de cette décision ?
Elle a été annoncée aux élus du Comité d’entreprise dans une séance extraordinaire le 31 janvier sans aucune concertation préalable, ni sur les motifs, ni sur les conditions de cette suppression. La direction prétend que c’est un choix économique, dont la réalité reste cependant à démontrer. Le nouvel actionnaire qui semble à l’origine de cette décision a refusé de rencontrer les élus en janvier, malgré les demandes répétées de ces derniers d’engager une discussion sur les projets de cet investisseur.
- Le texte des élus de La Tribune évoque « une vision biaisée de l’économie, selon laquelle l’information économique pourrait se réduire à celle des secteurs économiques et des entreprises qui la composent » et dénonce une « décision politique ». Pourriez-vous nous expliquer plus en détail de quelle « vision biaisée » il s’agit et en quoi la décision est « politique ».
Supprimer un service macroéconomique revient à se passer de toute analyse de la situation d’ensemble, de toute critique de fond des politiques et des choix économiques pris. Cela revient à considérer que cette actualité peut faire l’objet de simples dépêches et, tout au plus, d’un éditorial. C’est donc en soi une décision politique qui trahit une vision selon laquelle l’économie n’est que la somme des secteurs et des entreprises qui la composent. C’est l’idée fondatrice d’un courant de pensée économique fondateur d’une forme de libéralisme qui, dans le cas où les projets actuels de la direction verraient le jour, deviendrait donc la ligne officielle de notre média. Ceci poserait un problème d’indépendance éditoriale, au-delà des enjeux de visibilité et de cohérence.
Cette « atomisation » de l’information économique vise à lisser l’image du média pour éviter de fâcher d’éventuels partenaires ou clients. C’est une inversion des priorités qui est redoutée : celle où l’information et l’analyse passeraient après les intérêts économiques.
- Dans l’entretien que vous nous avez accordé en octobre 2015, vous évoquiez des conditions relativement favorables d’exercice de votre métier et « la totale liberté qui m’est laissée par mon employeur et ma direction, y compris dans une direction qui va à rebrousse-poil du lectorat habituel de La Tribune ». Cette liberté est aujourd’hui bafouée. N’avez-vous pas sous-estimé ce que les actionnaires – en ce cas un nouvel actionnaire - sont en mesure d’imposer si bon leur chante ?
Je maintiens évidemment mes propos. Nous avons bénéficié pendant cinq ans d’une grande liberté éditoriale et c’est l’honneur de notre actionnaire majoritaire d’alors de l’avoir soutenu. Mais le secteur de la presse reste évidemment fragile économiquement et les modèles économiques développées ne sont pas convaincants, notamment parce qu’ils ne s’appuient pas sur un financement par les lecteurs. Dès lors, ce secteur est exposé à des investisseurs qui imposent des choix dictés par des considérations de rentabilité qui ne prennent pas en compte les spécificités du secteur de l’information.
Entretien publié en octobre 2015
dans le numéro 17 de notre magazine trimestriel Médiacritique(s)
- En tant que journaliste économique, subissez-vous ou avez-vous déjà subi directement ou indirectement des pressions de la part d’entreprises sur la rédaction de vos articles ?
Je ne suis plus réellement directement d’entreprises depuis plusieurs années et, auparavant, je n’ai pas suivi de grandes entreprises. Mon expérience n’a donc pas une valeur générale dans ce domaine, mais je n’ai pas connu de pressions autres que celles de la politique de communication des entreprises, avant l’écriture des articles. Après cette écriture, on a souvent affaire à des mécontentements qui peuvent prendre plusieurs formes, y compris des pressions sur la hiérarchie ou des menaces de procès, par exemple. Ce qui importe, c’est de savoir si, ces pressions « a posteriori » déterminent ou non son comportement futur. De ce point de vue, le soutien de l’employeur est une clé. En ce qui me concerne, je dois souligner la totale liberté qui m’est laissée par mon employeur et ma direction, y compris dans une direction qui va à rebrousse-poil du lectorat habituel de La Tribune. C’est, je crois, un fait remarquable et singulier dans le paysage de la presse économique française.
- Existe-t-il une forme de censure (politique, économique, de l’employeur), ou même d’autocensure dans cette branche du journalisme ?
La censure directe existe, mais je ne pense pas qu’elle soit plus importante que dans d’autres branches du journalisme, politique, par exemple. J’ai pu en constater trois ou quatre cas en quinze ans. C’est cependant le prix à payer pour avoir une presse qui est très dépendante de généreux mécènes. La tentation existe toujours de s’assurer d’une certaine « bienveillance. » Mais il ne faut pas caricaturer : les journalistes sont très sensibles à ce type de censure et ce sont toujours des affaires qui finissent par sortir au grand jour et éclabousser leurs auteurs. D’où leur rareté.
Pour moi, le vrai danger est plutôt l’autocensure, ou, pour le dire plus précisément, la peur de dire une vérité factuelle ou de produire une analyse qui pourrait « déranger » son employeur, son actionnaire, ses sources ou son lectorat « naturel. » Ce phénomène est le vrai problème et on ne s’en débarrassera jamais parce qu’il relève d’une « psychologie » du journaliste. Mais l’indépendance financière de la presse économique permettrait de réduire cette tentation de l’autocensure.
- La publicité contraint-elle vos articles (choix des thèmes, nombre de signes, censure...) ?
Mes articles n’ont jamais été influencés par les besoins de la publicité. C’est, je crois, le cas de la plupart des articles d’information économique. L’influence existe cependant, il serait naïf de le nier, principalement par deux biais. Le premier, c’est Internet, qui oblige à maintenir un niveau d’audience élevé pour attirer les publicitaires car la rentabilité est fragile, sans le « coussin de protection » des abonnements. Dans ce cadre, on peut être tenté de traiter des sujets « à audience » plutôt que d’autres. C’est ce que prétendent imposer les « gourous » de l’Internet qui sont très influents. Mon média n’a pas fait ce choix et je m’en félicite. Le second, c’est par la mise en place de suppléments ou d’événements qui sont d’abord des supports publicitaires. Et qui, donc, ont un contenu éditorial influencé par leur objectif.
- Comment choisissez-vous vos interlocuteurs ? Quelle est la place des points de vue hétérodoxes dans votre journal et dans vos articles en particulier ?
J’essaie de choisir mes interlocuteurs en fonction de leurs compétences. Je me refuse à tout ostracisme. Ce qui signifie que je ne peux m’interdire d’interroger des économistes de banques ou des acteurs de marché compétents. Leurs points de vue sont utiles, parce qu’ils sont influents et déterminent souvent des comportements économiques, mais aussi parce qu’ils alimentent ma réflexion. En fonction des sujets, j’essaie de donner la parole également à des « points de vue hétérodoxes. » Sans doute pas assez, mais, ayant moi-même un point de vue que l’on peut qualifier souvent d’hétérodoxe, je ne « cache » mon analyse derrière un « grand nom », je l’assume. Mais je désire souligner cet élément : si je ne prétends pas à l’objectivité, je m’efforce de présenter les clés du débat et les points de vue opposés, fût-ce pour les critiquer. C’est ce que l’on doit à son lecteur : lui donner la capacité de réfléchir et de refuser même l’analyse qu’on lui propose. Le critère doit être la qualité de l’argumentation. Je considère l’économie comme une science humaine, non une science dure. C’est donc un lieu de débat. Et c’est cela qu’il faut soutenir.