On entendit quelques voix indiquer timidement que c’était peut-être le contenu de la Constitution européenne et la méthode suivie pour tenter de le faire avaliser qui étaient en cause. Quelques voix étouffées par un flot de commentaires qui rappellent, malgré eux, que ce que l’on nomme pudiquement le « déficit » de construction démocratique de l’Europe fait corps avec le déficit du pluralisme dans les médias dominants.
Inquiétudes (des médias)
Très démocratiquement méfiants à l’égard des consultations populaires, les journalistes préposés aux commentaires n’avaient, avant le scrutin, qu’une seule inquiétude : le sort que le peuple irlandais, consulté par référendum, allait réserver à ce Traité de Lisbonne. Un Traité que les mêmes journalistes avaient défendu (généralement sans préciser qu’il reconduisait, dans ses grandes lignes, le projet antérieur) et dont ils avaient apprécié la procédure dite « de ratification » (sans s’interroger outre mesure sur son caractère démocratique).
Cette anxiété focalisée sur une unique question n’a cessé de croître à l’approche du scrutin irlandais. Dès le 28 janvier 2008, Le Figaro s’inquiète de « l’indécision irlandaise [qui] met en danger le minitraité. » Le 14 février, Challenges retient son souffle : « Le traité de Lisbonne reste suspendu au choix irlandais . Si l’issue du référendum [...] semblait acquise il y a peu, un grand nombre d’indécis réveille le spectre du rejet du traité de Nice en 2001. » Et à partir du 23 avril, tout s’emballe et Le Monde commence à avoir des sueurs froides : « Les Irlandais, seuls à voter par référendum, menacent de rejeter le traité de Lisbonne. » Le 15 mai, c’est au tour du Nouvel Observateur de titrer : « Le référendum de tous les dangers. » Le 10 juin, La Tribune a une brusque poussée de fièvre : « L’issue du référendum irlandais tétanise l’Europe. » Le 12 juin, jour du vote en Irlande, Libération anticipe le pire en « Une » avec « La peur du non », et Les Echos sont troublés, et préviennent que « en cas de « non », une nouvelle crise politique menace l’Europe. »
Ingratitude (des Irlandais)
Une fois le résultat connu (victoire du « non » avec 53,4%), c’est donc une nouvelle catastrophe qui s’abat sur les crânes des gardiens du temple de l’Europe libérale.
Sur TF1, Claire Chazal a la mine des mauvais jours le 13 juin à 20 heures : « L’Union traverse une nouvelle crise . » Le 16 juin, même heure, même endroit, Patrick Poivre d’Arvor fredonne un refrain identique : « A Prague, Nicolas Sarkozy veut éviter une crise européenne. [...] Un déplacement qui s’effectue dans un climat assombri par le « non » irlandais au traité de Lisbonne. » Sur les radios, la tonalité est tout aussi catastrophée. Le 13 juin à 14 heures 52 sur France Info, Agnès Soubiran s’inquiète d’ « une nouvelle crise institutionnelle » en cas de confirmation du « non ». Franz-Olivier Giesbert n’est pas en reste sur RTL le 14 juin : « Avec le « non » irlandais à ce traité, l’Europe a fait une nouvelle chute et elle n’est pas prête de s’en relever. »
Franz-Olivier Giesbert, toujours dans sa chronique sur RTL, entonne ce qui sera le leitmotiv des médias français : les Irlandais sont des ingrats. « Avant qu’elle entre dans la Communauté européenne, c’était un des pays les plus pauvres du vieux continent, s’énerve-t-il. Aujourd’hui, elle figure au troisième rang des pays européens en matière de pouvoir d’achat. Mieux, [...] la richesse nationale par habitant, a augmenté de 264 % en quinze ans [...]. Et en plus, ils votent « non », cherchez l’erreur. Les Irlandais oublient tout, excepté d’être ingrats . » (14 juin) Ils auraient donc dû être plus mercantiles…
