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Vies de pigistes au Liban

par Florence Massena,

L’actualité internationale est bien souvent le parent pauvre de l’information. Non seulement elle rebuterait les téléspectateurs qui ignorent souvent tout – et pour cause… – des pays qui se retrouvent plus ou moins régulièrement dans l’agenda médiatique, mais surtout elle coûte cher à couvrir. Le monde est vaste et entretenir un réseau de correspondants qui permette d’être présent dans les principales régions de la planète pour y produire de l’information de première main de façon indépendante, est une charge financière que les médias dominants, soumis à des exigences de rentabilité, n’acceptent plus d’assumer. Aussi, quand l’actualité l’exige, ils recourent massivement à des pigistes vivant sur place, dépendants de la fluctuation de l’appétence des rédactions parisiennes pour le pays qu’ils traitent, et de ce fait, soumis à la précarité. Enquête, par l’une d’entre eux, sur ces soutiers de l’information internationale. (Acrimed)

Le témoignage de la journaliste indépendante italienne Francesca Borri le 1er juillet dernier sur son expérience de la couverture du conflit syrien a fait couler beaucoup d’encre dans le monde du journalisme. À Beyrouth, tous les pigistes que je connais se sont empressés de le partager sur Facebook et Twitter, en soutien et en reconnaissance de leur collègue. À quelques heures seulement de la rage et des souffrances syriennes, les thématiques abordées par l’Italienne retentissent avec force dans le quotidien d’une poignée d’indépendants.

En débarquant à Beyrouth de Paris, le nombre de pigistes français vivant dans cette ville peut surprendre, sans compter les arrivées régulières de « temporaires », ceux qui viennent en cas d’événement spécial ou juste pour quelques mois, apprendre l’arabe et voyager tout en travaillant un peu. Au fil du temps, j’ai appris à connaître les « permanents », ceux qui restent entre un et huit ans, et qui se donnent du mal pour vivre dans de bonnes conditions, malgré un terrain difficile et un métier de plus en plus précaire.

Le texte de Francesca Borri n’est pas tombé dans l’oreille de sourds au Liban, où les pigistes, qu’ils aillent ou non en Syrie, sont confrontés à des réalités économiques difficiles. Léa [1] témoigne : « Entre mes souvenirs d’enfance des reporters sur le terrain et la réalité aujourd’hui, je me rends compte que l’international prend de moins en moins de place dans les rédactions. En tant qu’indépendants nous n’avons pas de salaire fixe, donc nous sommes tout le temps mobilisés sur le terrain pour ne rien louper et tout comprendre, mais ce travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur ». Julie, qui a pu se rendre à ses risques et périls en Syrie, arrive parfois à être financée pour ses reportages : « Cela dépend de ce qui a été convenu auparavant avec les médias. Parfois je rentre tout juste dans mes frais, et parfois je fais des bénéfices et cela m’encourage à continuer  ». Cette dernière nuance le témoignage de la pigiste italienne : « On peut se rendre en Syrie pour une courte période, quatre jours sur le terrain à travailler jour et nuit, et être accueilli par des familles et des activistes non armés. Je pense que les conditions de travail dépendent en grande partie des zones couvertes, les risques et les coûts ne sont pas les mêmes ». Cependant, pas de traitement de faveur pour un journaliste se mettant en danger : « En général il n’y a pas de différence de prix pour les zones de guerre, on peut parfois négocier en double pige certains reportages risqués, mais cela reste rare », ajoute Julie. Face aux critiques des rédactions européennes concernant une prise de risque inutile pour être si peu payé, Karim réagit : « À ceux qui se demandent pourquoi cette journaliste va dans un pays en guerre pour gagner si peu : pour moi il s’agit davantage de documenter un conflit que de gagner de l’argent », même si « après huit ans d’études supérieures, gagner aux alentours de 1000 euros par mois, quand je vois le temps que je passe à travailler et les risques que je prends parfois, c’est indécent ». De son côté, Léa regrette la précarité de sa position : « Nous ne faisons pas le poids. Et du fait de notre statut de pigiste nous n’avons personne pour nous défendre dans les rédactions. Il n’est pas facile de dire à son rédacteur en chef : je ne travaille plus pour vous. Tu prends le travail qu’on te donne ».

La précarité au quotidien

Même si le Liban reste un terrain « chaud » largement couvert par rapport à d’autres zones du monde, la médiatisation des sujets internationaux a chuté dans les rédactions françaises depuis les années 1980. Comme l’explique le chercheur Olivier Baisnée, enseignant à Sciences Po Toulouse, « l’un des premiers signes d’une modification du traitement de l’information internationale est la baisse du nombre de correspondants à l’étranger ». Ainsi, TF1 n’a plus que cinq bureaux en-dehors de Paris, à Jérusalem, Moscou, Londres, Washington et Rome ; FR3 ne dispose que d’un seul correspondant à Bruxelles, tandis que France 2 maintient dix bureaux à l’étranger. Les services spécialisés, dont l’international, ont aussi tendance à disparaître des rédactions, par exemple à TF1 depuis 1996, et à France 2 depuis 2003. L’international devient un sujet comme les autres, et ce désintérêt est encouragé par la forte précarité des journalistes – 39,5 % de journalistes non-employés en CDI en 2008 contre 8,5 % en 1975. Karim s’interroge : « Le métier de correspondant à l’étranger est en voie de disparition. Seule Radio France a au Liban un correspondant permanent salarié. Tout le reste des médias français fonctionnent avec des pigistes, les rubriques internationales sont de plus en plus petites. Quel est notre avenir ? ».

Les salaires mensuels des pigistes au Liban varient selon le type de média pour lequel ils travaillent, la télévision étant la plus rentable. Les directs télé et radio sont des bonus pécuniaires qu’ils ne refusent pas, que ce soit des appels à 5h du matin ou à seulement dix minutes du passage à l’antenne. Beaucoup de ces journalistes travaillent dans le local pour s’assurer un petit salaire fixe capable de compenser les moments où les rédactions ne sont pas intéressées par l’actualité locale, à l’exemple d’Étienne : « J’ai gagné en moyenne 1500 dollars par mois sur l’année 2013, mais cela peut aller de 700 à 3000 dollars par mois selon l’actualité et les délais de paiements, se partageant à égalité entre presse libanaise et presse étrangère », et de Léa : « Les médias libanais m’assurent environ 900 dollars par mois puis ça fluctue en fonction de mes collaborations pour la France, pouvant aller jusqu’à plus de 1000 euros supplémentaires en cas d’actualité ».

Des rapports fluctuants avec les rédactions

Quand on interroge les pigistes français au Liban, à l’image des comportements décrits par Francesca Borri, une certaine crispation existe entre eux et les rédactions françaises. « Dans la presse française, il n’y a parfois pas de retour pour savoir si l’article est bien arrivé. Pour n’importe quel papier commandé et non publié, il faut parfois insister pendant plusieurs mois pour être rémunéré, ou pour se faire rembourser les frais de fixeur [2]. Il y a le sentiment d’un deux poids deux mesures, avec les envoyés spéciaux salariés qui ont des moyens nettement plus importants quand ils se déplacent au Liban », dénonce un journaliste souhaitant rester anonyme. Pour Charline, le plus frustrant est « quand une news internationale fait les gros titres et qu’on oublie ton pays pour deux ou trois mois, ou quand tu expliques qu’un événement est important et qu’on ne t’écoute pas  », mais « je ne pense pas que ce soit différent d’être pigiste au Liban, aux Bahamas ou à Pavalas-les-Flots, il faut comprendre et cibler ce que les rédactions cherchent et proposer en fonction ». Cette crispation est donc à nuancer, comme le décrit Pénélope : « Il y a des refus polis, des gens qui t’ignorent, des gens qui ne veulent pas payer et qu’il faut harceler, des comptables qui t’oublient, des rédactions que ça n’intéresse pas du tout, d’autres un peu moins mais qui se moquent de savoir si tu as engagé des frais pour faire ton reportage ». « Tout dépend des gens. Mais des réponses plus régulières, même pour refuser une idée, feraient du bien au moral, histoire de savoir que l’on a tout de même été lu », ajoute-t-elle.

Un certain manque d’empathie est notable de la part des rédactions parisiennes, à l’image de l’expérience de Julie : « Un de mes employeurs m’a demandé de travailler les heures qui suivaient mon retour de Syrie sans se préoccuper de mon niveau de fatigue et mon état moral ». Cette situation n’est toutefois pas la norme. « La plupart des rédactions pour lesquelles je travaille sont conscientes des risques. En ce moment je travaille sur un sujet dans une zone sensible du Liban, et le rédacteur en chef intéressé par le sujet comprend la situation et ne me force pas à prendre des risques et à aller plus vite que la musique », explique Léa. Au final, elle estime que « le plus difficile à gérer est le décalage qui existe entre les personnes dans les rédactions parisiennes, ce qu’elles te demandent de traiter, et la réalité. Il faut parfois faire des pirouettes pour arriver à décrire la situation telle que tu la ressens et non telle qu’on voudrait qu’elle soit ». Face à cela, Julie a choisi de rester ferme : « Certains tentent d’orienter le reportage avec leurs opinions sans attendre le retour du terrain, mais je ne m’y plie pas quand leur jugement est bien loin de la réalité et personne n’a jamais refusé mes travaux ».