David Pujadas au 20 heures de France 2 avait toutefois prévenu : « Il faut savoir que grâce à l’ouverture européenne et les subventions de Bruxelles, l’Irlande est pourtant devenue le pays le plus riche de l’Union, après le Luxembourg. Mais, du coup, une certaine méfiance a remplacé la reconnaissance. » (10 juin) Pas avides d’euros, les Irlandais ? Et ce n’est pas normal ! Même incompréhension chez Maryse Burgot à 13 heures sur France 2, le 12 juin : « C’est vrai que c’est assez paradoxal cette Irlande qui doit tant à l’Europe, hésiter à ce point. Les subventions européennes ont vraiment permis à l’Irlande qui était autrefois plutôt très rurale et très pauvre de devenir cette puissance économique que l’on connaît. »
Pour Pascal Quinio, dans La Croix, « le paradoxe, c’est que l’Europe lui a très largement profité sur le plan économique, lui permettant d’atteindre un développement et un dynamisme à faire pâlir de jalousie nombre de ses voisins. » (11 juin) Yves Calvi utilise la forme interrogative pour masquer ses réprimandes aux Irlandais le 13 juin dans « C dans l’air » sur France 5 : « Est-ce qu’ils sont ingrats les Irlandais ? C’est quand même un peu la philosophie de ce qui ressort de ce reportage. » Reportage qui indiquait que l’Irlande avait grassement profité des subventions européennes pour se développer. La ritournelle est identique dans Le Point où Claude Imbert se fait poète : « La verte Irlande n’a dû qu’à l’Europe d’échapper à la séculaire infortune de ses tourbes et de ses embruns. Exemplaire, en tout cas, cette ingratitude des peuples ! » (19 juin) Jamais en panne d’une surenchère, Philippe Val dans Charlie Hebdo (18 juin) : « L’Europe leur a fait des routes, des hôpitaux, des écoles, et maintenant qu’ils ont des quatre-quatre et des écrans plats ils se cassent avec la caisse en faisant un doigt d’honneur. » Le directeur de l’ex-hebdomadaire impertinent semble ignorer que tous les Irlandais ne sont pas riches, et que les électeurs du « non » ne se saoulent pas au champagne en sa compagnie et celle de Bernard-Henri Lévy dans les salons du Festival de Cannes.
Cette « ingratitude » des Irlandais n’a d’égal en réalité que le mépris affiché par nos prescripteurs d’opinion pour la démocratie et pour le peuple. C’est d’abord Jean Daniel dans le Nouvel Observateur qui fustige ce pays, « celui qui a su le mieux profiter des avantages procurés par l’Europe. […] Un pays de 4 à 5 millions d’habitants comme l’Irlande ne peut pas tenir en otages des nations réunissant 490 millions de citoyens. » (19 juin) Dans les colonnes du même catalogue, Jacques Julliard acquiesce : « L’Irlande vient de dire non à un projet européen, sans craindre de paraître mordre la main qui l’a nourrie . » Et Claude Askolovitch, de concert avec ses supérieurs, consent : « Voici l’Irlande, ce pays sauvé : 4,3 millions d’habitants, qui bloquent tout un continent. Et il faudrait remercier ! » Mais le journaliste reconnaît néanmoins au détour d’une phrase – et il sera l’un des seuls à notre connaissance - que « le résultat était prévisible. [...] La prospérité a exacerbé les inégalités. » Quant à Jean-Pierre Elkabbach, recevant Sylvie Goulard, présidente du Mouvement européen, lors d’un long clip à deux voix sur Europe 1 (17 juin), il (s’)interroge… en affirmant : « Un seul pays qui bloque les autres, c’est pas démocratique. » Est-il seulement venu à l’idée d’Elkabbach qu’il n’est peut-être pas très démocratique de réserver aux seuls parlementaires le pouvoir de décider pour tous les peuples et aux seuls journalistes partisans du Traité le soin de commenter son contenu et son avenir ?
Les fulminants de 2005 le sont encore en 2008 [2]. Au premier rang d’entre eux, Alain Duhamel (dans Libération) : « Comme toujours dans les campagnes référendaires, c’est le triomphe des fantasmes les plus absurdes, des rumeurs les plus saugrenues, des mensonges les plus éhontés qu’Internet transporte, décuple, centuple et théâtralise à l’infini. On plonge de nouveau dans la démocratie d’opinion avec ses démagogues , ses populistes , ses affabulateurs et ses mythomanes . » Et de poursuivre, à grand renfort de stéréotypes : Une technique irrésistible dans une culture traversée de superstitions . [...] Le destin du traité de Lisbonne dépend de la mélancolie de quatre millions d’Irlandais aussi imprévisibles que sympathiques, aussi irrationnels que changeants, aussi téméraires que soupçonneux . » (12 juin). Cette rhétorique semble séduire ses collègues de RTL puisque Franz-Olivier Giesbert lâche en direct le 14 juin : « Là, on n’est plus dans les raisonnements logiques mais dans l’ irrationnel absolu, l’obscurantisme populiste , la preuve est faite par l’Irlande. » Et Jean-Michel Aphatie sur son blog de RTL est à l’unisson. Péremptoire, il assène : « En outre, le « non » ne possède aucun contenu . Des ultra libéraux l’ont prôné, au nom de la liberté sacrée qui doit être reconnue à chacun, et puis aussi l’extrême gauche irlandaise, au nom de la lutte contre le libéralisme. Plus idiot que cela , ça n’existe pas. » (19 juin)
Sur France Culture enfin, lors d’une matinale (16 juin) exemplaire en termes de pluralisme (en plus de l’invité Robert Badinter – partisan du Traité de Lisbonne -, les chroniques de Corinne Lepage, Alain-Gérard Slama, Alexandre Adler et Olivier Duhamel vont toutes dans le même sens : celui de l’Europe du marché), les auditeurs ont droit à un échange de haute volée en fin d’émission. Alors que Olivier Duhamel essaye de nuancer les propos de ses compères matinaux : « dans la réalité des choses ce ne sont pas les mêmes [partisans du non] : le non ultra nationaliste anti-européen, c’est pas la même chose que le non altermondialiste de gauche de bonne foi et qui se trompe (sic). » Riposte d’Alexandre Adler : « Mais si, c’est le même, bien sûr ! » Tout est dit.
Incompréhension (des peuples)
« L’Irlande torpille l’Europe ». Le titre donné par Yves Calvi à son émission « C dans l’air » le 13 juin sur France 5 résume assez bien le sentiment général des médias : les Irlandais ont ruiné l’Europe. Mais pourquoi ? Alain Duhamel tente une explication, quelques jours avant le referendum : « La tentation des électeurs, des citoyens, c’est évidement de répondre non pas à la question qui leur est posée , mais aux questions que eux, se posent. Or, il se trouve qu’en ce moment, les Irlandais sont de très mauvaise humeur et qu’un Irlandais de très mauvaise humeur, c’est quelque chose de terrible . » (RTL, 9 juin) Mauvaise humeur ? Christophe Barbier n’est pas d’accord. Pour lui, explique-t-il dans « C dans l’air », c’est une question de maturité : « La constitution, c’était trop compliqué, trop obscur, trop ambigu, trop ambitieux peut-être, pour l’état de maturité des peuples. Le mini-traité [...], ça demeure encore problématique. »
Mais la maturité vient avec la pédagogie. Franz-Olivier Giesbert, le 14 juin sur RTL, traduit cette impression généralisée : « Il faudra [à Nicolas Sarkozy, à propos de la présidence française] qu’il fasse de la pédagogie , qu’il donne du sens. » Didier Pourquery approuve dans Libération : « Cette Union [...] a besoin de démocratie, de pédagogie . Elle va certes devoir faire avancer les dossiers qu’elle souhaitait privilégier (immigration, climat, défense, Méditerranée) mais en y ajoutant une forte dose d’explication. » (14 juin) Pascal Verdeau, dans le 19/20 de France 3 le 12 juin, résume en une phrase ce qui sépare la raison d’un « oui » pédagogue, de la déraison d’un « non » craintif : « Le camp du « oui » a été acculé à faire de l’information ; alors que le camp du « non » faisait de la communication sur fond de craintes disparates [...]. Tout cela Audrey [Pulvar, présentatrice du journal] a un petit goût, un petit goût de remake du référendum français de 2005. » Le comportement des médias aussi…