Parfois, les journalistes regrettent un manque de compréhension de la part des rédactions françaises, notamment en cas de reportage en Syrie : « Je pense que dans leur grande majorité, jusqu’à ce que les kidnappings se multiplient, les rédactions n’y voyaient rien de spécial. Il m’est arrivé qu’on me commande un papier et qu’à mon retour, je découvre que le chef du magazine était parti en vacances sans prévenir personne à la rédaction que j’étais parti en Syrie », raconte Karim. À cela s’ajoute le besoin médiatique d’aller au plus vite, sans considérer les réalités du terrain : « On m’a commandé un papier sur un sujet très dangereux avec une deadline d’une semaine ou deux. J’avais l’impression qu’on me demandait de partir aux Bahamas. Comment bien préparer son reportage, vérifier ses sources, ses contacts, puis financer, partir et écrire son reportage en si peu de temps dans un pays en guerre ? Cela témoigne moins d’un mépris que d’une méconnaissance profonde du terrain », dénonce-t-il. Le sociologue Erik Neveu parle du glissement vers un « journalisme de marché » : les aptitudes professionnelles et le rôle civique du journaliste se heurtent aux logiques commerciales qui amènent les responsables des rédactions à privilégier les sujets « faits divers » et « choc », visuellement marquants, pour gagner l’intérêt du public, et à considérer que des sujets longs et « compliqués » le feront fuir.

Pigiste, un métier prenant moralement et physiquement

Dans ce climat de travail, les pigistes développent souvent une certaine fatigue, due notamment au rythme de travail : « Travailler comme journaliste indépendant en presse écrite permet tout juste de vivre correctement, mais sans pouvoir réaliser aucune économie ni faire aucun plan d’avenir. En télévision, l’équation est différente, le métier est mieux rémunéré, mais les places sont encore plus chères que dans la presse écrite. J’imaginais déjà ces réalités en école, mais le vivre sur la durée est parfois stressant  », raconte Étienne. Et quand l’actualité s’accélère, à l’image de la série d’attentats qu’a connue le Liban en août, les journalistes doivent se mobiliser entièrement pour couvrir les événements, au détriment de leur équilibre : « Les périodes où tu travailles le plus sont aussi les périodes les plus difficiles à gérer personnellement : tu vas sur le terrain, mais tu sais aussi que ça peut affecter ta vie ici », détaille Léa. À cette fatigue physique et morale s’ajoute aussi l’émotion, à laquelle les journalistes vivant sur le long terme dans un pays ne peuvent échapper : « Les médias se concentrent sur ce qui ne va pas et tu dois essayer de rendre compte de la situation sans exagérer, mais cela t’affecte, comme le conflit syrien, cette guerre touche des personnes qui me sont proches. Je ne peux pas regarder tout ça avec un regard froid, et ce que je dis est encore plus pesé », continue-t-elle.

La fatigue et l’émotion décrites sont encore plus appuyées chez les pigistes couvrant les terrains dangereux, comme Julie : « Les tensions sont de plus en plus régulières et cela affecte mon moral parfois, surtout quand il s’agit de reporter des massacres, des attentats et des combats ». « Je me rends compte que cela m’affecte. Depuis mon dernier voyage en Syrie et certainement aussi à cause de la situation au Liban qui est loin d’être paradisiaque dans certains coins du pays, je fais régulièrement des rêves de bombardements et de course-poursuite. Mais dès que je me réveille, tout va bien ! », s’exclame Karim. Ayant passé plusieurs années sur place, Étienne s’est habitué aux urgences sécuritaires libanaises mais « il faut gérer l’inquiétude des proches, tout en gardant un étrange sentiment mêlé d’adrénaline et de peur quand il s’agit d’aller sur un terrain dangereux. Je songe même à acheter un gilet pare-balles ! Parfois aussi, le fait de faire témoigner des personnes en détresse peut affecter le moral et donner un sentiment d’impuissance ».