Une fois la mission d’explication remplie, on pourra, comme toujours, faire revoter les Irlandais. C’est en substance ce que souhaite une partie de nos prescripteurs d’opinions. Ainsi Géraldine Mulhmann dans « On refait le monde » sur RTL, le 13 juin 2008 : « Dans la mesure où il y a beaucoup de passions qui nourrissent le vote noniste et parfois ces passions évoluent, il y a des gens qui disent qu’il faut faire revoter les Irlandais. J’ai pas donné mon avis ! Je dis que c’est un des scénarios possibles. Il se trouve en plus qu’en 2001, les Irlandais avaient déjà rejeté le Traité de Nice et en 2002, ils ont revoté et ils l’ont adopté. Hélas pour les gens qui sont contre ces méthodes, ce genre de précédent laisse penser que parfois on peut faire revoter quand même . »
Le directeur de Libération, Laurent Joffrin, semble rompre le consensus des donneurs de leçons anti-irlandaises : « Je trouve absolument incroyable cette manière dont les dirigeants européens [et non les médias…] réagissent à ce scrutin. [...] Si les gens votent « non », on peut dire que ce sont des idiots, ce sont des Irlandais etc. [...] Il y a quand même une responsabilité de ceux qui ont proposé ce traité. [...] Quel geste on a fait avant le scrutin pour faciliter les choses ? Zéro, rien du tout. On a laissé les Irlandais se débrouiller entre eux [...]. » Or non seulement il exonère ses confrères et compères en pédagogie du mépris, de toute responsabilité, mais il leur concède un adjectif (à lire au second degré ?) qui tempère sa critique : « Il se trouve qu’en démocratie, le peuple est souverain, c’est très désagréable , mais le peuple est souverain. » (France Info, 16 juin)
Très désagréable, en effet… pour France Culture. Ce « non », « c’est 53,4% : ça ne veut pas dire grand-chose, ça représente 860 000 électeurs », conclut ainsi le journaliste Ludovic Pietenu, dont le journal de 18 heures fut aussi un grand instant de pluralisme. Ce vendredi 13 juin le journal est consacré au résultat du référendum irlandais. Les partisans du « non » ont pu s’exprimer pendant près de 3 minutes et les partisans du oui durant 10 minutes. [3] Pour les premiers, seuls se sont exprimés Declan Ganley, patron du groupe irlandais de réflexion Libertas, et Nicolas Dupont Aignan, ancien député UMP de l’Essonne. Pour les seconds, la liste est un peu plus longue : Ludovic Pat Cox, ancien président du Parlement Européen, Daniel Cohn-Bendit, député européen, affirmant au passage qu’ « un référendum national est un piège », Jean-Marie Cavada, député européen, expliquant que « les Irlandais ne sont pas mûrs », un journaliste relayant le point de vue de Nicolas Sarkozy et Sylvie Goulard, présidente du Mouvement européen, qualifiant le référendum de « défoulement national » et nous livrant cet étrange paradoxe : lors d’un référendum « ce qui manque c’est la démocratie »…
Pour Bernard Henri-Lévy, toujours à contre-courant, la pédagogie n’est pas le problème. Dans Le Point du 19 juin : « L’Europe n’a pas besoin, comme on nous le serine depuis dimanche, d’explications, de pédagogie, de projets concrets, etc., mais de souffle. […] Mais on notera, d’ores et déjà, qu’on paie là le prix d’une erreur très simple et que nous sommes quelques-uns, serine-t-il, avec Philippe Val et d’autres, à dénoncer depuis des années sans relâche, mais dans le désert. Personne ne parle plus d’Europe. » Personne, excepté BHL et Philippe Val ? Ce n’est pas très aimable pour les autres partisans du Traité. Et c’est surtout témoigner d’une formidable ignorance volontaire pour ce qu’en disent les syndicats, ATTAC et la gauche extra-parlementaire. Mais BHL n’entend que sa propre voix (et celle de Philippe Val) dans le désert qu’il taille à la mesure de son règne.
Seul L’Humanité, dans la presse écrite quotidienne, n’a pas accompagné ce raz-de-marée. Et c’est déjà trop pour Charlie Hebdo. « L’Huma, retrouvant la tradition du pacte germano-soviétique, a titré en gros « Merci », est-il écrit dans l’éditorial de la page 3. Merci pour cette divine alliance des nationalismes de gauche et de droite qui a sauvé l’Irlande du péril immigré et de l’abâtardissement de la race irlandaise. » Merci à Charlie Hebdo de défendre avec tant de pugnacité le pluralisme de l’information et la diversité des opinions…
Mathias Reymond et Denis Perais
NB : Cet article n’aurait pas pu être rédigé sans le travail minutieux d’observation de la part d’une vingtaine d’adhérents d’Acrimed, trop nombreux pour les citer ici.