La passion du terrain avant tout

D’un point de vue extérieur, on serait tenté de conseiller à ces journalistes de rentrer en France, mais c’est ignorer leur passion pour le terrain et pour leur métier. Tous sont venus pour des raisons différentes au Liban, que ce soit par amour, par impossibilité de vivre en Syrie, ou juste par attachement pour le pays. « J’ai choisi de m’installer ici par pulsion, j’aime ce pays », raconte Charline, et ce malgré les difficultés, comme l’exprime Karim : « Certes je ne roule pas sur l’or, mais je découvre une nouvelle société, des parcours de vie singuliers. Je trouve que je suis chanceux d’avoir vécu autant de belles rencontres ».

Travailler à Paris n’est pas une option pour la plupart des pigistes rencontrés à Beyrouth : « Je n’ai pas envie d’avoir un boulot de JRI (journaliste reporter d’images) à Paris, car attendre cinq heures sous la pluie que DSK apparaisse pour cinq secondes d’images inutiles ne m’intéresse pas », ironise Charline. Un choix professionnel également appuyé par Léa : « Le rôle de correspondant à l’étranger est primordial car tu es sur le terrain, et dans un pays au contexte politique si complexe il faut du temps pour comprendre et pour pouvoir donner des infos les plus fiables possibles » et Pénélope : « C’est un choix réfléchi et assumé. Je n’ai pas fait ce métier pour faire des sujets neige. C’est intellectuellement passionnant et stimulant de travailler ici, et, je l’avoue, quelque peu excitant ». « Je resterai pigiste, car c’est aussi une vraie liberté. Je ne sais pas où je serai, mais sûrement au Moyen-Orient car c’est cette région que je veux couvrir. Je suis consciente des difficultés du métier, mais le statut de pigiste me permet dans une certaine mesure de choisir les sujets que je traite, et de me battre pour faire passer certaines idées », ajoute Léa.

Les relations entre les pigistes

La vie de pigiste est également ponctuée d’anecdotes, à l’image des récits des directs téléphoniques en sous-vêtements dans son lit, un café à la main, voire dans une supérette entre des bouteilles de shampoings et des rouleaux de papiers toilette, ou de reportages finissant en demande en mariage de la part d’un combattant interviewé. Pour partager ces histoires et se détendre après des moments stressants, les journalistes peuvent compter les uns sur les autres. « Les relations sont bonnes. Ce qui est chouette car cela permet de se serrer les coudes, se refiler des tuyaux, boire des coups et se remonter le moral mutuellement, ce qui est indispensable vu notre situation professionnelle instable, dans un pays pas franchement stable non plus », détaille Pénélope. « J’avais entendu tellement d’histoires négatives, de compétition entre journalistes qui se faisaient des coups bas, que j’ai été plutôt très agréablement surpris. On est un petit groupe de jeunes journalistes et on s’entraide, cela m’apporte beaucoup humainement et professionnellement », renchérit Karim.

Et ce, malgré la concurrence : « On est nombreux, des fois on aurait bien aimé vendre quelque chose à ce journal ou cette émission, ce que vient de faire justement notre confrère ou consœur. Il faut se rappeler que les autres ne sont pas là pour nous tirer dans les pattes, mais que l’on s’en sort mieux en demandant des coups de main », estime Pénélope. Un avis que partage Léa : « Il y a une concurrence c’est certain, car le territoire est tout petit, et la place qui lui est accordée dans les journaux, hors période de tensions, pas très importante. Mais avec les personnes que je connais vraiment, il y a une vraie solidarité : on s’échange des contacts, on se donne des conseils, parfois on va sur le terrain ensemble ». La conscience de leur précarité joue donc un rôle dans les relations qu’entretiennent les journalistes entre eux : « Il y a parfois de l’entraide entre pigistes, même si l’on travaille dans des journaux concurrents, que ce soit pour des raisons de sécurité, ou pour partager des frais de fixeur », raconte Étienne. Pour lui, « il y a globalement un respect mutuel entre les pigistes français, et il est rare que les uns marchent sur les plates-bandes des autres ».

Florence Massena

 
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Notes

[1Les prénoms ont été changés à la demande des personnes interviewées.

[2À la fois interprètes, guides, intermédiaires et logisticiens, les fixeurs (francisation de l’anglais fixer), ou accompagnateurs, sont souvent des locaux qui facilitent, voire permettent le travail des journalistes étrangers dans les zones difficiles, comme les pays en guerre.

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